L'homme-machine ou l'homme intégral?

L'homme intégral

Jacques Dufresne

Celui qui intègre son passé à son présent, qui se souvient de ce qu'il a été pour devenir ce qu'il est.  L’homme a d’abord appris à se tenir debout puis il est devenu intelligent. La tenue demeure une vertu et peut-être une condition de l’intelligence. Gottfried Benn: « On savait que les hommes n'ont plus d'âme, oh! si au moins ils avaient de la tenue.» Dans les grandes étapes de son passé long, l’homme était intégré au cosmos. Renouer avec ces étapes c’est renouer avec la nature. L’homme intégral est aussi l’homme de l’ère écologique.

L’homme intégral, par opposition à l’homme unidimensionnel, réduit à sa surface, sa dernière strate, le présent, un présent où il s’assimile de plus en plus à sa dernière invention majeure l’ordinateur et à ses variantes, le robot et le téléphone multimédia, frauduleusement qualifié d’intelligent

 Günther Anders est l’un des premiers auteurs qui ont réfléchi à ce phénomène. Du livre marquant qu’il a publié en 1956, L'obsolescence de l'homme, retenons que l'homme contemporain est fasciné par les produits fabriqués au point d'avoir honte d'être né, c'est-à-dire d'être un enfant de la nature. À propos d'un Américain, un certain T., qu'il a vu en extase devant des machines nouvelles présentées dans une exposition, Anders écrit : « Il a honte d'être devenu plutôt que d'avoir été fabriqué. Il a honte de devoir son existence – à la différence de produits qui, eux, sont irréprochables parce qu'ils ont été calculés dans les moindres détails – au processus aveugle, non calculé, ancestral de la procréation et de la naissance. » [1]

Günther Anders, premier mari d’Hannah Arendt, était aussi un ami d’Herbert Marcuse, l’auteur de L’homme unidimensionnel, le livre qui provoqua la contestation étudiante de la décennie 1960. Les jeunes ont à cette occasion vandalisé des ordinateurs. Aujourd’hui ils dorment avec eux.« La domination de la société sur l'individu, écrivait Marcuse, est infiniment plus grande que jamais.» Et plus loin :  « le processus mécanique dans l'univers technologique détruit ce que la liberté a de secret et d'intime. » [2]

Pues el delito mayor del hombre es haber nacido. (La faute majeure de l’homme est d’être né.» Cette pensée de Calderon paraît aujourd’hui prophétique, elle annonçait la honte d’être né, d’être incarné. L’identification à la machine est le processus inverse de l’incarnation. J’appelle ce processus emmachination plutôt que désincarnation parce qu’il n’est pas vécu comme une perte, un appauvrissement, mais comme une conquête, un enrichissement.

L’incarnation, littéralement un esprit dans une chair, suppose, le mot le dit, au moins deux dimensions unies : le corps et l’âme, l’élémentaire et le transcendant, le naturel  et le surnaturel…« L’homme, disait Novalis, est un arbre qui a ses racines dans ciel» métaphore ayant le mérite de rappeler que l’incarnation implique aussi la verticalité.

Pour échapper au processus d’emmachination ou seulement le freiner, il faut préférer la conception de l’homme la plus complète à la plus récente. J’ai hésité entre plusieurs métaphores pour désigner la conception la plus complète : homme vertical, homme étagé, homme stratifié, homme hiérarchisé. Aucune ne me paraissant adéquate, je me suis souvenu d’avoir eu recours à l’expression homme intégral au terme d’un exercice où je résumais les diverses conceptions de l’homme, dont on pouvait encore se réclamer vers 1930 selon Max Scheler, à qui l’on doit ce diagnostic «Les idées relatives à l’essence et à l’origine de l’homme n’ont jamais été moins sûres, plus indéterminées et plus diverses qu’aujourd’hui.» [3]

Emportés vers l’unidimensionnalité, nous nous coupons du passé, proche et lointain, pour diverses raisons d’autant plus séduisantes qu’elles se présentent souvent sous la forme d’un progrès moral en direction de l’égalité, de l’inclusion, des droits individuels, de l’expression de soi, de l’horizontalité. La maturité et son échelle disparaissent alors au profit de la normalité et ses écarts. Hélas! hors du supplément d’âme et de vie dont le passé coupable est aussi la source, et l’unique source, nous nous limitons à des plaisirs monotones, bien éloignés des hautes joies polyphoniques auxquelles nous pourrions aspirer.

