Le besoin et la détermination

Gilbert Romeyer-Dherbey

Cet article a d'abord paru dans la revue Critère, Désir et besoin, No 2, 1970. Remarques critiques sur Eros et Civilisation d'Herbert Marcuse, précédées d'un long préambule destiné à montrer que la philosophie traditionnelle est capable de nous permettre de surmonter — par la philosophie morale — le hiatus du besoin mis en lumière par Marcuse.

Besoin est un signe double. Il est d'abord signe de pénurie, de manque, comme le montre sa parenté linguistique avec «besogneux». Étymologiquement, d'après Littré, besoin dérive de soin, et de la préposition romane bes, à sens péjoratif; le bes-soin est alors mauvais soin, gêne, disette. Mais il est d'autre part et paradoxalement signe d'abondance. «Avoir de grands besoins» n'est pas le fait de n'importe quel démuni: le besoin non satisfait produit l'inappétence, et donc sa disparition en tant que besoin; la permanence du besoin indique sa satisfaction entretenue, donc une relative abondance. C'est pourquoi ce sont les sociétés riches qui ont en même temps le plus de besoins. Cette ambiguïté se laisse néanmoins réduire, si l'on s'aperçoit que c'est précisément sous la pression du besoin-pénurie que se crée l'abondance permettant le rebondissement du besoin-exigence, d'autant plus exigeant qu'il est plus souvent satisfait. Aussi, la dialectique des sociétés économiquement avancées est-elle de tomber dans les besoins pour avoir réussi à vaincre le besoin. La réponse au besoin est: besoin, - et l'on se souviendra ici du Gorgias de Platon où Socrate tente de persuader Callicles que les tonneaux de l'appétit n'ont point de fond et qu'il est vain de s'entêter à les emplir.

Une seconde dialectique attire l'attention de l'homme contemporain sur les retournements du concept de besoin, dialectique plus pernicieuse que la précédente qui, du moins, pérennisait le besoin parce qu'elle le satisfaisait. La condition de la satisfaction du besoin, c'est-à-dire la prospérité, exige pour se constituer un report et un retrait de cette satisfaction même, à cause de l'intervention nécessaire du travail. La satisfaction du besoin passe par la besogne, qui est certes le contraire d'une satisfaction dans la mesure où généralement, l'absence de besogne ne nous cause aucune souffrance. Au nom de la satisfaction de besoins de plus en plus complexes, recule la satisfaction des besoins élémentaires et peut-être fondamentaux. Aussi Marx peut-il parler, dans Économie politique et philosophie, d'un certain «ascétisme», d'une mise entre parenthèses de la jouissance sensible causée par la nécessité du travail et de la capitalisation: «l'accroissement des besoins et des moyens de les satisfaire produit le manque de besoins et le manque de moyens.»1

Enfin, le besoin se satisfait grâce à la médiation de l'argent, dont tout l'être consiste à se laisser échanger contre tout autre objet et qui est ainsi l'objet par excellence, la chose capable de toutes les autres choses. L'argent commande donc l'insertion de l'homme au milieu des choses, c'est-à-dire sa vie; il devient symbole de sa puissance d'exister. Les besoins des hommes entrent en lutte au sein de la société, qui est un système d'interdépendance: mon besoin se satisfait par l'argent, cet argent je le soutire à autrui contre la satisfaction de ses besoins, par exemple la consommation d'un produit. Il s'agit donc pour chacun de rendre de plus en plus indispensable à l'autre ses productions, afin d'attirer à lui son argent, c'est-à-dire la puissance même de sa vie, en évitant de tomber soi-même dans le même piège qu'autrui me tend: «Tout produit est un appât, dit Marx, par lequel on veut attirer à soi l'être de l'autre, son argent; tout besoin réel et possible est une faiblesse qui amènera la mouche sur le gluau.»2

Si du point de vue strictement économique, un tel processus réciproque entraînant la circulation des richesses est, comme le notait Balzac dans Le député d'Arcis, bénéfique et créateur, du point de vue psychologique, l'urgence du besoin est ressentie comme le défaut de la cuirasse, la perte d'argent qu’entraîne son assouvissement comme une déperdition de substance vitale. Et puisque l'argent est, comme nous le disions, le substitut de n'importe quel objet, l'engager dans l'achat de tel produit particulier constitue une perte de sa portée générale, une privation symbolique de tous les autres produits qu'il eût pu nous procurer. Paradoxalement l'on voit, dans la satisfaction même, s'insinuer un sentiment larvé d'inquiétude et de frustration.

Ces surprises d'un projet qui se retourne contre lui-même ont requis la méditation philosophique actuelle; nous examinerons ici un point particulier de la réponse que présente à ce problème Herbert Marcuse, dans Eros et Civilisation.

Commençons par situer la position marcusienne par rapport au cadre conceptuel déjà fermement tracé par la pensée grecque dans son premier examen des problèmes de la philosophie politique, cadre conceptuel sans cesse nuancé et enrichi, sans cesse repris et présent dans la réflexion ultérieure. Trois termes sont en présence dans la pensée, à partir desquels se laissent définir les prises de position maîtresses quant à la conception du besoin, de sa source et du champ à lui ouvrir; ces termes sont: NATURE, SOCIÉTE, RATIONALITÉ.

