Nouvelle
À la saison des fleurs
Elle n’attendait plus grand-chose de l’amour. Simplement un peu de tendresse et de compagnie pour ne pas avoir à supporter la vie seule. Elle avait été en couple pendant douze ans avec un comptable agréé qui avait beaucoup plus de talent pour compter que pour aimer.
Elle avait été en couple pendant douze ans avec un comptable agréé qui avait beaucoup plus de talent pour compter que pour aimer. Leur relation était rapidement devenue aussi répétitive qu’un disque qui saute et encore plus prévisible que les lieux communs des politiciens. Du moins, songeait-elle, ils avaient évité les chicanes et les engueulades épiques qui étaient le lot de bien des couples.
Quand son travail d’enseignante au cégep et son rôle de mère lui laissaient quelques minutes, elle rêvait et refaisait le fil de sa vie. Inévitablement, elle se posait la question suivante : « Si je ne me marie pas, c’est que je ne suis pas en amour et si je ne suis pas en amour, qu’est-ce que je fais avec lui ? »
Un jour, elle se décida enfin — elle avait maintenant quarante-cinq ans — à quitter leur belle maison d’Ahuntsic, située tout près de la rue Fleury. Elle se sentait coupable envers lui et envers les enfants et demanda peu d’argent à son conjoint pour qu’il rachète sa part de la maison. Elle acheta donc une vieille maison dans Cartierville, une maison qui n’avait jamais été rénovée et qui, aux dires de son amie, sentait le « vieux ».
Elle déménagea avec l’aide de deux amies et, à la fin de la journée, elles mangèrent de la pizza et burent à la santé de sa nouvelle vie, mais quand ses amies furent parties, elle sentit la tristesse l’envahir. Elle était épuisée, elle était seule au milieu de dizaines de boîtes de déménagement, dans une vieille maison aux affreuses tapisseries. Sa vie lui semblait être un échec. Comble de malheur, la nuit s’annonçait froide, il faisait un vent à écorner les bœufs, et son chauffage était dysfonctionnel : les calorifères du sous-sol étaient chauds, mais ceux du rez-de-chaussée ne donnaient aucune chaleur. Elle réalisa qu’il lui était impossible de dormir à l’étage, même emmitouflée sous des couvertures ; elle entreprit donc de se faire un lit rudimentaire au sous-sol, mais soudain les lumières s’éteignirent. Elle n’avait rien pour s’éclairer. Elle avait bien une lampe de poche, mais elle était dans une boîte ; Dieu sait laquelle ! Elle s’habilla donc et alla cogner à la porte de son voisin.
Un homme ouvrit la porte d’un geste brusque et s’écria : « Qu’est-ce que vous voulez ? » Mais ses traits s’adoucirent quand il vit son visage. Cet homme devait être plus vieux qu’elle d’au moins une dizaine d’années, mais il irradiait de son corps une force extraordinaire.
« Vous utilisez pas la lampe de votre téléphone ? lui demanda-t-il quand il sut pour quelle raison elle l’avait dérangé.
— Ma batterie est à terre. »
Il revint avec un paquet d’allumettes et deux bougies, et dit sur un ton bourru :
« Pas d’allumettes, pas de bougies, pas de lampe de poche, ni de téléphone. Ouin, pas fort. »
Ses doigts touchèrent les siens quand il lui donna les allumettes et les bougies et elle sentit un frisson la parcourir.
Ses doigts touchèrent les siens quand il lui donna les allumettes et les bougies et elle sentit un frisson la parcourir.
Elle alluma les deux bougies et fit son lit au sous-sol, mais, malgré la fatigue, elle s’endormit aux petites heures du matin. Elle songeait à sa vie. Tout lui semblait maintenant si lourd, si compliqué, et elle se sentait vieille, elle n’avait plus la force de rebondir. Et ses deux fils qui arrivaient dans trois jours ; il lui restait peu de temps pour rendre la maison simplement acceptable ! Malgré sa fatigue, elle ne s’endormit qu’aux petites heures du matin. Son insomnie fut causée bien plus par ses ruminations que par l’inconfort de son lit de fortune. Indignée, elle répétait sans cesse son expression : « Ouin, pas fort. » « C’est une brute ! J’aurais pu tomber sur des voisins agréables, mais non, avec ma chance habituelle, je tombe sur une brute. »
« Ouin, pas fort. » On eût dit un père qui tançait sa fille. « Ouin, pas fort. » C’était l’expression dont se servaient ses parents lorsqu’enfant elle se comportait mal et c’était l’expression qu’elle employait parfois avec ses deux fils.