Nous avons donc intérêt redécouvrir le passé, non dans le but de nous flatter une fois de plus des progrès accomplis, mais d’ajouter sens et vie à ces progrès en renouant avec les aspects positifs des étapes franchies et en les intégrant à notre présent. Je me limiterai à quelques grandes étapes et, à propos de chacune, à quelques indications propres à inciter le lecteur à s’engager dans la même voie.

L‘ancêtre amphibien

Dans notre campagne entourée de ruisseaux de lacs et d’étangs, au premier beau soir du printemps, l’horizon s’embrase du chant des rainettes. J’en tire une joie semblable en surface à celle que me procure la musique, mais enrichie, en profondeur par je ne sais quelle euphorie élémentaire, comme si j’avais conservé en moi des traces de quelque ancêtre amphibien. Un soir où je me promenais sue un chemin de terre longeant un lac, je croise un camion bruyant : le concert s’interrompt brusquement et il ne reprendra que lentement. Depuis, belle hypothèse pour les chercheurs, je suis convaincu que le bruit des machines a le même effet sur la vie élémentaire au fond de nous. Je connais au moins un grand écrivain, John Cowper Powys, qui partage cette conviction.  Depuis Aristote, l’homme est à nos yeux un animal surmonté d’une raison. Powys accroît l’écart entre le bas et le haut, qui deviennent le-sub-humain et le super-humain, réunis dans le moi ichtyosaure , (ichtus/poisson).

« Si, écrit-il, nous semblons de nos jours (1930) lamentablement malheureux, tous tant que nous sommes, c’est que les éléments humains grégaires de notre Je suis moi ont chassé de celui-ci les éléments sub-humains et super-humains ».[…] Ces éléments grégaires sont en passe d’exterminer à petit feu toute forme de bonheur calme et extatique, le seul qui soit réellement digne d’organismes comme les nôtres, avec derrière eux cette longue histoire et devant eux ces amples espérances. […] Une certaine jouissance concentrée des sens et de toutes ces subtiles harmoniques et connotations qui les auréolent – c’est sur ce terrain, mouvant et cependant éternel, que je me place pour défendre mes théories. Je plaide la cause d’un culte de la vie basé sur la contemplation statique, en réaction contre la fièvre d’activité de notre temps »[…]« Analysant ensuite notre Je suis moi, j’ai découvert qu’il contient des éléments de conscience organique relevant du sub-humain aussi bien que du super-humain ».

« Bien! Parvenu à ce point je vais prendre la liberté d’inventer un terme pour désigner cette union, dans notre Je suis moi, de ces éléments sub-humains et super- humains. Et cette union, je la désignerai désormais par le terme moi ichtyosaure, (ichtus/poisson) afin de mettre en lumière le lointain arrière-plan de l’âme humaine ».[4] 

N.B. L’horizon des rainettes est une réminiscence de ce vers de Garcia Lorca  dans La casada infiel :

 y un horizonte de perros
ladra muy lejos del río..

La station debout

« L'homme est le seul être vivant dont le visage soit tourné vers le Ciel.» Ovide

. "l'Homme s'est d'abord mis debout, puis il est devenu intelligent". Stephen Jay Gould.

Quand cette surrection a-t-elle eu lieu et à quel endroit? Le saurons-nous jamais? Célébrons l’événement avec prudence. Il semble en effet avéré qu'il y a eu des pré- humains à la stature verticale qui ne possédaient pas les facultés reconnues à l’homo sapiens.

Il n’est pas exclu que ce soit dans l’eau que l’homme ait appris à se tenir debout. Le paléontologue berlinois Carsten Niemitz en est persuadé Jusqu’à ce jour, je résume son propos, les chercheurs ont trop misé sur l’observation des grands singes. On sait pourtant qu'’au cours de l’évolution les singes et les hominidés se sont séparés De nombreux chercheurs, étudiant la question sous des angles différents, dont celui du développement des 200 muscles mobilisés par la marche, lui ont donné raison. Il évite heureusement de reproduire l’erreur de bien des anciens paléontologues. Notre hypothèse dit-il n’en est qu'une parmi d’autres. [5]

La station debout n’est pas seulement un fait biologique elle est aussi un fait moral, une vertu. Pensons à toutes les connotations positives du mot droit, à celles du mot tenue et du verbe se tenir. L’être humain accompli n’est-il pas celui qui a de la tenue, qui a bonne contenance, qui se tient. D’un chef qu’on admire ne dit-on pas qu’il se tient debout. Et qu’est-ce que la pensée sinon, à travers les contradictions, ce mouvement ascendant dont Socrate a donné l’exemple ?  Gottfried Benn: « On savait que les hommes n'ont plus d'âme, oh! si au moins ils avaient de la tenue.» s’ils redressaient sans cesse une tête et un corps qui menacent toujours de tomber. «La vie, disait Paul Valéry, est la chute d’un corps.»