Une tradition philosophique, qui va de Platon à Hegel, a lié le besoin au concept de nature, d'une double liaison d'ailleurs. Le besoin est appétit, donc s'apparente au désir, dérivant lui-même de ce qui en l'homme est corporel et physique, c'est-à-dire naturel; il peut donner naissance à ce que la psychologie chrétienne analysera à fond sous le nom de «passions». Le besoin a, d'un autre point de vue, partie liée avec ce que la philosophie politique nomme «état de nature». La société civile a en effet pour but, chez Platon comme chez Hobbes, Spinoza ou Hegel, de mettre fin à la pénurie qui caractérise l'état naturel, et ceci par la coopération des hommes entre eux. Les deux thèmes se conjuguent, puisque la société civile vise à réduire la pénurie de l'état de nature dans l'exacte mesure où il est bon de céder aux besoins naturels. Cette juste mesure est fixée par la raison, puisque aussi bien c'est la loi, expression de la rationalité, qui doit gouverner la cité. Or la raison est conçue, conformément à un thème ontologique fondamental de la pensée grecque, comme puissance essentielle de limitation, comme détermination à l'intérieur d'un trait qui fixe les contours, qui arrête le tracé au-delà duquel commencent excès et démesure, eux-mêmes condamnés simplement parce qu'avec eux s'instaure le règne du n'importe quoi. Être c'est être quelque chose, et si l’indéfini est, dès l’aube de l'hellénisme, exorcisé, s'il est signe de déraison, c'est parce qu'il est en même temps non-être, ou moindre être. Définissant la rationalité comme puissance de limitation, il faut voir que cette limitation ne doit pas être comprise au négatif, c'est-à-dire comme ce qui, en bornant, ferme, mais au contraire, comme l'a remarqué Heidegger dans Le principe de raison, comme ce qui, en cernant l'être, le constitue et le fait éclater au-dehors, saisissable au regard, tout comme la statue surgit du bloc quand le ciseau lui a conféré un contour. La raison, pensant le besoin dans la société civile, lui donne son être de besoin humain, c'est-à-dire à la fois ouvre son champ et l'enclôt; elle assure la discipline du besoin au sens où Aristote, de façon très platonicienne, dit qu'il faut «philosopher avec les passions», à savoir ne pas prétendre les extirper, mais les régler tout en les conservant. Et comment en effet extirper tout besoin? - mais comment l'abandonner à lui-même, à son excitabilité infinie, son indéfini pouvoir de prolifération, l'inextinguible appétit d'avoir plus?

Une contre-tradition (dans le sens où l'on parle d'une contre-allée), c'est-à-dire une tradition latérale, trouve au contraire la source du besoin irrationnel non dans la nature, mais dans la société. Retrouver le sol naturel, en deçà des aberrations développées en l'homme par l'opinion, c'est retrouver un besoin en son essence limité, une exigence définie qu'il est possible de satisfaire entièrement, au moins pour un temps. Ainsi la faim, besoin naturel, ne demande pas pour être apaisée une quantité indéfinie de nourriture; bien au contraire, une ingestion outrancière de nourriture reçoit aussitôt dans l'indigestion sa sanction naturelle. Le concept de satisfaction se souvient ici de son étymologie, où satis indique la possibilité d'un repos de l'appétit dans la satiété: l'exigence du besoin comporte en elle une borne, un assez, et non la relance perpétuelle d'un et encore. Cette contre-tradition est illustrée par les doctrines des Stoïciens, des Épicuriens et de Rousseau, lequel fut extrêmement sensible à la lecture de Lucrèce. Cette contre-tradition n'est point une anti-tradition puisqu'elle garde en commun avec la précédente une affirmation essentielle: le besoin auquel il faut sacrifier est le besoin limité, rationnel, le besoin qu'il faut sacrifier est le besoin irrationnel, indéfini. Leur différence est que la première voit dans la pure nature l'origine de l'irrationnel, alors que pour la seconde la nature est au contraire le lieu de la rationalité du besoin. Ainsi le sage de l'ancien stoïcisme est celui qui sait «vivre en accord avec la nature», et sur ce point, Zénon se rencontre avec son adversaire Épicure, lequel s'attache à montrer la réelle modicité des besoins naturels, l'immanence de la limite en eux. C'est pourquoi Épicure s'en prend à Platon, bien que ce soit Aristote qu'il critique, mais «l'Aristote perdu», c’est-à-dire, comme l'a montré Ettore Bignone3, les textes platonisants d'Aristote, publiés à l'époque, perdus pour nous, dont Épicure disposait, alors qu'il ne disposait pas des textes du Stagyrite que nous possédons de nos jours. Cette critique épicurienne de Platon est éloquente, car elle porte sur la notion de limite: le besoin naturel n'est pas pléonexie mais en lui-même détermination.