Le lendemain, elle fut réveillée par des coups à la porte d’entrée. Les coups étaient forts, presque colériques. Elle s’extirpa de l’épaisse couche d’édredons qu’elle avait empilés en maugréant contre l’importun qui l’avait réveillée. Elle frissonnait. La panne n’était pas finie ; il faisait maintenant aussi froid au sous-sol qu’à l’étage.
Elle ouvrit ; c’était lui. Il lui tendit une tasse de café.
« Pas encore réveillée ? Il est neuf heures ! Je me suis dit que si tu n’avais pas d’allumettes, pas de lampe de poche, ni de bougies, tu n’aurais sûrement pas un réchaud au propane. »
Quelques jours plus tard, il vint l’aider à arracher les vieilles tapisseries dans les chambres de ses fils (une représentait un port de pêche et l’autre le grand canyon). Ils se mirent ensuite à la peinture. Pendant qu’ils peignaient, ils se racontèrent leur vie. Ils étaient deux artistes, deux « artistes tristes ». Il était drummer.
« J’avais beaucoup de talent et ce qui m’intéressait plus que tout, c’était le jazz. J’ai joué dans un band. On avait nos propres compositions, mais ce que les gens voulaient surtout, c’est qu’on leur joue les grands classiques du jazz. Mais on faisait très peu d’argent et notre groupe s’est séparé. Je me suis mis à accompagner des chanteurs country. Je déteste le country ! J’ai fait de la télé ; je déteste la télé ! Les chanteuses ont l’air sincères quand elles chantent une chanson d’amour, mais en vérité, il n’y a pas d’êtres plus détestables et quand la chanson est finie, elles bitchent sur tout le monde. Maintenant, tout est fini ; plus d’espoir que je fasse de l’art un jour. Je n’aurai été qu’un interprète. Je mets de l’argent de côté et j’arrête tout dans trois ans gros max. »
Elle lui raconta qu’elle voulait écrire depuis longtemps ; c’était son grand rêve. Elle avait publié quelques nouvelles dans de bonnes revues quand elle était encore étudiante à la maîtrise, mais elle commença bientôt à enseigner au cégep, puis elle eut des enfants. Le temps avait passé bien trop vite ! Il y a deux ans, elle avait pris un congé pour écrire un roman. Elle s’enfermait dans son petit bureau, mais son conjoint cognait souvent à sa porte pour lui demander de l’aide avec les enfants ou avec les tâches ménagères, et il y avait surtout son regard d’incompréhension et presque de mépris… Il n’avait jamais vraiment accepté qu’elle fasse moins d’argent pour se consacrer à ses « rêveries ». Et la voici maintenant à quarante-cinq ans sans aucune œuvre à elle !
Maintenant, elle vivait seule avec peu d’argent et ne pouvait pas se permettre de prendre des congés du cégep. Ses manuscrits étaient rangés dans une boîte au sous-sol et cette boîte ne serait sûrement pas ouverte avant longtemps.
Quand ils furent à quelques mètres l’un de l’autre, il lui dit : « Dépose ton rouleau. — Pourquoi ? »
Ils avaient commencé à peindre sur des murs opposés et ils se rejoignaient peu à peu. Quand ils furent à quelques mètres l’un de l’autre, il lui dit : « Dépose ton rouleau.
— Pourquoi ? »
Mais elle le déposa sans attendre sa réponse et il l’embrassa.
Le lendemain, ils se réveillèrent dans le même lit. Il faisait froid. Le chauffage ne fonctionnait toujours pas ; il fallait changer la fournaise. Elle se lova contre son corps pour se réchauffer. Il lui semblait être dans un rêve. La veille, son existence lui paraissait être un défi insurmontable ; autour d’elle des murs abîmés et des boîtes de déménagement qu’elle n’avait pas le courage d’ouvrir, mais ces murs allaient bientôt être peints et ces boîtes ouvertes. Une nouvelle vie commençait !
Cependant, au milieu du déjeuner, il lui annonça sur un ton décidé : « Je déménage avant Noël. Je mets en vente dans une semaine.
— Pourquoi ?
— Je n’aime pas Montréal. Trop de bruit.
— Je pensais. Enfin, je me disais qu’on commence à peine à se connaître…
— Essaie pas de me faire changer d’idée.
