Loisir

Les anciens Romains, imitant en cela les Grecs, divisaient la vie en deux zones. Ils appelaient la première otium. Ce mot qu’il convient de traduire par loisir ne signifie toutefois pas absence de travail, mais occasion de s’occuper de ce qui est proprement humain: la vie publique, les sciences, les arts. La seconde zone, caractérisée par les efforts nécessaires à la satisfaction des besoins vitaux — et pour rendre ainsi possible l’otium — les Romains l’appelaient negotium (nec, otium), indiquant par là le caractère négatif de ces activités par rapport à celles qui portent sur les choses proprement humaines. On aura reconnu notre mot négoce dans le mot negotium.

Aujourd'hui, on emploie le mot loisir plus souvent au pluriel qu'au singulier. Le mot otium conviendrait à une partie de ces loisirs: voyages culturels, lecture, etc. constitue; à l'autre partie, les loisirs organisés, c'est le mot negotium qui conviendrait; ce sont des activités calquées sur le travail.

Essentiel

Le loisir intérieur est menacé...
«J'ai signalé il y a quelque quarante ans, comme un phénomène critique dans l'histoire du monde, la disparition de la terre libre, c'est-à-dire l'occupation achevée des territoires par des nations organisées, la suppression des biens qui ne sont à personne. Mais, parallèlement à ce phénomène politique, on constate la disparition du temps libre. L'espace libre et le temps libre ne sont plus que des souvenirs. Le temps libre dont il s'agit n'est pas le loisir, tel qu'on l'entend d'ordinaire. Le loisir apparent existe encore, et même ce loisir apparent se défend et s'organise au moyen de mesures légales et de perfectionnements mécaniques contre la conquête des heures par l'activité. Les journées de travail sont mesurées et ses heures comptées par la loi.

Mais je dis que le loisir intérieur, qui est tout autre chose que le loisir chronométrique, se perd. Nous perdons cette paix essentielle des profondeurs de l'être, cette absence sans prix, pendant laquelle les éléments les plus délicats de la vie se rafraîchissent et se réconfortent, pendant laquelle l'être, en quelque sorte se lave du passé et du futur, de la conscience présente, des obligations suspendues, des attentes embusquées...Point de souci, point de lendemain, point de pression intérieure; mais une sorte de repos dans l'absence, une vacance bienfaisante, qui rend l'esprit à sa liberté propre. Il ne s'occupe alors que de soi-même. Il est délié de ses devoir envers la connaissance pratique et déchargé du soin des choses prochaines; il peut produire des formations pures comme des cristaux.»

PAUL VALÉRY (Conferencia, novembre 1935)


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Quand l'homme n'est plus digne du loisir
L'Encyclopédie de Diderot a beaucoup contribué à faire du travail et de l'esprit d'entreprise des vertus modernes. Pourtant, sans le loisir de ses principaux collaborateurs, L'Encyclopédie n'aurait jamais vu le jour. Pensons à l'admirable Chevalier de Jaucourt, médecin, qui rédigea 18 000 articles à lui seul. Mais après le spectacle démoralisant de la noblesse oisive et décadente de la cour de Louis xvi, plus personne ne semble digne de vivre sans travailler. Voici la définition qu'on y donne du loisir : « Si notre éducation avait été bien faite, et qu'on nous eût inspiré un goût vif de la vertu, l'histoire de nos loisirs serait la portion de notre vie qui nous ferait le plus d'honneur après notre mort, et dont nous nous ressouviendrions avec le plus de consolation sur le point de quitter la vie.

Malgré qu'il soit ce à quoi « l'homme est condamné par son besoin », le travail est désormais « ce à quoi il doit en même temps sa santé, sa subsistance, sa sérénité, son bon sens et sa vertu peut-être. »


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Pour que le temps libre devienne loisir
« Le temps libre devient loisir lorsqu'il ouvre la voie à des comportements choisis et autégérés susceptibles de lui de le meubler et de lui donner un sens. [...] Le temps libre n'a pas grande signification lorsqu'il est vécu ou subi dans l'anomie, l'indigence et la pauvreté, la carence éducative et le retrait social forcé. »

MICHEL BELLEFLEUR, Le loisir contemporain. Essai de philosophie sociale, Presses de l'Université du Québec, 2002

Enjeux

Pendant longtemps le loisir intérieur, l'otium, a été un idéal à ce point incontesté qu’il demeurait présent à l’intérieur du travail de bien des gens: l’artisan, le paysan propriétaire, le membre d’une profession libérale. Dans tous ces cas, le travail était caractérisé par un temps poreux, comportant des intervalles plus ou moins longs que l’on pouvait déterminer à sa guise pour les consacrer aux activités gratuites, proprement humaines. À défaut de pouvoir jouir de l’otium dans toute sa plénitude, on l’introduisait dans son travail, quand la chose était possible. Ou plutôt, l’otium était le fond du temps dans les deux sens du terme, base et réserve. Sur ce fond on prélevait, avec un sens aigu de la limite, les intervalles nécessaires à ce que nous appelons le travail. Au cours des temps modernes, la situation s’est progressivement inversée. C’est le travail qui constitue le fond du temps, l’idéal à ce point incontesté qu’il déteint sur les intervalles de temps libre que l’on parvient, du moins dans les professions jadis libérales, de plus en plus difficilement à lui arracher.

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