La IIIe maxime des Pensées maîtresses d'Épicure parle d'une «limite en grandeur» des plaisirs, alors que Platon et le jeune Aristote du Protreptique les avaient décrétés «aoristes», indéterminés. Le lien avec une théorie du besoin est évident, le plaisir résultant de l'assouvissement du besoin, il s'ensuit que les biens nécessaires à cet assouvissement ne font pas l'objet d'une avidité sans frein pour qui reste fidèle à la nature, ainsi que le souligne la Lettre à Ménécée4, parlant de «la limite des biens». Là est le point essentiel et le thème inlassablement repris par Lucrèce au second Livre du De natura rerum par exemple5, et par Rousseau, disant de l'homme de la nature que «ses modiques besoins se trouvent aisément sous sa main».6

Inversement l'on va montrer, et par là épicurisme et stoïcisme parlent à la conscience moderne, que l'outrance dans le domaine du besoin a plutôt sa source dans la société. L'homme s'imagine, par désir de supériorité, par imitation, des besoins illusoires dont le siège est entièrement cérébral. La maxime XV d'Épicure oppose de ce point de vue de façon révélatrice le règne de la nature et celui de l'opinion des sociétés: «Cette richesse de nature est limitée, au contraire, celle des vaines opinions tombe dans l'illimité».7 Les Stoïciens voyaient aussi dans l'opinion (nous dirions de nos jours la pression sociale, la publicité) la force dérégulatrice du simple mouvement naturel, qui se trouve dès lors détraqué comme par une drogue, et devient protéiforme, errant, multiplié, possédé d'un incessant gonflement et par suite nécessairement inassouvi. L'homme dénaturé irrationalise le besoin par l'intervention de la cérébralité; le rationnel est le lot de la nature et non plus celui de la spontanéité de l'esprit, la déraison peut devenir le privilège du mental: le fait que seul l'homme, et non l'animal, se livre à la débauche, est sur ce point significatif. Nietzsche se rapprocherait d'une telle perspective en invoquant, contre les erreurs de la conscience, «la grande raison du corps».8

Cette double doctrine classique est une référence indispensable en ce qu'elle a fixé en traits décisifs le double visage du besoin: à la fois urgence la plus précise et flottement polyforme parce qu'au fond de lui-même véritablement amorphe. D'où l'oscillation de la pensée à son égard: reconnaissance de sa légitimité, et une certaine méfiance. Cette ambiguïté se révèle à plein dans la double interprétation dont est susceptible la formule de Proudhon: «à chacun selon ses besoins», suivant celui qui estime et fixe le volume de mes besoins: si c'est un autre, ce volume sera restreint, voire médiocre, si c'est moi-même, parions qu'il sera incomparablement plus ample. Que la source du besoin soit la nature ou la société, dans les deux perspectives il se spécifie tantôt comme mesure étroite, tantôt comme outre-mesure.

La querelle, exemplaire, comme nous venons de le voir, de Platon et d'Épicure, conserve aux opposants un terrain commun d'entente: l'acceptation de la positivité du rationnel, interprété comme puissance de détermination.

Nous retrouvons chez Marcuse deux des termes fondamentaux d'où nous étions partis: Nature (qui devient ici Eros) et Société (qui devient Civilisation). Mais avec Marcuse, la rationalité de la philosophie classique devient négative; elle est interprétée comme puissance de répression9, et à ce titre rejetée. Le rationnel était invoqué pour déterminer le besoin, pour le limiter; Marcuse veut au contraire libérer le besoin. Le besoin, dont la source essentielle est la libido, vient de la nature, sous la forme des instincts et des pulsions; malgré la première apparence, Marcuse par là ne se rapproche pas de l'hédonisme épicurien parce que chez lui le rôle fondamental de la société est de réprimer le besoin, et non de l'exciter artificiellement et de lui offrir un champ nouveau: «Notre civilisation est fondée sur la répression des instincts».10 Marcuse d'autre part s'éloigne de la tradition platonicienne car pour lui, la discipline des instincts cache une volonté de suppression des instincts; la métrétique du Philèbe par exemple n’est que l'alibi d'un logos dominateur11 sur une faculté appétitive dont il est à craindre que, faute d'aliment et semblable au cheval de Childa, elle ne s'exténue et périsse, comme le note Freud à la fin des Cinq leçons de psychanalyse. Il serait faux de dire néanmoins que, de ce point de vue, la position de Marcuse soit radicalement nouvelle; elle accuse une parenté avec les Sophistes, avec Callicles du moins pour qui la suprême réussite de l'homme était de satisfaire librement ses appétits, ou une parenté avec la Fable des Abeilles de Mandeville, ou avec le Sade de «Français, encore un effort pour devenir Républicains». Mais comment expliquer ce refus d'exorciser l'ubris, comment légitimer cette mise en question de la conception du rationnel que la civilisation occidentale, en l'héritant de la pensée grecque, avait su maintenir malgré les intermittentes explosions de romantisme qui la secouaient?

Marcuse plaque sur la distinction ancienne NATURE - SOCIÉTE la distinction freudienne: principe de plaisir - principe de réalité; le principe de plaisir étant manifestement du côté de la nature, on identifie ainsi société et principe de réalité: c'est la société en effet qui, pour Marcuse, fait respecter ce principe. Or, les sociétés sont prises dans le mouvement de l'histoire; le principe de réalité est donc mouvant et plastique: «Vis-à-vis du moi en développement, le monde extérieur est à toutes les étapes une organisation socio-historique de la réalité qui influe sur les structures mentales, par l'intermédiaire d'agences ou d'agents sociaux spécifiques».12

