Nouvelle

Un humoriste

Nicolas Bourdon

Humoriste à succès, Vincent avait songé jadis à s’inscrire en lettres plutôt qu’à l’École nationale de l’humour. Il enviait cet ami qui avait choisi cette voie ardue et qui écrivait des textes poignants de vérité, entre l’ombre et lumière, entre rire et tristesse. C’est ce que Tchekhov, ce maître de l’humour, avait compris. Tandis que lui, il devait « puncher » à tout prix !

Dans son cours d’interprétation à l’École nationale de l’humour, le professeur enjoignait Vincent à couper court à toute longue introduction, à toute digression, à toute référence littéraire, et ses exhortations se traduisaient par des « Punche ! », « Y’est où le punch ? », « Punche câlice ! », « Garde ça simple, pis punche ! » « Tu vas-tu finir par puncher ? On n’a pas toute notre vie ! », « Punche ! Punche ! Punche ! »

Et maintenant son agent lui disait à propos de son spectacle : « Veux-tu ben me dire c’est quoi cette référence à Tchekhov ? Complètement inutile ! »

— Mais ça prend une minute seulement ! lui avait-il répliqué.

— Une minute, c’est long dans le monde de l’humour. C’est une très très longue minute ! Les spectateurs se regardent en silence, personne ne rit, personne ne comprend, tout le monde se dit : « Qu’est-ce qui se passe ? Il est devenu fou ? »  

Il aimait lire, mais maintenant, il lisait beaucoup moins, et quand il le faisait c’était presqu’en « cachette ». « À notre époque, il vaut mieux avoir très peu de culture. Totalement inutile ! Ça met une distance entre les autres et moi. » Entre sa conjointe et lui par exemple. Elle lisait des polars et des « page turner ». « De l’action ! Je veux de l’action ! Qu’est-ce que tu trouves d’intéressant à lire sur des héros angoissés qui méditent à n’en plus finir sur le sens de la vie ? »

Il songeait à cette triste réalité, alors qu’il pratiquait ses blagues pour son spectacle Authentiquement Vincent qu’il donnait au théâtre Saint-Denis dans quelques heures. Il n’avait pas assez « punché » dans son monologue Thérapie personnelle : « Moi quand j’suis déprimé, j’vais pas voir un psy ; j’mange des chips ! »   

Un beau soleil d’automne dardait ses rayons sur les feuilles jaunes de deux érables. Il aurait aimé être dehors, mais il faisait plutôt les cent pas dans le salon de sa grande maison d’Ahuntsic. Son labrador le suivait partout où il allait et poussait de petits couinements. Mais il voulait être seul et, de son pied, il écarta Moka de son chemin. Il voulait changer de vie et ça signifiait se couper d’êtres insignifiants, médiocres, et peut-être même de son chien !

Il songeait à la famille Cloutier : Diane, Jean-Louis et François, qui habitaient à proximité de son chalet en Estrie. Diane et Jean-Louis avaient travaillé dans des shops aux États-Unis et étaient maintenant à la retraite.

Ils allaient acheter des œufs chez Diane et ses deux gars pouvaient nourrir les poules. Le jardin de Diane était merveilleux. Des fleurs partout, et de toutes les espèces : rhododendrons auprès d’un massif de sapins ; roses, rudbékie, pivoines ; hémérocales longeant un petit ruisseau ; mauves et myosotis, et gloires du matin qu’elle laissait courir sur le garde-corps de sa terrasse…

Il avait bien essayé de faire fleurir quelques rosiers, mais les plants avaient grandi sans donner de fleurs. Pas assez de temps pour s’en occuper ! Toujours pris à Montréal, toujours occupé à des choses futiles.

« Pourquoi suis-je à peu près incapable de nommer un seul arbre ? » se demandait-il. Mais il commençait à apprendre ! Diane avait deux grands pins blancs sur son terrain, des érables, des mélèzes et des noisetiers, qu’il confondait parfois avec des aulnes. Elle avait appris à ses gars comment en extraire la noisette : mettre des gants pour se prémunir des poils raides, déchirer l’enveloppe et ensuite frapper, pas trop fort, et avec un petit marteau, la noix pour en extraire la partie comestible.

