Les mots ont une vie eux aussi
Les mots naissent, évoluent dans leur structure, se répandent, accouchent d’un autre sens, livrent vérités ou mensonges, véhiculent amour ou haine, sont censurés ou surutilisés, meurent, sont remplacés. Ça ressemble au sort de bien des êtres vivants. Parfois leur étymologie est surprenante.
Allons donc à la pêche dans La Bruyère, la cuisine, la pandémie covidienne et la marine ancienne.
EN RELISANT JEAN DE LA BRUYÈRE (1645-1696)
Moraliste talentueux à l’instar de La Fontaine et La Rochefoucauld au moment où le français prenait son essor sous la protection de Louis XIV (Richelieu fondait l’Académie française en 1635), la dernière édition de son livre Les Caractères remonte à 1694. Fin observateur des mœurs de la société française qu’il côtoyait à la Cour, il soulignait dans ce livre que les prédécesseurs des termes légués par le vieux français avaient leur charme et déplorait certains abandons :
Moult et Maint ont été remplacés par plusieurs et beaucoup, mais demeurent d’emploi littéraire « En moultes occasions… Maints Ukrainiens ont fui…»
Bonheur vient de Heur – provenant du latin augurium pour augure – et signife étymologiquement bon augure. Malheur vient donc de mauvais augure. « À la bonne heur/heure! » qui veut dire heureusement, n’a rien à voir avec l’heure de nos appareils actuels bien qu’à l’origine avoir la bonne heure (sur les premières horloges fiables) fut un luxe.
Famé (devenu en anglais famous) est désuet mais il en demeure infame, mal famé (devenu en anglais infamous) ainsi que diffamer.
Cour a donné courtois, c.a.d. ayant les bonnes manières convenant à la fréquentation de la cour royale en France ou ailleurs (devenu en anglais courteous). Aujourd’hui on n’utilise plus le terme pour désigner les proches du pouvoir : lobbyistes et financeurs, conseillers élus et non élus.
CUISINE
Quand la présente Angleterre fut conquise par les normands (Guillaume le Conquérant), la noblesse au pouvoir parlait un vieux français devenu l’anglo-normand et nommaient la viande dans leur assiette tandis que les paysans et bouchers conquis nommaient différemment leurs animaux de ferme et parlaient un vieil anglais aux origines germaniques.
Ainsi l’anglais appelle dans son assiette mutton (du français mouton) la viande cuisinée d’un veau mature, et sheep (du vieil anglais scep originant du germanique shaf) l’animal sur patte dans le pré.
Veal vient du français veau.
Pork vient de porc.
Beef vient de boef avant d’être écrit bœuf.
La boisson gin vient de la plante geneivre puis genièvre.
Butler vient de bouteler avant bouteiller qui a donné embouteiller.
Flour vient de flour en passant par fleur.
Mushroom vient de mousseron devenu notre champignon.
Dinner vient de disner qui a donné dîner (l’accent remplaçant le s).
Supper vient de super transformé en souper.
Oyster vient de oistre et uistre à l’origine de huître et ostréiculture.
Wafer vient de wafre suivi de waufre devenu gaufre.
VIE COURANTE ET ORIGINES MARITIMES
On ne réalise pas combien de mots viennent de la mer, sont d’origine maritime. Même le lyse dans analyse provient du grec luein désignant « délier les amarres » évolué en ana-lusis pour « décomposer, dissoudre » (Aristote), avant de prendre le sens moderne. Le démarreur de votre voiture a une source analogue; démarrer, depuis 1572, veut dire « défaire les amarres » pour appareiller, partir en mer.
Note : La lecture des ouvrages de Pol Corvez aux éditions Chasse-Marée (Douarnenez) et Cristel (St-Malo) m’a largement inspiré, ce sont des classiques du genre.
* « La voiture de l’homme ivre a capoté dans une courbe et s’est renversée sur le toît dans un fossé ». Capoter se dit depuis 1792 d’un voilier qui vire sur son capot par mauvais temps (à 180 degrés) et parfois fait naufrage quille en l’air, le capot étant sur le pont le couvercle étanche de l’ouverture pour descendre dans la cabine.
Au Québec on l’utilise en adjectif ou substantif pour exprimer qu’on est en train de perdre la tête, la raison : « Si moi je suis un capoté, mon psy l’est encore plus… ». Le verbe tient lieu de s’exciter, s’emballer, s’énerver au sujet de quelque chose. « Mon fils a capoté devant sa première voiture le jour de son anniversaire … »
* Bord en architecture navale désigna d’abord les planches qui forment les côtés d’un bateau en bois, ensuite le côté lui même (gauche et droite, babord et tribord) en marine, et finalement par métonymie, le bateau, le vaisseau lui même.