Le fondement même de la réalité humaine, à savoir le décalque de ses dires sur la réalité, s'effondre, et l'histoire est conçue ici comme se donnant un perpétuel démenti, et un démenti absolument fondamental. Il s'ensuit une fluidité complète de la nature même de l'instinct. La nature de l'instinct, déclare Eros et Civilisation, «est sujette à changer si les conditions fondamentales qui ont donné leur forme aux instincts
changent13». L'on peut bien sûr se demander pourquoi, la réalité même étant prise dans un mouvement de totale mutation, la libido seule (qui doit bien faire partie en quelque façon de la réalité) demeure intacte et ses exigences constantes? Et pourquoi aussi l'on note, avec Lévi-Strauss, dans toutes les civilisations et tout au long de l'histoire, la prohibition de l'inceste? Il y a là une exception déconcertante au projet prométhéen dans le courant duquel s'inscrit ici Marcuse. (Ce que nous nommons ici prométhéisme est la confiance quasi absolue accordée au pouvoir de l'homme depuis le XVIIe siècle; il se lie à l'anthropocentrisme de la métaphysique occidentale vis-à-vis duquel il se montre ici plus conservateur que révolutionnaire). Ainsi la prétention des instances morales à discipliner les appétits ne s'appuie plus sur rien; celle-ci est en effet une politique des temps de misère, et ces temps ne sont plus: «Non seulement le surmoi oblige l'individu à obéir aux impératifs de la réalité, mais encore il oblige à obéir aux impératifs d'une réalité passée».14

Cette terrible réalité passée était répressive parce qu'elle était état de pénurie, et seule la domination des instincts pouvait alors assurer la survie de l'individu en butte à la dureté constante du réel. C'est pourquoi Freud notait, dans les Nouvelles Conférences sur la Psychanalyse, que le moi a pour mission d'être le représentant du monde extérieur aux yeux du ça, et pour le plus grand bien de ce dernier. En effet, sans le moi, le ça, aspirant aveuglément aux satisfactions instinctuelles, viendrait imprudemment se briser contre cette force extérieure supérieure à lui15. Ce principe d'une réalité socialement caduque est pérennisé par la constitution de la personnalité individuelle. Le surmoi éternise la répression car les refoulements sont opérés par lui de façon inconsciente et donc automatique; l'individu ne peut lutter contre une répression qu'il ignore, de plus il ne veut pas lutter contre elle puisqu'il en est lui-même l'agent, puisqu'elle est auto-répression: «Il exerce, inconsciemment, contre lui-même, une sévérité qui convenait autrefois au stade infantile de son évolution».16

On pourrait bien sûr se demander pourquoi «libérer» à toute force un sujet d'une «répression» qu'il ne sent pas, et l'on ne peut s'empêcher de noter au passage les facilités d'un tel abus dans la référence au psychisme inconscient. Quoi qu'il en soit, l'ensemble des besoins qu'il est légitime de satisfaire est lui-même constitué par l'histoire du principe de réalité.

Nous abordons maintenant la seconde thèse centrale d'Eros et Civilisation, à savoir le plaidoyer en faveur de la libération des instincts. Nous avons vu la modification historique de la réalité démasquer ce qu'elle était: une répression. Imposée au nom de la Raison, elle n'a plus lieu d'être, puisque cette raison était une mauvaise raison, celle du renard dénonçant comme trop verts les raisins dont il ne peut s'emparer. L'abondance permet la libération des instincts. Un aspect intéressant de l'analyse de cette libération entraîne Marcuse à protester contre l'effacement chez l'homme moderne des «sens de la proximité» (tact, odorat et goût) au profit des sens de l'éloignement (vue, ouïe). Ces derniers sont, comme le notait déjà Saint Thomas d'Aquin dans le Traité des passions, compris dans la Somme Théologique, des sens intellectuels, esthétiques. Les premiers au contraire ne sont pas immatériels, décorporéisés; ils sont en prise directe sur le plaisir sensible. «Leur développement non refoulé, prédit Marcuse, érotiserait l'organisme à un point tel qu'il s'opposerait à sa désexualisation»17. Incontestablement, l'état actuel de la civilisation urbaine hypertrophie les sens intellectuels, en plongeant l'homme dans un bain de signaux de tous ordres, schématiques et conditionnels; incontestablement, la vie naturelle permettait un épanouissement plus complet, plus harmonieux, de la vie sensible. Mais doit-on accepter pour cela, comme le veut Marcuse, l'équation: vie sensible égale sexualité? La trop grande extension, et partant le vague, du concept de sexualité chez Freud entraîne ces assimilations non établies. Et il est fort vraisemblable que l'origine de l'hypertrophie d'Eros par la psychanalyse et par la littérature actuelle soit à trouver dans l'appauvrissement de la vie sensible chez le citadin moderne, de son cantonnement dans l'abstrait; la sexualité est alors tout ce qui lui reste de la nature dans le grand effacement de celle-ci. Pour évaluer exactement la libération souhaitée, il serait nécessaire de dire avec précision quand il y a domination. On a parfois, en lisant Eros et Civilisation, l'impression que pour Marcuse, tout est répression. La page 43, en déclarant que «la domination est différente de l'exercice rationnel de l'autorité» ne suffit pas à nous rassurer dans la mesure où aucun critère déterminé n'est proposé pour distinguer ce qui est autorité de ce qui est répression. L'appréciation en est laissée aux préférences subjectives de l'auteur, ou du lecteur, et l'on peut se demander, même en laissant les deux concepts sans contenu, si toute autorité n'est pas amenée, à un moment ou à un autre, à une limitation des instincts? Peut-on croire d'autre part que la domination n'est que réponse à la pénurie? Et Nietzsche n'est-il pas infiniment plus profond, même s'il reste discutable, quand il pose la Volonté de Puissance comme fond de toute vie? En réalité, Marcuse sous-estime la répression en lui donnant une si pauvre origine.