Sa conjointe avait été « traînée de force dans ce trou perdu ». Le chalet était de dimension très modeste : des plafonds bas, deux petites chambres. « C’est absurde ! On a les moyens de s’acheter quelque chose de beaucoup plus grand ! » Mais il avait tout de suite été charmé par la forêt dense qui entourait le chalet et la superbe vue sur les montagnes blanches. Elle avait finalement cédé, mais à condition qu’elle puisse rénover cette « bicoque » de fond en comble. Elle avait modifié tout ou presque et le petit camp de chasse que ce chalet avait été jadis était devenu méconnaissable !

Les rénovations s’étaient achevées par une apothéose : l’ajout d’un étage ! Il avait passé cet été-là à se dire : « Mon Dieu que c’est pénible ! Quand est-ce que je vais retrouver le silence ? » Il l’avait enfin retrouvé à la campagne, mais l’avait perdu en ville : après le chalet, sa conjointe s’attaquait maintenant à la rénovation de leur maison d’Ahuntsic !

La convaincre de vivre dans ce quartier n’avait pas non plus été une mince affaire. Ahuntsic était à ses yeux « un quartier de pépés ». Les cafés et les restaurants de la promenade Fleury, qu’il trouvait pourtant animés, avaient selon elle « quelque chose de poussiéreux, de vieux mononcle ». « Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Y’a pas de groove dans ce quartier ! On se croirait plus dans une banlieue de Montréal qu’à Montréal. » Mais c’était le quartier de son enfance et de son adolescence et il avait peut-être voulu retrouver un peu du bonheur qu’il avait connu en y achetant une maison.  

« Moi, j’veux pas de critiques constructives, j’veux qu’on m’admire ! » Il tentait de donner un ton caricaturalement suppliant à cette réplique, mais n’y parvenait pas. Il se souvenait en riant de la fois où sa conjointe était partie sur son vélo ultra-léger, et très dispendieux, alors que le mercure dépassait les 30 degrés. François et lui discutaient à l’ombre d’un érable. Ils la regardèrent enfourcher son vélo ; le bruit sec qu’elle émit lorsque ses souliers s’insérèrent dans les cales des pédales leur renvoyait une impression de force, de puissance. François demeura silencieux quelques secondes, lissa sa barbe, puis dit avec un fin sourire : « Y fait pas un peu trop chaud ? »

Sa conjointe ne passait pas beaucoup de temps avec les Cloutier ; ils leur rendaient service, elle les payait en retour, et c’était tout. Quant à lui, il aimait discuter avec eux, avec François surtout… enfin quand il avait le temps. Cet homme travaillait sans arrêt ! Il était à la fois chauffeur d’autobus, apiculteur, boucher et tireur de joints. Il amenait les enfants en autobus tôt le matin et revenait chez lui pour s’occuper de ses ruches, ou pour dépecer un chevreuil qu’un chasseur avait tué dans la montagne. Dans ses rares moments de loisir, il travaillait sur sa maison ou il pêchait.

La pêche ! Quel monde merveilleux s’était ouvert à lui lorsqu’ils avaient acheté le chalet ! Sa conjointe disait qu’il en faisait une maladie, une obsession ! Auparavant, il avait un peu pêché dans l’eau boueuse de la rivière des Prairies, mais rien ne l’avait préparé à la beauté des ruisseaux et des rivières qui dévalaient des flancs de la Montagne magique. Il y avait une petite rivière en particulier, qu’il aimait passionnément. Une eau froide, pure, cristalline, alimentée par des dizaines de sources et de petits ruisseaux, qui coulait sur un lit de grès, de quartz, d’ardoises et de calcaires. Dans le sud du Québec, à peu près tous les lacs et les cours d’eau sont habités, mais les rives de sa rivière étaient vierges d’habitations sur un peu plus de cinq kilomètres ; rien que des pins, des sapins, des bouleaux, des érables, et, sur l’eau, le jeu de l’ombre et de la lumière.

Il parlait de cet endroit merveilleux à François, qui, à son grand étonnement, n’y était jamais allé. Il pêchait beaucoup plus près de sa maison, mais où ? Quand Vincent lui demandait des précisions, il se contentait de faire un geste vague de sa main en pointant vers le nord. Puis, il commença à ajouter des informations au compte-goutte, à mesure que leur relation se développait. « Je pêche dans le ruisseau du quatre », lui avait-il révélé.