Les extensions viennent de tous bords (de tous les côtés): Prendre le bord (quitter une situation difficile et autres sens)… Changer ou virer de bord / voter du bon bord (en politique)… Les moyens du bord (dont on dispose)… Être du même bord (dans un procès) … Prendre son bord (rupture amoureuse) … Monter à bord (embarquer, en québécois) … Maître à bord (exercer le pouvoir) … Viens de mon bord (de la cloture)
* Virer et revirer. En navigation sous voile, quand un voilier vire de bord à nouveau (de tribord à babord par exemple, donc d’un côté à l’autre) il revire. D’où au figuré : « Une fois élu, il a reviré de bord et a rompu ses promesses… Je me suis faite revirer quand j’ai demandé une augmentation de salaire … Il s’est fait virer après avoir rejoint le syndicat…»
* Bordée est synonyme de chute abondante au Québec dans l’expression bordée de neige mais dans l’ancienne marine le terme bordée désignait une salve d’obus depuis la ligne d’artillerie sur le flanc, le bord, d’un navire de guerre à voile. Vaut mieux recevoir une salve de flocons que d’obus…
* Plain, plaine. Quand vous achetez un logement au niveau du sol extérieur dit plain-pied (et non plein-pied), vous vous questionnez sur l’origine de cette orthographe. Le plain est le moment (à l’étale) et l’endroit (sur le rivage) quand et où la marée atteint son plus haut niveau. Échouer / se mettre au plain, c’est s’échouer volontairement au niveau de la grève ou de la plage atteint à marée haute, c.a.d. au plain, à la plaine marée et y mouiller l’ancre.
Autre sens maritime : plaine mer tient lieu de haute mer, quand on ne voit plus la côte. Stratégiquement c’est naviguer hors des eaux territoriales d’un pays. Les limites peuvent être litigieuses entre pays : « Les navires espions russes ne se tiennent pas toujours en plaine mer dans l’Artique… »
* Bâcler est utilisé pour désigner péjorativement une tâche exécutée trop rapidement et avec négligence. En marine le premier sens fut d’interdire l’entrée d’un port, de le barrer. D’où le terme embacle, formée par les glaces au printemps et véhiculant cette notion de fermeture. À l’inverse, débâcle en terme maritime désignait le fait de dégager un port, le contraire de le fermer; aujourd’hui c’est la fonte des glaces avec son risque d’inondations printanières par l’eau dégagée de l’embâcle et au figuré un désarroi, un recul, un revers dans ses entreprises : « J’ai pris toute une débâcle à la bourse… ».
* Adon. Provient de adonnante, un changement favorable de la direction du vent. « J’ai gagné la course grâce à une adonnante vers la fin du parcours… ». L’antonyme est une refusante.
Au Québec adon tient lieu de heureux hasard, circonstance favorable. « J’ai croisé une amie d’enfance en faisant le plein, c’est tout un adon ». Adonner c’est la façon dont une circonstance se présente : « Ça adonne mal, j’ai reçu deux invitations à souper le même jour… »
* L’assiette d’un navire est sa position horizontale longitudinale, c.a.d. que la ligne de flottaison à la proue et à la poupe est à égale distance de la surface de l’eau et - par extension - sa position latérale, donc sans gîte à babord ni à tribord. Noter que babord ne prend pas d’accent.
Être dans son assiette au figuré n’a rien à voir avec la cuisine, c’est se sentir bien. On pourrait imaginer que le navire se sent bien quand il est dans son assiette, sans pencher vers l’avant ou l’arrière et ni d’un côté ou l’autre ! Sinon c’est qu’il a été mal dessiné par l’architecte naval, que le chargement est mal réparti dans les cales ou que par malheur il est en train de couler par inondation de la cale.
Au golf, une fois que la balle frappée est tombée et repose sur le terrain, elle a une bonne ou une mauvaise assiette (good lie, bad lie en anglais) selon qu’elle est facile ou difficile à frapper. La meilleure assiette est sur le té au départ et une mauvaise serait par exemple au fond de l’herbe longue. (Biron P. Comment traduire lie quand on joue au golf. Termium+ et L’actualité langagière, 2007)
* Raguer est pour un cordage ou une voile de s’user, fatiguer par frottement aux points de pression (un taquet, filin d’acier) dits points de ragage. On en a fait raqué - pour épuisé, fatigué, courbaturé - après une tâche éreintante. « Chéri, je suis trop raquée pour sortir ce soir, après la journée passée dans notre jardin… ».
* Draguer le fond de l’eau, racler pour en retirer la vase, un butin, des poissons, des déchets, est devenu en langage galant le fait d’aborder une fille pour la séduire, pour une aventure amoureuse : « Ce soir nous allons draguer avec les copains dans la rue des discothèques / sur Sunset Boulevard à Hollywood…».
