Prière
L'instinct de la prière
«Autrefois l'homme ne s'endormait pas sur ce lit profond et perfide de la mer sans élever son âme et sa voix à Dieu, sans rendre gloire à son sublime auteur au milieu de tous ces astres, de tous ces flots, de toutes ces cimes de montagnes, de tous ces charmes, de tous ces périls de la nuit ; on faisait une prière le soir, à bord des vaisseaux! Depuis la révolution de juillet, on n'en fait plus. La prière est morte sur les lèvres de ce vieux libéralisme du dix-huitième siècle, qui n'avait lui-même rien de vivant que sa haine froide contre les choses de l'âme. Ce souffle sacré de l'homme, que les fils d'Adam s'étaient transmis jusqu'à nous avec leurs joies ou leurs douleurs, il s'est éteint en France dans nos jours de dispute et d'orgueil ; nous avons mêlé Dieu dans nos querelles. L'ombre de Dieu fait peur à certains hommes. Ces insectes qui viennent de naître, qui vont mourir demain, dont le vent emportera dans quelques jours la stérile poussière, dont ces vagues éternelles jetteront les os blanchis sur quelque écueil, craignent de confesser, par un mot, par un geste, l'être infini que les cieux et les mers confessent ; ils dédaignent de nommer celui qui n'a pas dédaigné de les créer, et cela pourquoi? Parce que ces hommes portent un uniforme, qu'ils calculent jusqu'à une certaine quantité de nombres, et qu'ils s'appellent français du dix-neuvième siècle!
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Quel monde que ce monde de la prière! Quel lien invisible, mais tout-puissant, que celui d'êtres connus ou inconnus les uns aux autres, et priant ensemble ou séparés les uns pour les autres! Il m'a toujours semblé que la prière, cet instinct si vrai de notre impuissante nature, était la seule force réelle, ou du moins la plus grande force de l'homme! L'homme ne conçoit pas son effet; mais que conçoit-il? Le besoin qui pousse l'homme à respirer lui prouve seul que l'air est nécessaire à sa vie! L'instinct de la prière prouve aussi à l'âme l'efficacité de la prière: prions donc! Et vous qui nous avez inspiré cette merveilleuse communication avec vous, avec les êtres, avec les mondes invisibles; vous, mon Dieu, exaucez-nous beaucoup! Exaucez-nous au-delà de nos désirs!»
ALPHONSE DE LAMARTINE, Souvenirs, impressions, pensées et paysages pendant un voyage en Orient, 1832-1833, Paris, 1861