 «Ce n’est pas une âme, ce n’est pas un corps, c’est un homme», dira Montaigne, et il ajoutera : «L'âme qui loge la philosophie doit par sa santé rendre sain encores le corps. Elle doit faire luire jusques au dehors son repos et son aise; doit former à son moule le port extérieur, et l'armer par conséquent d'une gracieuse fierté, d'un maintien actif et allègre, et d'une contenance contente et débonnaire. La plus expresse marque de la sagesse, c'est une esjouïssance constante: son estat est comme des choses au-dessus de la lune: toujours serein».

Pour donner raison à Montaigne il suffit de regarder les portraits des hommes et des femmes de son époque dont la tête pour être encore plus droite que par la seule dignité qui vient de l’âme est soutenue de l’extérieur par une fraise.

 Voilà le programme d’éducation le plus simple et le plus fondamental : être homme c’est revenir constamment à sa position d’origine, c’est participer par sa tête tournée vers le ciel à la sérénité et à la lumière du monde supra lunaire. Cette vision du monde était celle d’Aristote et de Ptolémée. Plus édifiante que vraie, elle avait pourtant  d’heureux effets sur l’homme.

 Aujourd’hui, on se soucie plus de son confort que de sa tenue. L’homme aurait-il tendance à s’effondrer depuis que sa planète a perdu son statut de centre du monde et qu'il se sent tout petit dans un univers en expansion qui l’angoisse et l’écrase? « Le silence éternel des espaces infinis m’effraie.» (Pascal)

 Mais en réalité la tenue a encore plus de sens dans ce nouveau contexte. «L’homme n’est qu'un roseau mais c’est un roseau pensant.» Plus il se sent fragile, menacé, plus il a de raisons de se tenir.

Le bipède en marche

Après la station debout, la marche, cet équilibre constamment reconquis, ce premier pas vers la liberté, mais aujourd’hui, l’homme préfère être assis, suite à une grande révolution méconnue, sauf de quelques penseurs dont Rebecca Solnit, auteure de Wanderlust,(1) un livre sur l’histoire de la marche aussi pénétrant que dénué de prétention. Après un tour d’horizon qui la conduit de Pétrarque (le premier occidental selon elle à escalader une montagne, le Ventoux en Provence) à Rousseau puis de Wordsworth à Walter Benjamin, Rebecca Solnit évoque le moment précis – quelques décennies, par rapport à des millions d’années, sont un moment précis – où les hommes ont cessé de marcher, parce que ce n’était plus nécessaire et sans doute parce qu’ils pouvaient enfin devenir rois à leur tour, être assis, sur un trône ou un cheval, ayant toujours été un privilège des rois. Le paysan marchait derrière son cheval de trait, à la guerre, il était la piétaille. Être assis, n’est-ce pas, enfin, le pouvoir du peuple, l’achèvement de la démocratie. L’enfant lui-même est roi, assis devant un écran. C’est l’égalité entre les générations.

Vous nous voyez marcher, nous sommes la piétaille.
Nous n’avançons jamais que d’un pas à la fois.
Mais vingt siècles de peuple et vingt siècles de rois,
Et toute leur séquelle et toute leur volaille

Et leurs chapeaux à plume avec leur valetaille
Ont appris ce que c’est que d’être familiers,
Et comme on peut marcher, les pieds dans ses souliers,
Vers un dernier carré le soir d’une bataille. (Péguy)

Être assis, ce moment de rupture dans l’évolution de l’espèce humaine sur la planète terre a coïncidé avec les premiers pas de l’homme sur la lune. Rebecca Solnit, pour faciliter la tâche des futurs historiens, situe l’avènement de l’homme assis… et transporté, en 1970. Assis dans un train, puis dans une automobile et dans un avion: «Le corps n’est rien de plus qu’un paquet en transit,  une pièce d’échec déplacée d’une case à une autre.» 1970, c’était aussi aux États-Unis, l’heure de gloire des banlieues et de leurs rues sans trottoirs. [6]

