Nouvelle

Une vieille femme

Nicolas Bourdon

L'histoire d'une vieille femme qui doit quitter son appartement, encombré de livres et de souvenirs de son seul ami

À Jean Archambault

 

Ahuntsic, automne 2018 - automne 2020

Il avait connu Madame Prudent par le travail de porte-à-porte qu’il effectuait pour un parti politique. Une vieille femme à l’accent français avait appelé pour dire qu’elle désirait donner 5 $ au parti. Il avait l’habitude avec les vieux : il était membre de l’Association de Défense des Droits des Aînés du Québec (ADAQ), fonction qui allait le tenir très occupé pendant la pandémie.  

La dame voulait des informations, elle voulait envoyer le chèque par la poste… « Écoutez madame, je peux passer chez vous. ⸻ Ah non ! Ce n’est pas important. Vous n’allez quand même vous déplacer pour cinq dollars ! ⸻ Vous savez, Madame, vous êtes importante ! Vous faites partie du 1 % de la population qui donne à un parti politique. » Il y eut un long moment de silence puis la femme reprit : « Euh, vous savez, je ne reçois pas beaucoup de visiteurs…Je…Enfin, oui, vous pouvez passer ; j’imagine que oui. »

Lorsqu’il se présenta à son appartement, un haut de duplex, un petit trois et demi  sur une petite rue d’Ahuntsic, elle l’attendait déjà sur le seuil de sa porte, petite chose maigre, chétive, dans le froid de novembre. Son chèque était inséré dans un gros roman de Balzac.

« Vous aimez Balzac ? lui demanda-t-il avec enthousiasme. ⸻ Ah, oui ! Enfin, Balzac, c’est monumental, dit-elle avec émotion, en élevant ses deux mains pour suggérer un sentiment de grandeur. Enfin, heu, dit-elle d’une voix hésitante et un peu triste comme si elle revenait sur terre, voilà votre chèque. Merci…   ⸻ J’ai lu Splendeurs et Misères des courtisanes deux fois. ⸻ Ah oui ! Et bien, moi, c’est la troisième fois que je le lis ! » lui répliqua-t-elle.  

Un tic, un geste de nervosité, plus que le froid, lui faisait resserrer les pans de sa vieille robe de chambre. « Depuis combien de temps cette femme n’a pas vu un être humain ? » songea-t-il.

Elle lui tourna le dos et fit un geste vers la poignée de sa porte. Il crut que cela mettait fin à leur brève rencontre, mais elle lui dit : « Euh, vous voulez boire un thé, un café ? Enfin, si vous promettez de ne pas faire attention à mon désordre ! »

Il pénétra dans une sorte de caverne merveilleuse : il n’y avait aucune fenêtre sur les côtés. Il y avait bien une grande fenêtre dans la cuisine, mais elle était pour ainsi dire condamnée par un épais rideau. Les lumières étaient tamisées et il régnait un silence qu’on ne retrouve habituellement que dans les lieux de culte.

Des livres, des livres partout ! Il y en avait placés pêle-mêle dans les bibliothèques bien sûr, mais il y avait aussi des piles de livres sur le plancher, deux piles sur la table de la cuisine, une pile sur la chaise qu’elle lui offrit, pile qu’elle alla déposer dans sa chambre, sur son lit, aux côtés d’une autre pile… Sur les murs, partout des découpures de vieux journaux français. Là, une entrevue avec Françoise Sagan, ici, sur un des murs de la cuisine, « Le Paris des écrivains » : un long article du Magazine littéraire accompagné de belles photos du Luxembourg, de la Butte Montmartre, de la cathédrale Notre-Dame de Paris. Son œil s’arrêta plus longtemps sur un texte, un extrait de Balzac : « La mort de Lucien de Rubempré ». Il lut ces phrases magnifiques : « Lucien vit le Palais dans toute sa beauté primitive. La colonnade fut svelte…            

…jeune, fraîche. La demeure de Saint-Louis reparut telle qu’elle fut, il en admirait les proportions babyloniennes et les fantaisies orientales », compléta la vieille femme avec une prescience inouïe. Et il lui était impossible de lire l’article. À sa distance, les caractères étaient bien trop petits. Elle le savait donc par cœur ! « C’est une grand scène ! Juste avant de mourir, Lucien parvient à voir le Palais dans toute sa jeunesse et non le patchwork architectural affreux qu’il est devenu au XIXe siècle… Si j’ai une mort comme la sienne, je pourrai dire que j’aurai eu une belle mort ! » dit-elle en riant.   

Devant lui se tenait une femme brillante dont l’intelligence déjà vive était décuplée par cet éclat, cet enthousiasme qui stimule les gens qui n’ont vu personne depuis longtemps et qui trouvent enfin quelqu’un de bienveillant auprès de qui ils peuvent s’épancher.

« Et en même temps… Quelle déchéance ! Un mélange de grandeur et de misère… C’est ça ! » Une odeur rance de poussière, de cigarette et de vieillesse imprégnait tout l’appartement. Le cendrier sur la table débordait de cigarettes. Des petits tas de cendre jonchaient le sol tout autour de la chaise où elle avait l’habitude de s’asseoir, et un peu partout sur le sol de la cuisine et sur le tapis du salon – enfin, la petite portion du tapis qui n’était pas recouverte de livres – roulaient des boules grisâtres, mélange de poussière et de cheveux. « Continuez à regarder les journaux ! Ne regardez pas le plancher ! » l’exhorta-t-elle avec un rire nerveux.