— Tu es vraiment une brute ! »
Mais il y avait un sourire dans sa voix. Elle était trop surprise pour être vraiment fâchée et puis elle savait que se fâcher ne ferait qu’empirer les choses. Il posa un petit baiser sur ses lèvres, un « baiser de formalité » songea-t-elle, si incongru après leurs longues étreintes de la veille.
« Si on travaille bien, on devrait être capables de finir avant Noël », dit-il. Il ouvrit la porte, puis s’en alla d’un pas pressé. Il ne rentra pas chez lui ; elle le vit démarrer son auto. Il était déjà loin maintenant… Il allait bien trop vite sur leur petite rue résidentielle.
« C’est une brute ! Ne pas s’attacher à lui. Surtout, ne pas s’attacher à lui », se répéta-t-elle alors comme un mantra.
Mais il revint la semaine suivante pour l’aider à poser du plâtre sur les murs abîmés du sous-sol. Il avait la manie d’arriver chez elle sans aucun avertissement. À l’époque des textos, plus personne ne faisait ça ! Il avait simplement cogné à la porte et dit : « Veux-tu que je t’aide à poser du plâtre ? »
Il lui faisait songer aux travailleurs qui avaient rénové le sous-sol de son ancienne maison. Imprévisibles ! Ils ne communiquaient pas ou communiquaient mal. Ils ne travaillaient pas quand ils étaient supposés travailler et ils travaillaient quand ils n’étaient pas supposés travailler.
Il survenait. Survenir, oui, c’était le bon verbe. Et elle songeait : son corps, sa présence si puissante qu’elle la faisait frémir, ne pouvaient pas être contenus dans le minuscule cadre d’un cellulaire.
Il travaillait rondement. Encore deux fins de semaine à ce rythme et l’appartement serait méconnaissable.
« On va tout finir avant Noël, bien avant Noël, lui dit-elle sur un ton espiègle où il y avait néanmoins un fond de tristesse. Mais il y a aussi la salle de bain et la cuisine ; je veux poser de nouvelles armoires, et au printemps, il y aura la terrasse ; il faut la décaper. Il y aura toujours du travail ; Shéhérazade a toujours un conte pour le sultan, moi, j’ai toujours du travail pour toi !
— On verra bien ! » lui dit-il avec un sourire mystérieux. Puis quelques secondes plus tard, il ajouta : « Tu me fais chier avec tes références littéraires ! »
Le charme de Shéhérazade ne sembla pas opérer. Fin novembre, elle le vit planter une pancarte Du Proprio dans le sol à moitié gelé de sa pelouse.
Le charme de Shéhérazade ne sembla pas opérer. Fin novembre, elle le vit planter une pancarte Du Proprio dans le sol à moitié gelé de sa pelouse. Il vint ensuite l’aider à finir un travail de plâtre.
Ils travaillèrent en silence pendant quelques minutes, puis elle lui dit : « Ça me fait quelque chose de voir la pancarte. C’est réel maintenant.
— Je t’avais prévenue.
— Toi, ça ne te fait pas quelque chose ?
— Pas vraiment. On n’est pas faits pour être ensemble. Tu dois bien le voir, non ? »
Elle avait cessé de travailler ; ses mains tremblaient et la colère qui montait en elle lui donnait des bouffées de chaleur, tandis que lui, il continuait de travailler comme si leur conversation portait sur la pluie et le beau temps.
Quand ils eurent fini de travailler, il lui dit : « On passe la soirée ensemble ? » Il affichait son sourire charmeur et cet inimitable regard qui brillait d’un éclat impudique. « Pas ce soir, je suis trop fatiguée », lui répondit-elle.
Il revint pourtant la semaine suivante. Ils finirent le plâtre dans une pièce du sous-sol puis ils soupèrent ensemble. Elle était mécontente d’elle ; elle aurait dû le renvoyer après le travail, mais elle avait besoin de lui pour bien d’autres choses que pour le plâtre.
