Albani Emma Lajeunesse

01 / 11 / 1847-03 / 04 / 1930
Pierre Biron

Et bien non, ni Alys Robi ni Pierrette Alarie ne furent les premières artistes québécoises de souche à percer sur la scène internationale, comme le suggéraient plusieurs médias québécois commentant leurs décès en début 2011. La priorité historique de la québécoise Albani comme prima donna et soprano de calibre international couvrant quatre décennies, n’enlève rien à la carrière d’Alys Robi ou de Pierrette Alarie. Mais on aimerait bien que les médias québécois démontrent un meilleur sens de l’histoire quand ils commentent la disparition d’une de nos vedettes de souche. Surtout que l’information se trouve à portée de quelques clics…

Cet honneur revient plutôt à la cantatrice Emma Lajeunesse, mieux connue sous le nom d’Emma Albani et Albani tout court, son nom d’artiste. Cette soprano sera la première chanteuse canadienne à connaitre un succès international dans les opéras européens et nord-américains, et cela se passe sous l’ère victorienne.  

Cette québécoise originaire de Chambly (Montérégie) est probablement née le 1.11.1847, tel que déclaré aux religieuses du pensionnat du Sacré-Cœur de Sault-au-Récollet, mais dans ses Mémoires elle écrit la date du 1.11.1852, coquetterie oblige, et c’est le 1.11.1850 qui est gravé sur sa pierre tombale tandis qu’un autre biographe la fait naitre en 1848 ! Le certificat de naissance n’a pas été retrouvé à Chambly, ni même à Plattsburgh. Son père est Joseph Lajeunesse, professeur de musique. Sa mère est Mélina Mignault, fille de l’écossaise Rachel McCutcheon qui habite longtemps Plattsburgh NY.  La maison familiale occupait un terrain avec vue sur le bassin Chambly en face de St-Mathias, sur l’actuelle rue Martel; il est marqué d’une stèle commémorative.

Emma démontra dès 4 ans ses talents pour le piano et le chant que lui enseigne sa mère et à 5 ans son père prend la relève et y ajoute la harpe. C’est le chant qui l’emportera éventuellement.

La famille s’installe à Plattsburgh NY de 1852 à 1856, où se trouve la famille de sa grand-mère maternelle.

Son père la destine à une grande carrière comme cantatrice d’opéra et s’y consacre surtout après le décès prématuré de son épouse en 1856. Quatre à six heures de musique par jour était la règle : piano, harpe, chant. Les admirateurs du compositeur de génie André Mathieu y verront un certain parallèle, lui aussi eut un père très exigeant comme premier professeur de musique.

En septembre 1856, Emma se produit pour la première fois en public comme chanteuse et pianiste à la Salle des artisans de Montréal, puis se fait entendre dans quelques localités des environs. En 1858, Emma et sa sœur cadette Cornélia deviennent pensionnaires au couvent du Sacré-Cœur du Sault-au-Récollet en banlieue de Montréal, où son père maintenant veuf depuis deux ans y enseigne la musique. Jusqu’en juillet 1865.

À 12 ans le 24.8.1860 elle chante comme soliste à Montréal dans une cantate de Sabatier, devant le prince de Galles, le futur Édouard VII venu inaugurer le pont Victoria.  Au Mechanic’s Hall elle performe brillamment tant au chant qu’au piano et à la harpe. Surdouée, elle peut lire à vue la première partie d’une sonate de Beethoven et en improviser la seconde partie …

Dans les années 1860 la société québécoise voire canadienne n’est pas prête (pas assez éduquée et pas assez riche) à accueillir et soutenir ce genre de talent, surtout chez une femme.

Joseph Lajeunesse déménage à Albany avec sa famille en 1865, dans l’état de New-York le long de la rivière Hudson à mi-chemin entre Montréal et New York. La raison ? Lors d’une tournée états-unienne Emma y est engagée comme soliste à l'église catholique Saint-Joseph. Durant trois ans, elle chante les grandes messes du répertoire classique, touche l’orgue et dirige le chœur à l'occasion. Elle complète ses fins de mois comme professeur de chant et chanteuse  populaire. Le nom de cette ville sera en partie l’inspiration de son futur nom d’artiste.