Elle déplaça deux piles de livres amoncelés devant une belle commode vitrée. Elle prit une théière et deux tasses d’un magnifique service à thé en porcelaine anglaise sur lequel étaient peintes des scènes champêtres. Madame Prudent servit le thé, alluma une cigarette et s’assit en face de lui, à l’autre bout de la table de la cuisine. Elle tenait sa cigarette d’une main légèrement tremblante à quelques centimètres d’une découpure de journal jaunie par le temps. Il observait cette scène non sans inquiétude ; elle s’en aperçut et écarta sa chaise du mur.   

Il se mêlait dans les manières de cette femme une grande dignité, une noblesse qui en imposait et en même temps une sorte de crainte… La peur d’un élève qui doit passer un test.

Ils parlèrent pendant près de deux heures, de littérature surtout.  

« Vous reviendrez ! La prochaine fois, je vous fais un clafoutis ! » lui lança-t-elle en le reconduisant à la porte.  

Deux ans passèrent. Il la voyait environ deux fois par mois. Il commença à faire quelques courses pour elle, surtout en hiver, alors que les trottoirs de Montréal se transforment en patinoire. Parfois, il arrivait avec un souper ou un dîner. Il était un ami, un allié ! Mais aussi peut-être un traître, celui qui allait finir tôt ou tard par la dénoncer ! « Ai-je bien fait de le laisser entrer ? » se demandait-elle souvent, même si elle savait fort bien qu’elle ne pourrait maintenant plus supporter sa vie de recluse si elle était privée de cette unique présence humaine.           

Elle lui demandait d’appeler avant de passer : « Pour que j’aie le temps de me préparer ! » Elle balayait le sol, jetait les cigarettes qui débordaient de son cendrier et préparait un gâteau ou des biscuits avant sa visite. Pour le thé, elle se servait toujours de son magnifique service à thé. Tous ses soins, toutes ses attentions témoignaient de son naturel généreux, mais ils disaient aussi haut et fort : « Vous voyez : je suis encore capable ! Ne m’enterrez pas trop vite ! »   

Mais, un jour, il arriva chez elle et la trouva dépitée : elle avait manqué sa recette de gâteau, mais ne comprenait pas pourquoi. Un mois plus tard, elle lui prépara un thé, mais oublia de fermer le rond sur lequel elle avait posé la bouilloire. Elle s’aperçut qu’il regardait l’article « La mort de Lucien de Rubempré » « La colonnade fut svelte, jeune, fraîche. La demeure de Saint-Louis reparut telle qu’elle fut... » dit-elle d’une voix franche et décidée comme si elle voulait faire oublier son oubli. Mais malheureusement, cette fois, il ne lisait pas les célèbres phrases de Balzac ; ses yeux étaient dans le vide. Il pensait : « Elle est devenue un danger pour elle et pour les autres. »

Puis, à l’été 2020, le propriétaire, qu’il croisait pour la première fois, alors qu’il montait les marches de son escalier, l’aborda d’un ton bourru : « Je pense que Madame Prudent ne pourra plus rester ici très longtemps. Son alarme de feu a sonné. Elle nous a dit qu’elle avait fait brûler une toast, mais on pense que c’est plus grave. Il y avait une épaisse fumée qui sortait de la fenêtre de sa cuisine. »

Elle lui ouvrit sa porte à contrecoeur. Il vit qu’elle était agitée, elle avait les gestes nerveux d’un coupable qui veut cacher sa faute. « Pourquoi avez-vous enlevé du mur le reportage "Le Paris des écrivains" ? Vous l’aimiez, non ? » remarqua-t-il en voyant qu’il avait été remplacé par un long article sur Flaubert. Il lui posait cette question uniquement pour ne pas qu’elle pense qu’il savait. Mais il savait.

« La priver de son royaume…Une petite chambre dans un CHSLD. Et tous ses livres… Si elle meurt de la COVID, je ne me le pardonnerai jamais ! »

« 19.3 % des aînés qui étaient hébergés en mars 2020 dans les différents types de CHSLD sur l’île de Montréal sont décédés pendant la première phase de cette pandémie. C’est le bilan le plus lourd de tous les pays occidentaux. Les CHSLD du nord de Montréal, qui desservent entre autres l’arrondissement d’Ahuntsic-Cartierville, ont un bilan encore plus catastrophique : 23.5 % des aînés y sont décédés. Près d’une personne sur quatre », avait-il lu récemment dans un rapport qu’il consultait dans le cadre de ses fonctions à l’ADAQ.   

Il communiqua pourtant avec le CLSC d’Ahuntsic. Une travailleuse sociale lui dit : « On n’oblige pas ! On ne ferait jamais ça : on respecte bien sûr les droits et  libertés des personnes. On n’oblige pas ; on suggère. »

Une rencontre fut organisée au domicile de Madame Prudent. Il avait un plan pour ses livres : elle n’en conserverait que quelques uns ; il emporterait les autres chez lui. Quand elle voudrait lire un livre en particulier, elle n’avait qu’à l’appeler. Il viendrait souvent la voir ! La travailleuse sociale se faisait rassurante : « Les CHSLD sont bien mieux préparés maintenant et les cas sont en diminution constante ! » On pouvait presque entrevoir son sourire enthousiaste derrière le masque qu’elle portait. On était à la mi-août.

Elle fut transférée dans un CHSLD à la fin septembre. Le 15 octobre 2020, elle mourrait de la COVID.  

Quelques heures avant de mourir, elle ferma ses yeux et tenta, comme Lucien de Rubempré, de s’imaginer le Palais de Saint-Louis dans toute la splendeur de sa jeunesse, mais parvint seulement à voir une image évanescente des quatre colonnes de la façade du Palais de justice moderne, qu’elle avait vues autrefois à Paris lors de ses promenades sur l’île de la Cité.        

 

 

 

 

 

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