Le rang quatre, oui très bien, mais ce rang faisait plus de dix kilomètres de long ! Il devait trouver ce ruisseau ! Il revenait de la Montagne magique avec des truites minuscules, tandis que François rapportait des truites de dix pouces ! Mais de toute évidence, François ne souhaitait pas qu’il le trouve.

Un jour, pourtant, François ajouta : « C’est entre icitte et le pont couvert ! » Cette information était encore imprécise. Quelques semaines plus tard, il ajouta : « C’est pas loin des chutes à Donat ! » Mais où diable étaient les chutes à Donat ? Elles ne figuraient sur aucune carte.

Puis, un jour, à la fin d’une longue conversation, la voix de François se mit à trembler et à devenir hésitante, comme elle le devenait toujours lorsqu’il se rapprochait d’une émotion : « Il faudrait ben qu’on aille pêcher ensemble. J’vais te montrer ! » Ce jour-là était un grand jour ! Deux univers, la ville et la campagne, s’étaient rapprochés. Tout exalté, il dit à sa conjointe : « François veut pêcher avec moi ! » Elle le regarda à peine (elle lisait un magazine de décoration) et dit négligemment : « Bon, ça va, ça va, tu n’as quand même pas gagné à la Loto. »

Dire qu’il avait quitté la mère de ses deux garçons pour cette impitoyable avocate ! Il est vrai qu’elle était jeune, merveilleusement belle et très intelligente. Elle parlait à une vitesse folle comme si ses mots ne parvenaient pas à suivre la rapidité de sa pensée. Elle était grande, élégante et impérieuse dans ses robes magnifiques, et sa beauté donnait un choc quand on la voyait pour la première fois. Il tentait de maintenir ses yeux sur ses blagues : « Moi, j’veux pas de critiques constructives, j’veux être admiré ! » Mais il songeait à leur première rencontre : il est au restaurant avec son agent, elle doit les rejoindre pour discuter des aspects légaux d’un contrat, elle entre, il la contemple ébahi, puis c’est elle qui le reconnaît rapidement et le regarde droit dans les yeux avec une assurance terrifiante. Il se souvint d’avoir pensé : « Impossible de regarder le soleil en face ! » Et il avait détourné son regard.

À mesure qu’il se détachait de sa conjointe et qu’il s’imprégnait des beautés de la nature, les traits d’un visage doux et harmonieux, pales pointillés tapis dans un coin obscur de sa mémoire, commençaient à se préciser. Comment avait-il pu l’oublier ? Il venait d’avoir dix-sept ans, il marchait à ses côtés au parc Ahuntsic, ils se tenaient par la main ; ils rougissaient de bonheur. Ils échangeaient des propos futiles et riaient nerveusement, mais tout à coup la jeune fille s’exclama avec une gravité qui le surprit : « Il ne faut pas qu’on se quitte ! Dis-moi que nous ne nous quitterons jamais ! J’ai peur qu’on se soit connus trop tôt. C’est commun pour des jeunes de vivre des aventures avant de s’engager et je pense que c’est même encouragé ! Mais pourquoi est-ce qu’on devrait suivre cette voie si notre amour est parfait ?

— Je ne veux jamais te quitter ! Jamais ! » avait-il répondu.

Et il était tout à fait sincère. Bien entendu, quelques mois plus tard, il la laissait pour une autre fille. À partir de ce moment, une quantité d’aventures sans lendemain s’étaient succédé et il avait l’impression d’avoir empilé plusieurs couches d’immondices sur son premier amour, le seul amour véritable qu’il eut connu. Cet amour était miraculeusement réapparu, mais à quoi bon maintenant ? Était-il seulement capable d’aimer ? Sa relation avec sa conjointe actuelle était le prolongement d’une vie où les sens et les plaisirs dominaient. Elle était belle, d’une beauté érotique à laquelle il n’avait pas su résister, et elle était riche comme lui. Ne disait-il pas dans son spectacle : « En fait, on va se dire les vraies affaires, on forme un couple pour augmenter son pouvoir d’achat, point ! »

Mais était-il trop tard ? Il y avait peut-être un mince espoir ! Il entra dans son bureau, s’assit à sa table de travail, ouvrit son portable et écrivit le prénom de son premier amour sur Facebook. Il allait écrire son nom de famille, mais il se ravisa. Il ne voulait pas voir des photos d’elle souriante aux bras de son conjoint ! Il y avait un très mince espoir… mieux valait garder intact cet espoir dérisoire que de se confronter à l’implacable réalité. Moka entra dans son bureau par la porte entrouverte et voulut s’asseoir sur ses genoux, mais il se leva.

