Une race de seigneurs

Jean-Paul Desbiens

La véritable aristocratie n'est-elle pas celle de l'âme et du caractère ? 

Je suis né deuxième enfant d'une famille qui devait en compter cinq. (…) Ma mère est née à Boston, d'une famille québécoise, émigrée là au temps de la grande hémorragie. Orpheline à neuf ans, elle dut abandonner l'école et tenir maison. À dix-neuf ans, à la mort de son père, la famille se dispersa. Elle trouva refuge chez un oncle à Hébertville, puis à Métabetchouan, chez un autre oncle, que nous avons toujours appelé « son oncle » et qui était un personnage extraordinaire.

(…) Cet « oncle », donc, avait défriché deux terres à lui seul. C'était un géant de six pieds, fort en gueule, d'esprit indépendant et passionné de politique. Il était abonné au Devoir. En 1919, il avait entrepris un voyage aux «vieux pays», comme nous disions. Il en avait ramené des centaines de cartes postales d'un type qu'on ne rencontre plus : l'image était reproduite deux fois sur une même carte, de sorte qu'introduite dans la glissière d'un stéréoscope, elle apparaissait en relief. Enfant, j'ai passé des heures à regarder ces images, sans me douter que je verrais un jour les vieux pays.

Cette race d'hommes, il faudrait les chanter. C'étaient des seigneurs, et ils le savaient. « Où il y a du Bouchard, il n'y a rien de croche », me disait l'autre jour le fils de mon parrain, lequel était lui-même le fils de « l'oncle » dont je parlais plus haut. Au Foyer de Métabetchouan, ma mère m'a présenté à un vieillard de Grande-Baie, un homme de quatre-vingts ans, qui désirait me voir depuis longtemps. Il mesure six bons pieds et il est encore droit comme une épinette. Il a pleuré en me voyant. Je lui disais. vous appartenez à une race de seigneurs. Il me répondit : « oui, monsieur, on était des seigneurs ». Cette race d'hommes avait du courage et de l'humour, qui sont l'essence de l'aristocratie. Écoutez leur merveilleux langage. On m'a raconté le fait suivant : un petit homme malingre et « Chaudette » agace depuis un bon moment un placide colosse. Le colosse est aussi patient que l'on veut, mais à la fin, il dit à l'ivrogne: «Tu ne t'aperçois pas que tu es en train de jouer avec tes poignées de tombe». Peut-on imaginer raccourci plus puissant et plus drôle tout ensemble ? Et le colosse ne savait même pas qu'il venait de frapper une médaille.
 

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