 Comment se fait-il que cette involution, marquant la fin d’une étape décisive dans l’histoire de l’homme, soit passée inaperçue? On me dira qu'il s’agit d’une interruption partielle et de courte durée sans grande signification à l’échelle de l’évolution. Par l’ensemble des liens qu'elle établit entre la marche et la culture, Rebecca Solnit nous donne de bonnes raisons d’être d’un autre avis. Après avoir évoqué Pétrarque et bien d’autres écrivains, elle présente des pionniers de l’’écologie, dont John Muir, ce marcheur solitaire et contemplatif, fondateur Sierra Club, Bien des prophètes, dont Jésus, bien des philosophes, dont Aristote et ses disciples, les péripatéticiens, étaient de cette sorte de marcheur vers l’accomplissement de soi.  C’est sous cette forme que la marche ressuscite en ce moment : nous ne serons plus des paquets qu’on déplace semblent se dire à eux-mêmes ceux qui se souviennent de leur lointain passé, nous serons des vivants contemplatifs qui prennent leur envol, tel ce Nietzsche, qui écrivait le Zarathoustra, en marchant dans les Alpes, à Sils Maria, ce Nietzsche qui, à un Flaubert se flattant de n’écrire bien qu’assis, avait répliqué : « Je te tiens là nihiliste, les grandes pensées ne nous viennent qu’en marchant.

Marcher librement, allègrement et non tristement sur les ordres de son médecin. Tenir le juste milieu entre la colombe qui vole et le serpent qui rampe, entre la plante immobile et l'animal qui court après sa proie, garder les pieds sur terre tout en regardant le ciel, défier la pesanteur tout en lui restant soumis. Pour peu qu'on s'éloigne de cette position centrale on fait l'ange ou la bête. Marcher c'est être humain. L'actuel regain d'intérêt pour la marche marque un retour à l'humanité après un siècle où, portés par le train, la voiture, l'avion et la fusée, nous avons cru que nous étions des machines à explorer l'espace.

Marcher, une philosophie. C’est le titre d’un livre d’un philosophe contemporain, Frédéric Gros. C'est la culture livresque que les cyniques, Rousseau, Thoreau, Nietzsche et Gandhi fuyaient et condamnaient en marchant. ''Nous ne sommes pas de ceux qui ne pensent qu'au milieu des livres et dont l'idée attend pour naître les stimuli des pages; notre éthos est de penser à l'air libre, marchant, sautant, montant, dansant, de préférence sur les montagnes solitaires ou sur les bords de mer, là où même les chemins se font méditatifs '' .(Nietzsche) Tous ces génies qui se sont levés pour vivre avant de s'asseoir pour écrire, que diraient-ils de la culture médiatique d'aujourd'hui, mille fois plus captivante que la culture livresque traditionnelle et qui, en outre, promet et permet, à volonté, et à profusion de ces rencontres qui sont l'un des plaisirs de la marche, un plaisir rare dans ce cas, imprévu et souvent donné après des jours de solitude. Voilà, sous une forme bien concrète, le choix que nous devons faire entre les deux visions du monde qui s'offrent à nous. Faut-il pour bien le faire revenir à la distinction entre le nécessaire et le bien? Frédéric Gros enseigne la philosophie à Paris XII, on peut difficilement imaginer qu'il travaille en marge de la culture médiatique, il est d'ailleurs sur Facebook... mais on peut présumer que c'est là la partie nécessité de sa vie, qu'il cherche le bien dans la marche, d'abord sous la forme d'une liberté suspensive, à l'époque des vacances : « Mon monde non seulement ne s'effondre pas de n'être plus connecté, mais ces connexions m'apparaissent soudain comme des entrelacements lourds, étouffants, trop serrés ». Le temps de l'escapade, « puis je replonge ». Suit une liberté plus agressive, plus rebelle, qui incite à rompre et enfin une troisième liberté, plus rare, celle du renonçant. « Indifférent au passé et au futur, je ne suis rien d'autre que l'éternel présent de la coïncidence ». Toujours selon F.Gros : « Pendant des siècles, dans les sociétés traditionnelles la marche lente fut le propre des femmes : elles se rendaient jusqu'aux sources lointaines puiser de l'eau, ou partaient sur les chemins pour cueillir des plantes ou des herbes. Les hommes privilégiaient les dissipations brutales de force, propres à la chasse, assauts brusques, courses courtes et rapides ». 

Prendre son envol en revenant librement à la marche des premiers jours! Pourrait-on imaginer plus belle invitation au peuple, qui s’est constitué esclave en croyant accéder à un privilège des rois.

Voici le témoignage de Daniel Halévy, dans Voyages aux pays du centre: « La marche a son vertige, quel marcheur ne le sait ? Son rythme invariable fixe l'esprit, endort la volonté et délivre les rêves. Périgord, Bourbonnais, lumières de crépuscule et d'aube, cônes d'Auvergne, nuit toute légère, aérienne, que de souvenirs mêlés en moi! Le rythme de mon pas les presse, exalte ma pensée.