Il était si absorbé par ses pensées qu’il fut surpris de constater que ses joues étaient baignées de larmes. « Je dois faire rire et je pleure ! On annule le spectacle ! On rembourse tout le monde. »

« Je pense que c’est quelque chose que j’ai mangé hier soir, ça n’a pas passé, j’ai trop mangé, et il y avait quelque chose de rance dans la sauce à spaghetti… Ma pression est très haute… Je ne sais pas ce qui se passe… Beaucoup de stress, ces derniers temps… Mon gars a une grosse gastro, c’est arrivé soudainement ; ce matin, tout allait bien… Et ma conjointe qui est en voyage. Pas le choix de rester à la maison ! » Il essayait de trouver des excuses ; il voulait appeler son agent et tout annuler !

« Mais, c’est pire que ça ! Je veux tout arrêter. Tout ! Pour toujours. »

Il avait récemment commencé à enregistrer « Un Pro et un poireau ». Il était l’assistant d’un maître bien connu de la gastronomie montréalaise ; il était en quelque sorte un faire-valoir rigolo, un novice sympathique à qui on doit tout montrer. « Du sucre à la crème, disait-il dans la première émission, ça semble facile à faire, mais moi je le rate tout le temps. C’est quoi ton truc ? »

« C’est parfait comme casting lui disait son agent. Ton personnage d’humoriste est fendant, cynique et narcissique ; on vient adoucir cette image. Là, tu es drôle, mais aussi humble, maladroit, low profile. »

Low profile, il aurait aimé l’être encore plus ! Quitter le monde du spectacle et écrire l’histoire des Cloutier. Il avait songé jadis à s’inscrire en lettres plutôt qu’à l’École nationale de l’humour. C’est ce qu’avait fait un de ses bons amis qui avait choisi cette voie ardue : « Tu as fait le bon choix ! disait-il à Vincent. L’écriture, c’est une voie de pénitent, une voie étroite, aride, solitaire ! » Et pourtant comme il enviait son ami. Il écrivait des textes poignants de vérité, et la vérité se situait toujours entre l’ombre et la lumière, entre le rire et la tristesse. C’est ce que Tchekhov, ce maître de l’humour, avait compris. Tandis que lui, il devait « puncher » à tout prix !

Il avait quelque chose à raconter de beaucoup plus fort que ce qu’il racontait dans Authentiquement Vincent ! Les Cloutier avaient sombré dans l’alcool puis s’étaient relevés. Ça ferait une belle histoire, pas exagérée comme celles d’Hollywood, pas caricaturales comme celles qu’il racontait à son public. Il y avait quelque chose en eux qui faisait qu’ils ne pouvaient pas boire une goutte d’alcool. S’ils humectaient leurs lèvres, il était déjà trop tard ; ils buvaient toute la bouteille !

Dans les années 70, il n’était pas rare de voir Jean-Louis en prison. Il trinquait dans les bars malfamés des villages frontaliers, devenait irritable et se battait avec des Américains beaucoup plus grands et forts que lui. « Aux States, ils ne niaisaient pas avec ça ! Ils te voyaient marcher croche dans rue pis y te mettaient en dedans. C’est moé le premier qui a arrêté. J’ai prié l’bon Dieu ; ç’a aidé ! »

Il fallait mieux les connaître et passer plus de temps au chalet. Ça avait pris six ans avant que Jean-Louis lui fasse cette confidence ! Pourquoi se voyaient-ils très peu entre eux ? Y avait-il eu une chicane dans la famille ? Ils livraient leur cœur avec encore plus de lenteur que le faisait François pour la pêche au ruisseau du rang 4 !