Ces positions marcusiennes appellent quelques remarques critiques, et ces remarques pourraient se déployer dans diverses directions. L'on pourrait tout d'abord s'interroger sur la possibilité même d'une satisfaction intégrale des besoins, non seulement en soi, mais pour la pensée de Marcuse lui-même18. En effet, tout principe de détermination ayant été dénoncé comme ouvrage du système répressif, l'on se trouve en face d'un besoin indéfini, illimité, qu'il est dès lors impossible de combler.

Marcuse d'autre part affirme avec Freud que «le bonheur n'est pas une valeur culturelle»19. Si l'on entend par là que la civilisation entrave l'épanouissement de la libido, il faudrait éta-blir préalablement l'identité du bonheur et du plaisir animal. Cette identité ne va pas de soi, et la définition leibnizienne du bonheur comme «le plaisir multiplié par la durée» montre bien que le plaisir n'est pas immédiatement bonheur, il doit être réfléchi pour le devenir, et être amené à composition; il change donc de nature.

Le même flottement de pensée se retrouve à propos du concept de liberté défini de façon quelque peu hasardeuse, même si l'on invoque la caution de Schiller, comme jeu et «indifférence à la réalité»20. Si le ludisme envahit toute l'existence, on peut difficilement attendre de la liberté définie par le jeu les mêmes résultats que ceux d'une liberté authentique, à savoir l'adhésion réfléchie à la loi rationnelle de l'univers et de la cité. Le ludisme use de la liberté comme d'une merveille gratuite, comme d'un mot qui, selon la parole de Valéry, «chante plutôt qu'il ne signifie», porteur d'une seule charge affective et oubliant le nécessaire entrelacement de négativité à l'affirmation la plus haute. Cet oubli de l'obligation au sein de toute liberté vraie caractérise l'unilatéralité d'une pensée non dialectique; son naïf espoir se retrouve dans les formulations sur le travail où il est possible d'introduire, dit-on, «une modification grâce à laquelle celui-ci serait assimilé au jeu»21. Voici beaucoup de magie, et l'on doit dire au contraire que tout travail trouve son plus haut pouvoir d'accomplissement tout en conservant le caractère (qui peut navrer certains) d'être pénible. Fuir le négatif du travail, n'est-ce pas d'ailleurs se priver du travail du négatif?

Enfin il eût été bon de s'apercevoir qu'abondance et pénurie, dont l'ouvrage fait un usage large, sont des termes relatifs, ou du moins très élastiques. Si l'on peut s'entendre encore sur la pénurie, quand y a-t-il réellement abondance? Ici encore, l'absence d'un principe de détermination eu égard au besoin se fait sentir.

Nous nous contentons de signaler simplement ces quelques ordres de difficultés. Examinons plus précisément au contraire les deux affirmations centrales de Marcuse où nous avons vu plus haut l'apport original
d'Eros et Civilisation.

Marcuse identifie principe de réalité et réalité sociale. De cette confusion s'ensuit la conséquence: changer la société, c'est changer la réalité. L'on relativise la réalité dont parle Freud en l'historicisant; Sartre s'y prend de même façon pour critiquer le complexe oedipien, dont la description vaut pour une certaine structure familiale, à savoir la famille bourgeoise à telle époque22. Mais si le principe de réalité pour l'homme - être social - est aussi un principe de la réalité sociale, s'il contient les impératifs de la culture et de la civilisation, il n'est pas que cela. Il existe une réalité nue, un impératif interne à la nature même des choses, des exigences incoercibles du réel, une consistance propre de l'être. Toute société même contient à l'intérieur de soi un certain nombre de lois d'organisation non modifiables, qui en fait non pas telle société, mais un groupe humain en général, et que la raison a pour tâche de mettre au jour comme le fait par exemple Hegel dans Les principes de la philosophie du droit. Poser le réel comme pâte indifférente et ployable en tout sens, sans armature à soi, n'est-ce point verser dans la magie? Est-il vraiment besoin de rappeler l'adage de Bacon pour voir que l'action technique elle-même peut commander parce qu'elle commence par se soumettre? Si le réel ne permet pas n'importe quoi, c'est qu'il existe une réalité sous-jacente à l'institution, une nature plus profonde que la convention. Ici encore, la pensée grecque est décisive, qui par la bouche de Platon exige du dialecticien qu'il connaisse les articulations de la réalité, tout comme le découpeur de volaille sait faire passer la lame à la jointure. L'homme trouve dans l'univers un ordre préalable, une armature des situations, une secrète architecture dont est faite la force des choses. Cette confusion marcusienne au sujet du principe de réalité ne viendrait-elle pas elle-même d'une confusion entre histoire et historicisme? L’historicisme tire du mouvement du temps une conclusion relativiste et sceptique, il sépare les tronçons de durée et distend les liens entre les époques; il exalte le passage et supprime la continuité. L'histoire au contraire, et sa philosophie, étant récollection du temps, mettent au jour l'unité de son développement; elles laissent voir en filigrane les structures stables de la réalité, ses assises. Marcuse se livre ici à une distorsion du freudisme: si le surmoi est chez Freud l'instance inconsciente qui censure au nom des valeurs éthiques enseignées par la société et l'éducation, c'est le moi conscient qui, comme le montre Paul Ricoeur23, oblige le désir à la restriction imposée par la considération du nécessaire24. Dans une page révélatrice d'Eros et Civilisation25, Marcuse semble d'ailleurs redécouvrir un principe de réalité distinct de la répression sociale et ainsi le réintroduit après l'avoir expulsé. Il aperçoit en effet, à l'intérieur même de la libido et des satisfactions qu’elle vise, des contradictions qui s'opposent à un assouvissement sans entraves.