Lui, il riait et parlait abondamment de choses triviales, racontait des tournées qu’il avait faites dans tous les coins du Québec. Quel homme étrange tout de même ! Il pouvait se taire pendant des heures, puis, soudain, déverser des flots infinis de paroles. Tout à coup, il lui demanda si elle voulait être avec lui seulement parce qu’il l’aidait dans ses travaux de rénovation. « Bien sûr que non ! » répondit-elle, et un espoir lui réchauffa le cœur. S’il posait cette question, c’était peut-être qu’il…
Mais quelques jours plus tard alors qu’il marchait sur la rue Fleury, il l’avait surprise dans un café en train de parler à son ex. Il y avait une certaine complicité entre eux ; ils s’étaient séparés, mais ils étaient quand même deux vieux compagnons de route qui réussissaient à s’entendre pour le bien de leurs enfants. Or, le plus petit avait des problèmes d’apprentissage et ils s’étaient rencontrés pour en discuter.
Il avait interprété cette rencontre entre un père et une mère comme un rendez-vous galant ; quelques heures plus tard, il l’avait appelée pour lui dire qu’elle n’avait pas « fait de ménage dans sa vie » « Je vous ai vus rire. N’essaie pas de me faire croire qu’il n’y avait pas quelque chose entre vous deux ! » Puis, il lui avait raccroché au nez.
C’était une brute ; il n’y avait pas à en douter. Elle pleurait, mais l’espoir l’animait toujours ; s’il était jaloux, c’est qu’il y avait de l’espoir. Non ?
Elle dormit très mal cette nuit-là. En fait, elle dormait mal depuis qu’elle le connaissait. Elle survécut de peine et de misère à sa semaine d’enseignement au cégep. « Cet homme construit ma maison en même temps qu’il me détruit ! Vaut mieux se quitter. »
Elle était tout à sa peine ; ses fils étaient incapables de la faire rire et ils devaient parfois lui poser une dizaine de fois la même question avant qu’elle réponde. Quand ils furent partis chez leur père ; elle se coucha et dormit plus de douze heures. Après s’être péniblement levée, elle se servit un café et erra dans sa maison en regardant les murs : certains étaient peints à neuf ; d’autres n’avaient même pas reçu une couche de plâtre. Et il lui restait encore des boîtes à ouvrir ! Dix boîtes au sous-sol sur lesquelles elle avait écrit : « Livres et disques ». Ce n’était pas toutes des œuvres importantes ; elle aurait dû en donner une bonne partie au bazar de son quartier. Au fond de la troisième boîte qu’elle ouvrit, elle trouva cependant un vinyle de La Bohème de Puccini.
Elle avait failli donner le tourne-disque et les vieux disques hérités de ses parents, les haut-parleurs ne fonctionnaient plus et de toute façon, elle n’écoutait plus de disques vinyles, elle avait des CD, et, de plus en plus fréquemment, elle utilisait Spotify, mais il s’était écrié : « Ne fais jamais ça ! Ça vaut de l’or. »
Un jour, il survint avec de nouveaux haut-parleurs et dit : « Vois ça comme un cadeau pour ton emménagement ! » Il fit les branchements en un tournemain ; ils étaient maintenant assis main dans la main et écoutaient une chanson d’Ella Fitzgerald et de Louis Armstrong. Elle songeait à ce souvenir alors qu’elle feuilletait le livret accompagnant le disque de La Bohème. Elle sourit quand elle vit la photo d’une Daniella Dessi et surtout d’un Pavarotti bien trop bouffis de graisse pour incarner des artistes sans-le-sou qui peinent à manger trois repas par jour.
Elle écouta les deux premiers actes distraitement en lavant les planchers, puis, à la fin du troisième acte, elle se figea sur place et laissa tomber sa vadrouille. Elle avait entendu cet air il y a très longtemps ; elle n’avait pas encore dix-huit ans et ne connaissait rien à l’amour, l’amour qui peut nous rendre si heureux et si triste ! Elle avait alors cessé de manger et avait dit à ses parents : « C’est beau. Qu’est-ce qu’ils se disent ?
— Ci lasceremo alla stagion dei fior. Nous nous quitterons à la saison des fleurs » répondit son père.
« C’est mieux de se quitter au printemps qu’à l’hiver ; au moins au printemps on a le soleil comme compagnon. Ils s’aiment passionnément, mais sont incapables de vivre ensemble » avait-il ajouté.
« Comment des êtres pouvaient-ils s’aimer très fort et être incapables de vivre ensemble ? » Elle avait songé à cette question pendant quelques minutes, puis, tout à la légèreté de sa jeunesse, elle n’y avait pas repensé pendant très longtemps.