* Louvoyer à la voile c’est virer de bord alternativement (dans l’allure dite au près serré en jargon nautique) pour poursuivre sa route en remontant au vent. On l’attribue péjorativement à ceux qui prennent des moyens détournés pour parvenir à leur fin, comme détourner leurs réponses à une question embarassante. Essentiel en politique.
* Panne. Dépanner. Un pilote de voilier met en panne ses voiles quand il les oriente de façon à stopper le bateau, comme durant une tempête, situation difficile justifiant la panne. Être en panne au figuré c’est être en difficulté par l’arrêt soudain d’un fonctionnement : « La panne d’électricité a duré 3 heures… Mon moteur est tombé en panne… Je suis tombé en panne la première nuit avec Linda… ».
La dépanneuse conduite par un dépanneur viendra remorquer votre voiture. Remorquer est aussi d’origine maritime. Au Québec dépanneur est par extension un petit commerce qui vous dépanne quand les épiceries sont fermées ou trop distantes, aussi appelé magasin de proximité.
* « Remorquage » vient de remorque, nom féminin, attesté en 1478 pour « câble de remorquage » afin de traîner un bateau qui n’a pas ou n’a plus de moyen de propulsion. Noter que les bateaux remorqueurs peuvent tirer une remorque ou pousser le navire pour l’accostage. On l’applique à plusieurs situations : « Ce nouvel employé sans initiative est toujours à la remorque des plus anciens… Un camion semi-remorque est composé d’un tracteur routier et d’une remorque (sans roues avant) »
* Veiller au grain dans le sens de veiller à ses intérêts n’a rien à voir avec les agriculteurs qui cultivent le blé et surveillent leurs champs. Un grain est un violent coup de vent parfois sans nuage (comme après passage d’un front froid) et le capitaine d’un voilier qui reste aux aguets dans la tempête est dit veiller au grain.
* Branlebas n’a rien à voir avec le plaisir solitaire (se branler en bas) mais provient plutôt de l’ancienne marine de guerre où les hamacs de l’équipage se nommaient branles puisqu’ils branlaient au roulis. Mettre en bas les branles désignait matin et soir, le préparatif de l’équipage au lever et au coucher. Le matin on décrochait les branles pour les porter par beau temps dans les bastingages mieux aérés. Le soir on les raccrochaient pour dormir. Aujourd’hui branle-bas a pris le sens de agitation générale, désordonnée.
Le branle-bas de combat était l’ensemble des dispositions prises sur un navire de guerre à voile pour qu'il soit prêt au combat. Commander le Branle-bas de combat signifiait de dégager l'entrepont et porter les branles dans les bastingages entre les canons, où ils servaient pendant le combat à protéger l'équipage sur le pont contre la mousqueterie et la petite mitraille du vaisseau ennemi. Au figuré « Se mettre en branle » c’est commencer à agir. « Mon jeune fils a beaucoup de difficulté le matin à se mettre en branle les jours d’école… ».
* Opportun. Quand le pilote de l’ancienne marine voulait entrer dans un port il attendait un vent favorable, c.a.d. qui « vient vers le port », du latin ob portum veniens devenu opportum en 1408. D’où un vent favorable est dit opportun.
De là proviennent les adjectifs courants opportun et inopportun dans le sens de favorable, avantageux et défavorable, désavantageux. Opportuniste chevauche la notion d’arriviste, prêt à faire fi de ses principes pour profiter d’une occasion; arriviste est aussi d’origine maritime (parvenir à la rive.)
* Dans « campagne publicitaire », le premier terme n’a rien à voir avec l’opposé de la ville. En 1251 le latin campus voulait dire « voyage par mer » et campus facere « faire une campagne sur mer ».
* Grog, Groggy. Ces termes apparurent en français en 1757 à partir du français gros grain en passant par l’anglais grogram.
En effet, un certain amiral britannique Edward Vernon avait été surnommé Old Grog car il portait un vêtement en tissu dit grogram (emprunté de gros grain) ET avait autorisé dès 1740 une boisson alcoolisée à base de rum (que l’on baptisa grog) dans la ration de ses marins. Alors et maintenant l’adjectif groggy désigne un état d’ivresse qui fait tituber; on l’applique aussi de nos jours aux étourdissements d’un boxeur solidement frappé à la tête. Et grog conserve son acception initiale.
* Pacotille. En 1711 le droit maritime reconnaît le terme comme étant une chose transportée par le capitaine, l’équipage voire les passagers, sans avoir à payer de fret. Équivalent à bagatelle et camelote, il désigne maintenant des objets de peu de valeur ou de faible quaité.