Dans un rare moment d’épanchement, François lui avait dit : « C’est routinier quand même ma job ! J’me lève à 5 h du matin ; j’me rends à Compton pis j’amène les enfants à Coaticook, j’reviens chez nous le midi, pis j’refais la même job en sens inverse le soir. Pas mal plus routinier que la vie d’un humoriste ! Mais il faut ben gagner sa vie. On fait pas ce qu’on veut ; on fait ce qu’on peut. »

Pauvre homme, il ne savait pas que la vie d’un humoriste pouvait aussi être très routinière ! Les mêmes blagues niaiseuses, les mêmes rires gras, soir après soir ! « Oui, j’ai une migraine carabinée. Je ne peux pas me présenter ce soir ! C’est… Ah ! Mon Dieu ! Ça fait mal. C’est comme un bandeau tout le tour de la tête. Comme si une grosse botte m’écrasait la tête… Ma grand-mère en a seulement pour quelques heures maintenant. Elle est aux soins intensifs. Je dois y aller ! » Il ne voulait pourtant pas mentir… Il aurait voulu dire à son agent avec panache : « C’est assez ! J’ai créé assez de laideur. Je mets fin à tous mes contrats. Le reste de ma vie sera consacré à la beauté. »    

Dans ses plans de « révolution personnelle » et d’ « épuration », il quittait son emploi, il quittait son agent et tous ses collègues du monde de l’humour, il quittait sa conjointe, bref, il se débarrassait de tous ces êtres qui polluaient son existence, et il s’établissait en permanence dans ses montagnes. Le reste de sa vie serait consacré à la marche, à la méditation et à l’écriture.

Il réalisa soudain qu’il était tard. Il était fatigué d’être debout et de pratiquer son texte sans conviction. Il s’assit sur le sofa du salon et son chien vint aussitôt s’asseoir sur ses genoux. Cette fois, il ne put résister à cette manifestation d’affection. Le poil du labrador est dense et rude au toucher, mais c’était son chien et il aimait le flatter. Moka savait faire parler une autre voix en lui, une voix qui s’opposait à son désir d’intransigeance et « d’épuration » ; c’était la voix de la tendresse, et peut-être même de la pitié.

Les chiens, mais les êtres humains aussi, et les êtres humains peut-être même plus que les chiens, avaient besoin qu’on les embrasse et qu’on les caresse. Même sa conjointe, si forte, si autonome, même sa conjointe qui ne semblait avoir besoin de personne, avait connu quelques « crises ». Un soir, elle s’était roulée en boule dans leur lit. Elle sanglotait. Elle avait compris ce qui se tramait dans son cœur : « Tu me méprises ! Tu ne m’aimes pas ! Tu me trouves trop superficielle. Je le vois dans ton regard ; ton regard est froid, il n’y a pas d’amour dans ce regard.»

Il s’était couché près d’elle et l’avait serrée fort dans ses bras. Il lui avait dit : « Mais non, je t’aime ! » Il avait puisé dans ses dons d’acteur pour donner de la conviction à ce « je t’aime ». Du moins, le pensait-il. Mais peut-être qu’une partie de lui, cette partie tendre qui flattait présentement son chien, l’aimait véritablement.   

C’était sans doute une donnée universelle de la condition humaine : il y avait ce moment mélancolique quand François prenait son déjeuner aux petites heures du matin, juste avant d’aller conduire son autobus, quand Jean-Louis et Diane, du temps qu’ils travaillaient encore, préparaient leur lunch avant de partir pour la shop, un moment où on rêvait à ce qu’aurait pu être notre existence si on y avait mis un plus d’efforts, si on avait fait les bons choix. Mais on refermait la porte de la maison en se disant : « On fait pas ce qu’on veut ; on fait ce qu’on peut ! » Puis, on était aspirés par le tourbillon de la journée et on n’y pensait plus.

Il avait quitté le salon et il se préparait maintenant un sandwich. Une lumière rose et liquide entrait par les grandes fenêtres de sa cuisine. Il était temps d’y aller ! Il allait manger cette collation, se rendre au théâtre Saint-Denis, et divertir un peu ses frères humains, bref il allait faire son petit numéro avant d’aller au lit. Ce n’était pas grand-chose, c’était même totalement insignifiant, mais si Diane, Jean-Louis et François l’avaient fait, si des milliards d’êtres humains comme eux en avaient été capables, il n’y avait pas de raison pour qu’il n’y parvienne pas.    

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