II faut marcher : c'est le plus vieil exercice des hommes. Nos pères ont traversé l'Asie, l'Europe, leurs pas ont fait sonner deux continents. Comme eux, il faut marcher : c'est la plus antique habitude, elle n'est pas perdue, mais seulement affaiblie, et bien vite on la réacquiert. C'est la marche qui a fait l'homme et le corps de l'homme est fait pour la marche, il se réconforte en marchant, il s'apaise, il se réjouit. Et l'esprit de l'homme, comme son corps, est fait pour la marche, pour la durée d'un jour et la longueur d'une étape. Rien ne lui est si favorable que l'aube du départ et le crépuscule de l'arrivée. »

L’animisme

«I am an animist in an age of machines; a poet-of-sorts in a dictatorship of merchants.»  Paul Kingsnorth

Dans La ferme africaine, Karen Blixen raconte la fascination qu'exerçait le coucou de son horloge sur les jeunes pasteurs kikuyus du voisinage. Ignorant la machine, habitués à mesurer le temps en regardant le soleil, ils considéraient l'oiseau des heures comme un être vivant. Nous projetons notre vision mécaniste du monde sur les animaux, ils projetaient leur conception vitaliste sur les machines. «Lorsque le coucou sortait de sa retraite, un frémissement de joie parcourait le jeune pâtre, écrit Karen Blixen, Il se tenait devant l'horloge éperdu d'admiration; pour peu qu'elle ne répondit pas à sa muette supplication, il s'adressait à elle en kikuyu et l'implorait amoureusement. Puis gravement il repartait comme il était venu. Mes domestiques riaient de la naïveté des petits pâtres: ''Ils croient, m'expliquaient-ils, que l'oiseau est vivant''».

Certes personne ne voudra renoncer à l’horloge, l’instrument qui avec le mètre illustre le mieux la pantométrie, cette passion pour la mesure qui a fait la force de l’Occident moderne et rendu possible la civilisation technique, avec à son fondement, la projection d’une vision mécaniste sur les êtres vivants, sur la terre et l’univers entier. Mais fallait-il pour autant que nous renoncions à la joie du petit kikuyu consistant à transformer un objet matériel en une présence aimante. N’est-ce pas là le propre de l’Art ? Qu’est-ce qu’un beau tableau, une belle musique, une belle sculpture sinon l’insertion d’un souffle de vie, d’une âme, dans des choses matérielles tels les sons, les couleurs et la pierre. Qu’est-ce qu’une métaphore ?De forein, porter et meta au-delà. La métaphore nous porte au-delà du sens habituel des mots, lequel s'émousse et meurt avec l'usage. Elle est la résurrection des mots.« Si le grain ne meurt!» Elle consiste à descendre pour remonter, à s'appuyer sur le sensible pour s'élever au-delà de l'abstrait. «Elle est morte à vingt ans.» Non!  «Elle a été tranchée dans sa fleur.» Le chiffre dit l'exact, l'image dit le vrai.  Couleur et vie , la métaphore est la figure de l'appartenance. Grâce à elle nous habitons le texte et le texte nous habite. Qu’est-ce qu’un symbole ? Qu’est-ce qu’un mythe ?

Le lien entre l’animisme, l’incarnation, l’union de l’âme et du corps, l’art, l’artisanat est manifeste :

Ma symétrie auguste est sœur de la vertu [...]
« Moi, le temple, je suis législateur d'Éphèse;
Le peuple en me voyant comprend l'ordre et
s'apaise;
Mes degrés sont les mots d'un code, mon fronton
Pense comme Thalès, parle comme Platon,
Mon portique serein pour l'âme qui sait lire,
A la vibration pensive d'une lyre,
Mon péristyle semble un précepte des cieux;
Toute loi vraie étant un rythme harmonieux,
Nul homme ne me voit sans qu'un dieu l'avertisse;
Mon austère équilibre enseigne la justice;
Je suis la vérité bâtie en marbre blanc;
Le beau, c'est, ô mortel, le vrai plus ressemblant.»

Le temple d’Éphèse, par Victor Hugo

Même enchantement, même vibration pensive de la même lyre depuis les dessins des plus anciennes grottes. Et qu’est-ce que l’amour sans cet animisme? Ce serait suicidaire pour nous, hommes du présent, que de ne pas conserver et enrichir la part que nous en possédons encore. Parmi les erreurs à éviter pour échapper à ce triste sort, il y a l’instrumentalisation du texte.