Ne peut-il pas y avoir dans l'instinct lui-même une barrière intérieure qui «contienne» sa puissance impétueuse? N’y a-t-il pas une auto-contrainte «naturelle» dans Eros, de sorte que sa satisfaction véritable exigerait des reports, des détours et des arrêts? Il y aurait alors des restrictions et des limites imposées non pas de l'extérieur par un principe de réalité répressif, mais définies et acceptées par l'instinct lui-même parce qu'elles ont une valeur libidineuse en elles-mêmes.

Comment ne pas voir que c'est cela même le principe de réalité? Toute spontanéité se heurte à des difficultés non seulement externes mais encore, et c'est infiniment plus grave, internes, si bien qu'elle doit composer finalement avec elle-même, avec sa propre réalité. L'expression freudienne des deux principes aurait dû être dialectisée pour échapper à son manichéisme simpliste et philosophiquement inadéquat. De plus, espérer de l'instinct une auto-limitation, c'est attendre de l'instinct ce que seule peut effectuer la raison; l'instinct éprouve les contradictions, il ne les résout pas et poser un instinct raisonnable, c'est poser subrepticement autre chose que le pur instinct. Et si Marcuse était allé jusqu'au bout de la pensée que contient ce passage, n'aurait-il pas éprouvé toute l'ironie de l'épicurisme, à savoir qu'une théorie du plaisir - le plaisir mis à l'épreuve de la raison - aboutit à l'ascétisme que pratiquait le philosophe du Jardin? L'hédonisme conséquent est un ascétisme.

Maintenant, est-il bien vrai que tout refoulement soit répressif, donc mauvais?

La position de la psychanalyse eu égard au refoulement est ambiguë, et cette incertitude dérive elle-même d'une ambiguïté dans la conception de la valeur de l'inconscient. D'une part, l'inconscient constitue l'instance psychologique positive, la conscience n'étant par rapport à lui que psychisme incomplet, appauvri. «Il faut voir dans l'inconscient le fond de toute vie psychique, dit la Traumdeutung. ( ... ) L'inconscient est le psychologique lui-même et son essentielle réalité». Il est en l'homme la véritable source, le dynamisme créateur, alors que le conscient est cantonné dans le rôle improductif de censeur. Mais d'autre part, l'inconscient apparaît comme le lieu tout négatif où le principe de réalité rejette les phantasmes irrationnels et irréalisables de la libido; il est l'oubliette où l'homme tente d'oublier ses monstres. «Les désirs censurés, écrit Freud, semblent remonter d'un véritable enfer»26 et la guerre lui apparaît comme le déchaînement catastrophique de ces montres mal enchaînés. L'on hésite donc à savoir si l'inconscient doit être libéré ou refoulé. En conséquence, la polarisation du refoulement est double. Il est bon qu'il laisse passer, ou du moins filtrer, les pulsions, par exemple dans la création culturelle; de plus, toute la thérapeutique étant cathartique, elle consiste à assurer le retour du refoulé, à extérioriser les représentations de pulsions, à lever les barrières. En ce sens, Saint Thomas d'Aquin anticipe la psychanalyse quand il déclare: «Toute espèce de mal, quand on le renferme au-dedans de soi-même, afflige davantage ( ...), au lieu que quand le mal se répand à l'extérieur ( ... ) la douleur intérieure se trouve par là-même affaiblie»27. Et la formule de Freud: où ça était, je doit advenir28, exprime le projet de rapatriement dans la conscience du psychisme refoulé. D'un autre côté le refoulement, dans la conception freudienne de la personnalité, doit s'exercer afin d'assurer l'équilibre du moi. Freud parle à son sujet de mécanismes de défense; il nous assure que dans la plupart des cas le complexe d'Oedipe par exemple meurt de sa belle mort, soit par défaut d'exercice, soit dit-il «comme tombent les dents de lait». Il y a donc ici une réussite du refoulement. N'oublions pas que la thérapeutique psychanalytique ne s'adresse qu'aux névrosés et non aux hommes normaux; or il faut penser que, la définition du normal étant de concerner le plus grand nombre, la catharsis et le retour du refoulé sont l'exception, et non la règle. L'équilibre psychologique serait donc suspendu à une bonne marche du refoulement. Beaucoup d'interprètes de la psychanalyse, Marcuse tout le premier, ont réduit le freudisme à la dénonciation du refoulement comme répression. Si la névrose, c'est-à-dire le raté du refoulement, est bien l'exception, il serait temps de promouvoir la conception d'un bon refoulement, celui sur lequel repose l'équilibre psychologique ordinaire. L'on s'évertue depuis des années à jeter dans l'inconscient des coups de sonde; n'y jette-t-on pas la plupart du temps des coups de drague?