Monsieur Lajeunesse déménage en Europe en 1868 grâce à ses économies et des collectes auprès des paroissiens. Le premier point de chute d’Emma sera Paris. Le ténor retraité Gilbert Louis Duprez lui servira de mentor au Conservatoire de musique et la convaincra d’abandonner le piano en faveur du chant. Au bout de huit mois il l’oriente vers Milan où le professeur de chant réputé Francesco Lamperti la prend sous sa coupe.

Elle fait ses débuts à l’opéra le 22.12.1869 à l’Opéra de Messine (Sicile) dans une œuvre de Verdi, sous le nom d’Emma Albani, en souvenir de sa ville d’accueil en 1865 mais surtout, épelée avec un ‘i’, pour rappeler une grande famille italienne. Elle est applaudie à l’Opéra de Malte l’année suivante et dans plusieurs villes italiennes.

En 1871 un imprésario de la troupe d’opéra italien de Londres la remarque et l’envoie passer une audition au Her Majesty’s mais une erreur du taxi l’emmène au théâtre rival, le Covent Garden : c’est donc devant son directeur Frederick Gye qu’elle passe son audition. Conquis, il l’engage pour cinq ans. Elle s’installe à Londres et y fait ses débuts le 2.4.1872. On la verra régulièrement ou périodiquement sur cette scène jusqu’en 1896.

De capitale en capitale du chant, elle s’entoure d’amis, d’admirateurs, de mentors, et devient ainsi une véritable diva. Le succès est au rendez-vous, elle a rejoint le jet-set opératique. Va sans dire qu’elle peut chanter en français, anglais, italien ou allemand avec la même aisance. Elle interprète en carrière 43 rôles différents dans 40 opéras, son répertoire inclue naturellement Mozart, Rossini, Donizetti et Bellini mais aussi des créations de Wagner, Gounod et Dvorak.

En 1873 le tsar Alexandre II vient l’applaudir à St-Petersburg.

Toujours à Covent Garden, la Reine Victoria la remarque lors de sa troisième saison de chant en 1874. La monarque lui demande un concert en privé au château de Windsor en juillet. Ces concerts privés se répèteront, son programme pouvait tout aussi bien inclure l’Ave Maria, Home Sweet Home, Caro Nome ou des chansons françaises et écossaises. Elle deviendra une amie de la reine, certains disent la seule, et une confidente. La même année elle fait une tournée sur la côte Est des États-Unis et n’oublie pas de chanter à Albany NY.

Albani épouse Ernest Gye le 6.8.1878, le fils et maintenant le successeur du directeur du célèbre Covent Garden. D’où un fils prénommé Frederick-Ernest naitra le 4.6.1879 : diplomate de carrière et montréalais de 1941 à 1952, il mourra à Londres en 1955 sans postérité. Dès 1880 la cantatrice remonte sur scène au Covent Garden.

Suite à sa performance à l’Opéra royal de Berlin en 1881, elle attire l’attention de l’empereur allemand Guillaume 1er qui lui accorde le titre de première cantatrice de la maison royale en 1882.

En 1883 les montréalais l’entendront dans trois récitals au Queen’s Hall, 10 000 personnes se déplaceront pour l’applaudir. Le poète Louis-Honoré Fréchette lui dédit un poème. Le 13 février à Toronto ce sera pour la première fois elle chantera dans un opéra dans son pays natal.

Elle passe l’été 1884 en Écosse près de Balmoral et la reine Victoria l’honore plusieurs fois de visites privées.

En 1886 elle chante le premier rôle d’un nouvel oratio créée par Franz Liszt qui vient l’entendre en personne. En 1889 elle fait deux grandes tournées en Amérique du Nord, incluant Montréal et Québec. En 1890 elle chante ses premiers opéras à Montréal et participe à un concert-bénéfice au profit de l’Hôpital Notre-Dame à la patinoire Victoria où 6 000 personnes l’aplaudissent.

En mars 1890 elle chante au Metropolitan Opera House de New-York et le 20.11.1891 cette maison l’engage pour la saison. Elle sera applaudie dans 29 performances. En janvier 1892 elle donne un conert à l’Académie de musique de Montréal. Sa dernière performance au Met date du 31.3.1892 et ce soir là sa voix commence à montrer des signes de fatigue.

Sa dernière saison opératique au Covent Garden se situe en 1896 mais elle continuera ses tournées internationales, se rendant jusqu’en Australie en 1898.