Parce qu'on l'associe d'abord à la machine et à l'usine, on oublie facilement que la technique (recherche en toute chose de la méthode la plus efficace) s'applique à toutes les activités humaines, y compris à l'écriture. Pourquoi cette activité serait-elle épargnée alors qu'elle est l'une des plus importantes? Il faut plutôt se rendre à l'évidence que le texte, le plus souvent réduit par la technique à l'état de moyen de communication d'une information objective et incolore, a subi le même sort que le sol dans l'agriculture industrielle. Négligé dans sa partie vivante, l'humus, le sol, n'est plus qu'un support pour une plante nourrie par des produits chimiques. Dans le même esprit, le texte a été réduit par la technique à un moyen de communication d'une information objective. En sont la preuve la quasi-totalité des journaux et la totalité des brochures publicitaires. Dans l'ensemble de la vie scolaire et professionnelle, quel est le mot qui évoque le mieux le type d'écriture dominant: rapport. Rapport de recherche, rapport de laboratoire, rapport de réunion, tout est rapport. C'est le genre littéraire le plus important désormais, si important que dès le début des cégeps, on a tenu à réformer la réforme en remplaçant l'un des quatre cours de littérature par un vague cours de langue destiné à apprendre aux jeunes à rédiger des rapports, la seule chose qu'ils savaient déjà faire. Les examens objectifs, autre façon de tuer le texte allaient de soi dans ce contexte.

La substitution de l'écriture mécanique à l'écriture manuscrite symbolise bien cette instrumentalisation accélérée et universelle du texte. Un parallèle s'impose en effet entre la disparition de l'écriture manuscrite au profit de l'écriture mécanique et du devoir d’objectivation qui a frappé le texte au même moment. Reportons-nous au début de la décennie 1970, moment où l'on a commencé à interdire l'écriture manuscrite dans l'enseignement supérieur au Québec. Préférant le caractère des personnes, rendu manifeste par leur écriture, aux caractères d'imprimerie, j'exigeais de mes étudiants qu'ils me remettent leurs travaux sous forme de manuscrits, avec l'archaïque conviction que le caractère de la personne convenait mieux à son style que les caractères d'imprimerie. Je fus sans doute le dernier archaïsant de cette espèce. Au même moment, une amie, littéraire égarée en service social, faisait la découverte des sciences humaines appliquées. Son travail consistait à rencontrer les parents d'enfants inadaptés et à rédiger ensuite des rapports de ses entrevues. Pour des raisons qui tenaient aussi bien à ses goûts personnels en littérature (Balzac et Tolstoï) qu'au respect que lui inspiraient les parents, elle faisait un usage minimal du jargon de son métier, persuadée qu'en saisissant les traits de caractère dans ce qu'ils avaient d'unique, de singulier, elle se rapprochait davantage de la vérité qu'en plaquant sur ses clients des catégories abstraites, froidement universelles, et condamnées à se démoder très vite. Les parents appréciaient cette approche, mais ses collègues en étaient indisposés, pour les raisons que vous devinez. Elle manquait au code jugé plus scientifique communément admis dans les rapports d’entrevue ! Toujours le culte du rapport!C’est pour remédier à cette unidimensionnalité du texte et de l’existence en général que le président-p0ète sénégalais Léopold Senghor appela de ses vœux un civilisation de l’universel consistant en une synthèse de la sensibilité africaine et de la rationalité européenne. [7]

La civilisation

Comment un homme des bois, Endiku, accède à la civilisation puis à l’amitié et, oserons-nous dire, à un amour courtois qui pourrait servir de modèle aux jeunes d’ajourd’hui en quête d’un rapport harmonieux entre hommes et femmes. Voir l’épopée de Gilgamesh, le grand récit mésopotamien qui a marqué profondément l’occident naissant

L'Épopée de Gilgamesh

La souffrance

Sens de la souffrance. Sur ce sujet crucial, la lecture du Livre de Job dans La Bible s’impose. Job ou le passage du Dieu Justicier au Dieu Amour.