Et maintenant, oui, elle pouvait répondre, oui, ça se pouvait des êtres qui s’aiment, mais qui sont incapables de vivre ensemble. Elle entendait Mimi et Rodolfo se dirent : « Être seul l’hiver, c’est à mourir ! » et elle regardait dehors par la grande fenêtre du salon. Il faisait soleil, mais son éclat se perdait sur une neige croûtée, noire et sale.
Pendant une semaine, elle écouta cet air en boucle. Rodolfo et Mimi se disaient : « Veux-tu que nous attendions au printemps avant de nous séparer ? » Et elle avait tant envie de lui poser cette question !
Pendant une semaine, elle écouta cet air en boucle. Rodolfo et Mimi se disaient : « Veux-tu que nous attendions au printemps avant de nous séparer ? » Et elle avait tant envie de lui poser cette question !
Elle retourna cent fois dans sa tête l’idée de lui écrire. Elle passa une semaine très occupée ; elle fit exprès pour voir des amis, elle alla au restaurant, au cinéma. Elle avait ses fils à partir du vendredi soir. Elle mit tous ses efforts pour être présente à ses fils et fut dans un étrange état d’hypervigilance toute la soirée. Mais une fois ses fils endormis, elle se retrouva seule, alla dans le salon, alluma le tourne-disque et posa l’aiguille sur le sillon de sa chère chanson.
« Être seul l’hiver, c’est à mourir » chantaient Mimi et Rodolfo. Elle ne put s’en empêcher ! Elle trouva un lien Internet du célèbre air et le lui envoya en lui posant la question suivante : « On ne pourrait pas faire comme Mimi et Rodolfo ? » Il lui répondit quelques heures plus tard : « Tu sais bien que je n’aime pas l’opéra ! »
Ce n’était pas une blague qu’il lui faisait. Son message n’était accompagné d’aucun émoticon, d’aucune ironie. D’ailleurs, il ne faisait jamais d’ironie. Il n’avait sans doute même pas écouté l’air qu’elle aimait tant et qui voulait tant dire pour elle ! Cet homme était une brute. Et assurément il n’y avait qu’elle qui était assez stupide pour aimer une brute pareille ! Elle faisait maintenant les cent pas dans le corridor ; soudain, elle asséna un violent coup de pied au mur qui se troua sur une surface de cinquante centimètres. « Ça doit être tout pourri ! » se dit-elle et elle s’affaissa sur le divan du salon.
Deux mois plus tard, le trou dans le mur était toujours là. La maison était en ordre, les planchers étaient propres, la vaisselle était lavée et les copies de ses étudiants corrigées, mais qu’on ne lui demande pas de réparer le mur ni même d’appeler des ouvriers pour le réparer ! Elle n’en avait pas le courage.
Un samedi matin, elle déjeunait en lisant distraitement La Presse. Elle songeait à s’inscrire à un site de rencontres ; elle ne l’avait jamais fait. Elle trouvait que ce n’était pas romantique et même que c’était un affront à la beauté de ce qu’elle avait vécu avec lui.
Et en même temps elle se trouvait idiote de penser que ce qu’elle avait vécu était merveilleux et que c’était le genre de choses qui n’arrivaient que dans les romans ou dans les opéras… Il était apparu et il était disparu. Voilà tout. Elle songeait à ses boîtes de manuscrits qui dormaient au sous-sol. Écrirait-elle encore un jour ? Elle avait envie d’écrire ce qu’elle avait vécu avec lui, mais ses dernières paroles avaient été : « Tu sais bien que je n’aime pas l’opéra ! » L’air de Mimi et de Rodolfo auréolait leur histoire de l’éclat de la beauté, mais il n’avait rien compris à cela. « Tu sais bien que je n’aime pas l’opéra ! » elle se répétait ses dernières paroles en boucle, elles étaient une sorte de maléfice qui lui enlevait toute envie d’écrire.
Elle s’apprêtait à passer une petite journée triste et grise ; elle était en train de jeter les restes de sa toast dans le bac à compost quand on sonna à la porte. C’était lui !
Elle le regarda pendant de longues secondes. Elle tremblait, tandis qu’il demeurait immobile, impassible dans le cadre de la porte. Il y avait même un peu d’impatience dans sa voix quand il lui dit : « Je peux entrer ? »
Il vit rapidement le trou dans le mur.
« Qu’est-ce qui s’est passé ?
— J’ai donné un coup de pied dans le mur.
— Depuis quand c’est comme ça ?
— Depuis deux mois.
— Ouin, pas fort. »