Nous pourrions trouver des indications pour une telle conception du refoulement dans la notion de «Fond» (Grund) telle qu'elle s'élabore dans la philosophie de Schelling.

Toute réalité, dit-il en se souvenant d'Héraclite, est double et tient en soi son contraire; leur antilogie ne vient pas à consonance, comme chez Hegel, en une synthèse; le temps ne résorbe point l'opposition qui demeure en tension perpétuelle et insurmontable. «Même la douceur, disent les Âges du monde, comporte une racine d'amertume». Le Bien pourrait-il être ce qu'il est, à savoir le Bien, s'il ne s'enlevait sur un fond d'où il est absent, à savoir le Mal? Si tout devenait bon, la bonté elle-même disparaîtrait, et l'on se souvient ici de Leibniz présentant, dans le De origine radicali rerum, la douleur comme le piment même du plaisir. Le Bien est négation du Mal, donc conservation du mal; il est victoire, et il n'est aucune victoire sans ennemi. Satan parait ainsi comme l'Antagoniste obligé de Dieu. Mais si Bien et Mal coexistent nécessairement, ils ne coexistent pas dans le même lieu. Lorsque le Bien est réalisé, le Mal continue d'être comme nié (ou plutôt renié), c'est-à-dire qu'il passe au fond: il «disparaît»29, ce qui ne signifie pas qu'il soit rayé de l'être niais simplement il quitte la surface, et s'efface momentanément de la manifestation. Ainsi, la santé et la maladie ne sont pas deux états entièrement exclusifs l'un de l'autre, la santé laissant la maladie dehors, et réciproquement; chez l'homme sain, la maladie est maintenue au fond, bâillonnée, neutralisée; c’est pourquoi toute santé est à ce point précaire et réclame la constante vigilance de toutes les forces de l'organisme. Que l'effort se relâche, la maladie se lève alors, quitte le fond, émerge en symptômes. La santé mentale est de même folie conjurée, c'est pourquoi Schelling aime à citer Sénèque: Nullum magnum ingenium sine quadam dementia30. Le Grund ainsi conçu se rapproche de la «puissance» aristotélicienne: seul ce concept peut concilier la nécessité de l'existence du mal et la nécessité parallèle de sa non-manifestation. Le mal existe en acte lorsque, cessant d'être refoulé, il quitte son lieu ontologique, à savoir le Grund; le mal véritablement «malveillant» pour reprendre une expression de V. Jankélévitch31, intervient lorsque le fond ne reste plus au fond mais remonte à la surface. «Il règne dans le monde, écrit Schelling ( ... ), l'ordre, la règle et la forme; mais au fond de tout cela se dissimule toujours l'irrégulier qui, dirait-on, cherche toujours à faire irruption.»32

Schelling développe par ailleurs toute une théorie métaphysique de l'inconscient; il a suffi à notre propos d'utiliser simplement une notion suggestive de sa philosophie, et de dire que l'inconscient est Grund, et que ce fond n'est point tréfond, mais bien plutôt bas-fond. La santé de l'âme ne se trouve pas quand le fond refait surface, mais quand il reste au fond, sans retour.

Ces quelques remarques critiques montrent que l'oeuvre marcusienne considérée ne peut nous guider valablement dans le labyrinthe du concept de besoin, ne peut résoudre la tension entre les thèses de la tradition et de la contretradition dont nous parlions plus haut. Une telle solution nous la trouverions plus volontiers, pour notre compte, dans une position aristotélicienne définissant l'homme comme étant «par nature un animal politique», c'est-à-dire vivant en société. Une seconde expression de la définition de l'homme le dit «vivant possédant par nature la raison», ou encore la parole. Le langage tout comme la raison sont requis pour vivre en communauté, ainsi les deux définitions se recoupent-elles. La nature dont il est question ici n'est pas la nature brute et simplement animale, mais la nature de l'homme; aussi inclut-elle la raison, qui fait partie pour l'homme de ses puissances spontanées qu'un effort personnel conduit à l'épanouissement, c'est-à-dire actualise. L'homme peut ainsi tenir en bride l'inextinguible appétit des besoins de l'animalité sans être pour cela à couteaux tirés avec ce qui en lui est nature, et cet accord avec la nature ne l'oblige pas, comme le sage épicurien, à vivre en marge de la cité. Nature et civilisation sont tellement par là réconciliées que la formule de Destouches pourrait s'énoncer à propos de l'homme: «chassez le culturel, il revient au galop». D'où l'absence apparente, notée par Hegel, d'une solution de continuité entre besoins culturels et besoins sociaux33. Mais si Hegel voyait dans la multiplication indéfinie des besoins la condition de ce qu'il nomme «le raffinement»34, Aristote est à juste titre soucieux de déterminer leur amplitude. Le concept de nature, et la définition de la nature de l'homme sont sans cesse sous-jacents à la fixation du contenu de cette amplitude. La place nous manque ici pour reprendre les analyses du Livre V de l'Éthique de Nicomaque sur le besoin, celles du Ier Livre de la Politique concernant la chrématistique, l'élaboration des concepts d'«économique» et de «vivre-bien»: leur nerf commun est la position de la raison comme puissance de détermination et tout en même temps comme exigence propre de la nature humaine, comme ce qu'il y a de plus intérieur à l'intérieur de l'homme. Ce qui ne signifie pas, répétons-le, que la rationalité soit donnée toute faite; elle est donnée potentiellement, et peut très bien demeurer virtuelle, puisqu'il n'arrive que trop souvent à l'homme de se montrer inhumain. Seule la référence au ferme tracé d'une nature humaine peut nous dire ce dont finalement nous avons besoin ou pas besoin, faute de quoi l'on est conduit à confier au seul argent le soin de rationaliser le besoin, et la borne de mes désirs m'est alors fixée par celle de mon compte en banque. Seule aussi cette référence peut nous faire connaître si nous sommes privés et ce dont nous sommes privés. Le concept aristotélicien de «privation» nous permet en effet de distinguer entre privation et frustration. L'on ne peut dire que la pierre soit privée de la vue, car elle ne la possède pas en puissance; aussi la pierre n'est-elle pas privée de ne pas voir, mais bien le voyant. Donc être privé, c'est ne pas avoir ce que par nature l'on est destiné à avoir, alors que l'on peut se sentir frustré de n'importe quoi; du reste, notre envie (ou l'envie collective) n'étant point dirigée sur l'objet frustrant, nous n'y penserions même pas. Il est tout de même paradoxal de voir, faute d'une mesure de l'homme, les sociétés les plus riches être les plus frustrées. Il est de plus en plus urgent de pouvoir se prononcer valablement sur la frivolité ou le sérieux des besoins humains; seul l'effort pour se définir permet à l'homme de manier la limite dans sa positivité, concept qui aura été, tout au long de ces indications, notre fil d'Ariane.