Philippe Nemo: la prière dans la souffrance de Job

Daniel Laguitton : Job au centre de la Bible

La justice

Athènes au VIe siècle avant J.C : de la loi du plus fort à la Justice

«Les oligarques avaient si peu le souci de la justice qu'ils finirent par s'entre-déchirer. En se faisant eux-mêmes justice, ils devinrent victimes de cette loi de la jungle qu'ils destinaient à la plèbe. La vendetta se généralisa, achevant de discréditer une justice qui n'était déjà plus qu'une caricature. Pendant ce temps, les pauvres prenaient conscience de leur force, aidés par une nouvelle classe de commerçants et de banquiers, devenus les grands rivaux des propriétaires terriens. L'un des plus beaux moments de l'histoire de l'humanité se préparait ainsi au VIe siècle avant J.C. : l'avènement de l'État de droit, lequel suppose le déploiement de l'intelligence dans l'universel.

Accéder à l'universel consiste à juger en s'appuyant sur des critères situés par-delà les intérêts et les préjugés d'un groupe particulier. Au début du VIe siècle avant notre ère, les citoyens d'Athènes ont dégagé le plus beau de ces critères pour juger des régimes politiques: l'idée de justice. Cette idée de justice était certes présente au cœur de tous les êtres humains depuis toujours, mais elle était demeurée voilée, confuse, mêlée à la peur, à l'angoisse. Guidés par Solon, les Athéniens ont dégagé cet idéal de sa gangue. Partout autour d'eux, sauf en quelques endroits, la Mésopotamie par exemple où l'État de droit avait été ébauché, la justice et la force étaient restées mêlées de façon telle qu'il semblait à jamais acquis que la justice était l'intérêt du plus fort. Faisaient la loi et les lois ceux qui avaient le pouvoir de les faire respecter dans leur intérêt. Imaginons l'émerveillement de personnes qui auraient toujours vécu sous un ciel gris le jour où, pour la première fois, elles verraient le soleil briller de toute sa force par-delà des nuages qu'il aurait dissipés. À en juger par la façon dont l'art et la littérature des VIe et Ve siècles sont pénétrés du souci de la justice, les Athéniens ont connu un tel émerveillement quand ils ont vu apparaître une justice, se distinguant non seulement de la force, mais capable de la tenir en respect, tel un soleil qui, en plus de briller, tempérerait la violence des vents et des flots.»

Jacques Dufresne: La démocratie athénienne  -  La justice

La raison

La limite, au lieu d'être cette chose essentiellement négative, qui n'est là que pour être dépassée, est l'un des signes auquel on reconnaît ce qui est. Le point su cette question par Gilbert Romeyer-Dherbey

«Or la raison est conçue, conformément à un thème ontologique fondamental de la pensée grecque, comme puissance essentielle de limitation, comme détermination à l'intérieur d'un trait qui fixe les contours, qui arrête le tracé au-delà duquel commencent excès et démesure, eux-mêmes condamnés simplement parce qu'avec eux s'instaure le règne du n'importe quoi. Être, c'est être quelque chose, et si l'indéfini est, dès l'aube de l'hellénisme, exorcisé, s'il est signe de déraison, c'est parce qu'il est en même temps non-être, ou moindre être. Définissant la rationalité comme puissance de limitation, il faut voir que cette limitation ne doit pas être comprise au négatif, c'est-à-dire comme ce qui, en bornant, ferme, mais au contraire, comme l'a marqué Heidegger dans Le principe de raison, comme ce qui, en cernant l'être, le constitue et le fait éclater au-dehors, saisissable au regard, tout comme la statue surgit du bloc quand le ciseau lui a conféré contour. La raison, pensant le besoin dans la société civile, lui donne son être de besoin humain, c'est-à-dire à la fois ouvre son champ et l'enclôt; elle assure la discipline du besoin au sens où Aristote, de façon très platonicienne, dit qu'il faut philosopher avec les passionsà savoir ne pas prétendre les extirper, mais les régler tout en les conservant. Et comment en effet extirper tout besoin? - mais comment l'abandonner à lui-même, à son excitabilité infinie, son indéfini pouvoir de prolifération, l'inextinguible appétit d'avoir plus?»