* La quarantaine provient de la marine lorsque lorsque les autorités portuaires interdirent le débarquement des passagers provenant de pays frappés d’une épidémie. Le navire demeurait au mouillage loin des quais 40 jours au cours desquels aucune infection ne devait éclore.
Durant la pandémie covidienne, on utilisa le terme mais pas le chiffre 40; les jours d’isolement conseillés ou imposés judiciairement furent plus limités dans leur durée, souvent arbitraire.
* Faire relâche c’est faire escale, donc s’arrêter dans un port, du latin lassicare, relâcher. On l’utilise aujourd’hui au théatre « La salle de spectacle fait relâche le lundi…», au cinéma. Au Québec, les institutions d’enseignement ont leur semaine de relâche chaque printemps, c’est un congé scolaire.
* S.O.S. Par convention adoptée en 1908 la radiotélégraphie de l’époque en fit son signal de détresse international en code morse. Trois courts, trois longs, trois courts, facile à reconnaître, message répété après un bref silence. Son premier usage se fit depuis le Titanic le 14 avril 1912 à 10h25 pm heure de Terreneuve. Aujourd’hui remplacé par Mayday, Mayday, Mayday sur l’eau et dans les airs dans tous les pays, terme emprunté du français M’aider. On utilise S.O.S. pour nommer des associations de défense : « S.O.S. Racisme… », pour souligner l’urgence de protéger des victimes
* Le strapontin, au théatre, au cinéma, dans le bus ou le métro, fut d’abord (1560) un matelas supplémentaire qu’on posait sur une planche coulissante sous la couchette de bord des matelots. Ce lit d’appoint était rangé le jour.
* Si être guindé est synonyme de collet monté, le verbe désignait autrefois l’opération de hisser un mât à l’aide d’un treuil, un guindeau. Au cours des siècles il prit le sens figuré de engoncé dans ses vêtements, manquant de naturel, affecté, empesé.
* En ancienne marine désemparer désignait la destruction des moyens de manoeuvre d’un navire à voile, plus rentable pour un corsaire ou un pirate que de perdre le butin en coulant cette prise. Précédé du latin desemparare navem pour quitter le navire puis du vieux français emparer au sens de fortifier. Au figuré c’est se sentir totalement impuissant, comme le commandant d’un ancien vaisseau sans mâture ni voilure manoeuvrables.
* Calfat. Vous calfeutrez vos fenêtres pour l’hiver ? Le verbe provient de calfater, lui même issu de calfat qui fut d’abord le produit (étoupe ou coton goudronné à chaud, dans l’ancienne marine en bois) utilisé pour remplir les ouvertures entres les planches exposées à l’eau ou au vent froid, puis désigna l’ouvrier qui accomplit cette besogne.
Prénoms. Ondine (ondelette sur l'eau; nymphe aquatique de l'Antiquité) - Marin (nom et prénom) - Marine et Marina (prénoms) - Naïa (flot; nymphe aquatique noyée de l'Antiquité) - Delphine (dauphin) - Pélagie (haute mer en grec; désuet - prénom dans l'oeuvre Pélagie la charrette de Antonine Maillet) - Doris (déesse aquatique de la mer dans l'Antiquité)
Nef. Anciennement navire, ainsi que type de grand voilier de l'ancienne marine (La nef de Christophe Colomb). Aujourd'hui utilisé pour décrire cette partie centrale des grandes églises dont le plafond ressemble à une coque de navire en bois à l'envers.
Capital et intérêts. – Tout a commencé au 12esiècle quand les banquiers génois ont commencé à financer le commerce maritime en Méditerranéee. Au 13esiècle l’italien capitale désigne alors la partie principale par rapport aux intérêts. « Je vous paierai, dit la cigale à la fourmi, foi d’animal, Intérêt et principal (Lafontaine) » - Maintenant le capital représente les argents possédés / prêtés générateurs d’intérêts. On le retrouve appliqué aux biens en général dans les expressions Capital santé (par l’hygiène), Capital politique (Qc; les français diraient atouts politiques), Capitaliser (accumuler, faire fructifier les intérêts).
Gouvernail. Le grec kybern puis le latin gubernare ont 'fait des petits' ont l'un est même genré: en effet gouvernant et gouvernante n'ont pas le même sens du tout. Le premier désigne celui qui gouverne une institution. Le second est une femme chargée du ménage, de l'éducation d'un enfant, une maîtresse de maison. - Gouvernement tenait lieu autrefois de l'action de gouverner une embarcation avant de prendre le sens actuel d'appareil gouvernemental - Un gouverneur est chargé de diriger une colonie, ou une institution financière fédérale.
Pierre Biron, Montréal, Novembre 2022