Emma Lajeunesse sera choisie en 1901 pour chanter en solo dans la chapelle du château de Windsor aux funérailles privées de la souveraine britannique Victoria qui avait comblé Emma d’honneurs et de faveurs : c’est une sorte de consécration tant professionnelle que personnelle pour la chamblyenne Emma Lajeunesse.

Le Canada est inclus dans ses tournées, en 1901, 1903 et 1906, cette dernière incluant Ottawa, Montréal et Québec.

Elle donne son concert d’adieu au Albert Hall de Londres le 14.10.1911 puis le couple se retire dans leur maison de Tregunter Road dans l’arrondissement londonien de Kensington. Emma complète ses mémoires la même année, intitulées « Forty Years of Song ».

En 1912 à 60 ans elle a déjà mis fin à sa carrière professionnelle. Son mari fera de mauvais placements et le couple devra se contenter des revenus d’Emma qui chante dans les music-halls et enseigne le chant. On se rappellera que dès qu’elle avait de l’argent le surplus pouvait aller à des œuvres de charité. Comme le Rawleigh Children Manor, un orphelinat de Londres. Et le support de jeunes artistes. Elle aimait se consacrer aux autres.

En 1920 une rente annuelle de 100 livres accordée par le gouvernement britannique est plus que bienvenue. « Sollicités pour lui venir en aide, les gouvernements du Canada et du Québec répondent par la négative[i] »

Son mari meurt en 1925. Sa situation matérielle est précaire. Le roi George V la nomme Dame commandeur de l’ordre de l’Empire britannique mais cela ne fait pas vivre. Heureusement que des concerts bénéfices viendront à sa rescousse financière.  Le quotidien La Presse de Montréal lance une souscription publique pour lui venir en aide, à la demande du premier ministre canadien Mackenzie King. Le 25 mai on organise un concert-bénéfice à Covent Garden. Idem le 28 mai au Théâtre St-Denis de Montréal. On fait de même le 7 juin à Chambly,  où participe la mère de Pierrette Alarie. Elle dira « Je croyais que mon pays m’avait oubliée, moi qui ne l’ai jamais oublié ». Sans ces revenus elle aurait pu décéder dans la pauvreté.

Emma Lajeunesse, baptisée Marie-Louise-Emma-Cécile, meurt chez elle à Londres le 3.4.1930 à 82 ans (si elle est née avant avril 1848). Les funérailles du 5 avril sont modestes.

Que reste-t-il de cette grande carrière, au rayonnement international et longue de 40 ans, qui constituait une première pour une québécoise et une canadienne de naissance ? D’une modeste chamblyenne devenue une amie de la grande reine Victoria? Il en reste peu de traces.

Une plaque dévoilée par le Canada en 1939, suivie d’une stèle en 1977, pour marquer son lieu de naissance à Chambly; un vitrail montréalais de Frédérick Back au métro Place-des-Arts en 1967; un timbre-poste canadien à son effigie mis en vente le 4.7.1980, dessiné par Huntley Brown pour souligner le 50e anniversaire de son décès et imprimé à 11 700 000 exemplaires; quelques bouts de rues qui portent son nom en Montérégie, une  à Rosemont.

Aucune des ces initiatives ne proviennent du gouvernement du Québec; la devise ‘Je me souviens’ serait-elle une imposture ?

 

 


[i] http://www.thecanadianencyclopedia.com/index.cfm?PgNm=TCE&Params=Q1ARTQ0000033

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Extrait

Que reste-t-il de cette grande carrière, au rayonnement international et longue de 40 ans, qui constituait une première pour une québécoise et une canadienne de naissance ? D’une modeste chamblyenne devenue une amie de la grande reine Victoria? Il en reste peu de traces.

Une plaque dévoilée par le Canada en 1939, suivie d’une stèle en 1977, pour marquer son lieu de naissance à Chambly; un vitrail montréalais de Frédérick Back au métro Place-des-Arts en 1967; un timbre-poste canadien à son effigie mis en vente le 4.7.1980, dessiné par Huntley Brown pour souligner le 50e anniversaire de son décès et imprimé à 11 700 000 exemplaires; quelques bouts de rues qui portent son nom en Montérégie, une  à Rosemont.

Aucune des ces initiatives ne proviennent du gouvernement du Québec; la devise ‘Je me souviens’ serait-elle une imposture ?

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