Gilbert Romeyer-Dherbey: Le besoin et la détermination

L’amour

«Socrate et le Christ, Athènes et Jérusalem, deux hommes, deux cités aux fondements de l'Occident, en un sens complémentaires, mais en un autre sens, bien distinctes. "Deux amours ont donc bâti deux Cités; l'amour de soi-même jusqu'au mépris de Dieu, la Cité terrestre; et l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi-même, la cité céleste", affirmait Augustin. Certes, l'amour de soi-même dans la cité grecque ne mène pas au « règne de l'homme » [Rémi Brague (2015)] tel que projeté par le Siècle des Lumières, car il s'inscrit dans le cosmos, car il est balisé par la nature, toutefois il n'est pas aussi inclusif que l'amour chrétien. Platon et Xénophon s'accommodaient très bien de l'esclavage, 2 de l'inégalité et de l'infériorité de plusieurs, pour ne pas dire du grand nombre. Leur monde est foncièrement aristocratique; en simplifiant un peu, on pourrait dire qu'à leurs yeux, il y a ceux qui voient et peuvent, l'élite, et il y a les autres, le grand nombre, le commun des mortels. Dans leur univers, les dons naturels déterminent tout. Par contre, dans l'univers chrétien, ce qui compte d'abord et avant tout, c'est la volonté de faire le bien, c'est que tous, fût-on aveugle et impuissant, œuvrent à témoigner de l'Amour. Dans ce monde, la dignité humaine importe plus que les talents naturels.»(126)

Richard Lussier :  Les quatre évangélistes de Socrate

Le monachisme

Qui étaient donc ces moines qui avaient renoncé aux plaisirs dont les dieux leur donnaient l’exemple? Qui était ce Philamon cherchant refuge dans les ruines d’un monastère au sommet d’une montagne? Décréter qu’il était dans l’illusion c’est faire œuvre de psychologue et non d’historien. Arrêtons-nous plutôt à ce témoignage de Jean Marcel dans Hypatie ou la fin des dieux.

«Monachos, en grec solitaire, d'où vient le mot de moine, n'est pas seulement le nom que l'on a donné, dans la tradition, à celui « qui vit seul » du seul fait qu'il vive ainsi, tout solitaire n'étant pas nécessairement moine ; il est plus profondément la désignation de celui qui cherche et s'efforce de trouver son unité particulière avant de la joindre à l'Unité suprême où tout s'abîme de toute éternité. Ce n'était pas cette force qui le menait à cet instant, il le savait bien — ou plutôt n'osait pas même savoir. Non plus qu'une force contraire, qui eût été la tentation de la démesure. » (p.17)

On peut penser le plus grand mal de ce mépris de la chair tout en l’associant à un mépris de la nature dont nous mesurons aujourd’hui les effets. Plusieurs de mes auteurs préférés l’on fait : Nietzsche, Klages, et même le chrétien Max Scheler. C’est, disait ce dernier, « parce qu’ils ont fait de la terre un lieu de passage, d’exil, une vallée de larmes que l’on pleure tant sur elle en ce moment.» Cela ne nous dispense pas de comprendre le monachisme, lequel a aussi marqué une grande partie de l’Orient. Comprendre, c’est précisément ce que s’efforce de faire Jean Marcel, en nous présentant par exemple ces riches romaines qui renonçaient à leurs surabondantes voluptés pour suivre saint Jérôme dans ses déserts. On ne peut tout de même pas imputer leur choix à l’hostilité que leur inspirait, comme à nous aujourd’hui, la tradition judéo chrétienne.

Jean-Marcel : Hypatie ou la fin des dieux

 


[1] Günther Anders, L'obsolescence de l'homme, Éditions de l'Encyclopédie des nuisances, Éditions IVREA, Paris 2002, p.38.

[2] Herbert Marcuse, L'Homme unidimensionnel, traduit par Monique Witting, Paris, Éd. de Minuit, Coll. Points, 1968, pp. 18, 57

[3] http://agora.qc.ca/documents/homme--lhomme-machine_ou_lhomme_integral_par_jacques_dufresne

[4] John Cowper Powys, Apologie des sens, Jean-Jacques Pauvert, Paris 1975, p.27.

[5]  http://agora.qc.ca/documents/lhomme_assis_la_grande_revolution_meconnue)

[6] Solnit, Rebecca, Wanderlust, A History of Walking, Penguin Books, New-York. 2000. Ce livre a été publié en français, aux Éditions Actes Sud, en 2004. Source en ligne : http://agora.qc.ca/documents/lhomme_assis_la_grande_revolution_meconnue

[7] http://agora.qc.ca/dossiers/civilisation_de_luniversel

Extrait

Emportés vers l’unidimensionnalité, nous nous coupons du passé, proche et lointain, pour diverses raisons d’autant plus séduisantes qu’elles se présentent souvent sous la forme d’un progrès moral en direction de l’égalité, de l’inclusion, des droits individuels, de l’expression de soi, de l’horizontalité. La maturité et son échelle disparaissent alors au profit de la normalité et ses écarts. Hélas! hors du supplément d’âme et de vie dont le passé coupable est aussi la source, et l’unique source, nous nous limitons à des plaisirs monotones, bien éloignés des hautes joies polyphoniques auxquelles nous pourrions aspirer.

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