Notes
1. Marx, Karl, Économie politique et philosophie. Trad. J. Molitor. Paris, Costes, t. VI.
2. Ibid.
3 Bignone, Ettore, L'Aristotele perduto e la formazione filosofica di Epicuro. Firenze, La Nuova Italia, 1936.
4. Épicure, Lettre à Ménecée, no 133.
5. Lucrèce, De la nature. Paris, Les Belles Lettres, 1966, p. 42, vers 14 et ss.
6. Rousseau, Jean-Jacques, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes. Paris, Gallimard, 1965.
7. Épicure, Maxime XV, cité par E. Bignone, op. cit., t. 2, p. 15 et ss.
8. Nietzsche, F., Ainsi parlait Zarathoustra. Paris, Montaigne, 1962, première partie: «Les discours de Zarathoustra, des contemplations du corps»; cf. Garnier, J., Le problème de la vérité dans la philosophie de Nietzsche. Paris, Seuil, 1966, p. 131.
9. Marcuse, Herbert, Eros et civilisation. Paris, Les Éditions de Minuit, 1968, p. 28, 102.
10. Freud, Sigmund, Die kulturelle Sexualmoral und die moderne Nervositat, Ges Werke, VII, p. 149, cité par Herbert Marcuse, op. cit., p. 78: Marcuse semble bien d'ailleurs se contredire en dénonçant plus loin le caractère excessif des besoins en société de consommation; cf. ibid., p. 94: «Ils ont d'énormes réfrigérateurs ..»
11. Marcuse, Herbert, op. cit., p. 103: «Le logos se présente comme logique de la domination».
12. Ibid., p. 41.
13. Ibid., p. 126-127.
14. Marcuse, Herbert, op. cit., p. 41.
15. Freud, Sigmund, Nouvelles conférences sur la psychanalyse. Paris, Gallimard, 1930, p. 106, cité par Herbert Marcuse, op. cit., p. 38.
16. Marcuse, Herbert, op. cit., p. 40.
17. Marcuse, Herbert, op. cit., p. 46.
18. Marcuse, Herbert, op. cit., p. 29.
19. Ibid., p. 15.
20. Ibid., p. 165.
21. Marcuse, Herbert, op. cit., p. 186.
22. Sartre, Jean-Paul, Critique de la raison dialectique. Paris, Gallimard, 1960, p. 47.
23. Ricoeur, Paul, De L'interprétation. Paris, Seuil, 1965, p. 265.
24. Cf. Freud, Sigmund, Formulations concernant les deux principes du fonctionnement psychique, 1911.
25. Marcuse, Herbert, op. cit., p. 196.
26. Freud, Sigmund, Introduction à la psychanalyse. Paris, Payot, 1959, p. 128.
27. Thomas d'Aquin, Somme théologique, la IIae, Quaest. XXXVIII, a.2, ad. resp. Paris, Cerf, 1965.
28. «Wo es war, soll ich werden.»
29. Cf. Jankélévitch, Vladimir, L'odyssée de la conscience dans la dernière philosophie de Schelling, ch. 1 et ch. 3. Le jeu de mots allemand zu Grunde Gehen, qui signifie tout à la fois «disparaître» et «devenir Grund» est intraduisible en français.
30. Schelling, F.-W., «Conférences de Stuttgart», dans Essais, Paris, Montaigne, 1946, pp. 303-360.
31. Jankélévitch, Vladimir, op. cit.
32. Schelling, F.-W., «Recherches philosophiques sur la nature de la liberté humaine», dans Essais, p. 225-302.
33. Hegel, Principes de la philosophie du droit. Paris, Gallimard, 1963, p. 227, no 195.
34. Ibid., p. 225, no 191; cf. Gourinat, Michel, De la philosophie. Paris, Hachette, t. 2, chapitre sur le travail.

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