Quis ut deus

Jean-Paul Desbiens
« Avant même la création du monde, la question: "Qui est comme Dieu?" a été posée par l'archange saint Michel, en réponse au "Non serviam" de Satan. Satan, le grand accusateur des hommes, comme dit l'Écriture. L'histoire, c'est le long procès de l'homme, instruit par Satan. Malraux: "Avec les camps d'extermination, Satan a reparu sur le monde". (Les chênes qu'on abat, Gallimard, [1971]) C'était juste après la guerre de 1939-1945. Depuis, et tout récemment, il paraît qu'on a réinventé, quelque part dans les Balkans, la "purification ethnique".

Mais avant de répondre à la question: "Qui est comme Dieu?", il conviendrait de me poser la question: "Est-ce que je crois en Dieu?" Je récite le Credo tous les jours, mais je ne le récite pas comme on récite une formule. Je le dis comme prière. Je prie pour pouvoir prier avec sens. Il ne s'agit quand même pas d'utiliser le mot Dieu comme substitut à mon ignorance ou à mon besoin d'un interlocuteur. Certes le besoin existe, mais la soif ne crée pas la fontaine. Dieu n'est pas un psychothérapeute pas trop "chèrant", et que l'on peut rencontrer sans rendez-vous.


Au-delà du ténébreux dialogue...

Posons la question autrement: "Qu'est-ce qui me manquerait le plus?" Je veux dire: qu'est-ce qui m'importe le plus? Qu'est-ce qui fonde ma vie au-delà du fonctionnement même de mon corps? Au-delà du ténébreux dialogue, sistole-diastole, qui a lieu en moi, sans moi? Qu'est-ce qui ruinerait ma vie davantage que la mort même, qui, de toute façon, me guette, comme une corneille sur un piquet de clôture?

Les grands malheurs purgent des petites inquiétudes. On sait ça. "En un danger mortel au corps, les hommes tranchent tout lien, bouleversent vie, carrière, viennent ici (dans un sanatorium) deux, trois ans. Tout, disent-ils, sauf la mort." (Malègue, Augustin, Spes, [1960]) Supposons donc un péril mortel. Qu'est-ce qui me serait du plus grand secours?
Supposons maintenant que je me retrouve sans amis, et non seulement sans amis, mais totalement abandonné? Qu'est-ce qui me serait encore secourable?

Supposons que je me retrouve sans aucune ressource matérielle, à la merci de l'assistance publique, numéro parmi les numéros, chien battu parmi les chiens battus, qu'est-ce qui me serait encore secourable, radicalement secourable?

Supposons que je sois frappé, de facon irréversible, non pas d'un cancer, mais d'un désordre physiologique dont je saurais qu'il conduit à la désertion de l'esprit, et qu'il me laissera comme un navire sans capitaine. Au moment où je saurais cela, qu'est-ce qui me serait le plus secourable? J'espère, qu'à ce moment-là, je dirais le verset de Complies: "En tes mains, Seigneur, je remets mon esprit." Les derniers mots de Jésus sur la croix. (Luc, 23, 46)

Supposons enfin que je me condamne moi-même, comme Judas, sous le poids de turpitudes que je suis seul à connaître, mais qui auraient le tranchant d'une sentence, comme celle qui tombe après une partie d'échecs, alors que vous ne pouvez inventer aucun alibi, alors que vous ne pouvez pas accuser la société, le manque d'atouts, la malchance, la couleur des pièces.

Qu'est-ce qui me serait encore et toujours secourable? La certitude qu'il existe, celui devant qui "nous rassurerons notre coeur; parce que, si notre coeur nous condamne, Dieu est plus grand que notre coeur, et il nous aime." (Jean, 3,20) Je dis: certitude; je ne dis pas évidence ni savoir. La foi est appelée à disparaître; l'espérance aussi. Seul l'amour demeurera. Saint Jacques a cette remarque terrible: "Tu crois, toi, qu'il n'y a qu'un Dieu. Tu fais bien. Les démons aussi le croient et ils frémissent." (2, 20)

Je pense bien que j'ai fait le tour de ma question: "Qu'est-ce qui me manquerait le plus?" J'ajoute cependant ceci: indépendamment des malheurs évoqués ci-dessus, en l'absence même de tous ces malheurs; autrement dit, dans l'hypothèse que je finirais ma vie exempt de toutes ces infortunes et que je mourrais calmement, sereinement, normalement entouré de soins et d'amitié, qu'est-ce qui me manquerait quand même, et de façon cuisante? Il me manquerait de savoir qu'il y a un sens à toutes les vies brisées par la bêtise (d'abord la bêtise), la maladie, la politique, la pauvreté, la laideur. Il me manquerait de croire que tous les humiliés seront relevés; que les galériens de Tibère ou de Louis XIV n'auront pas ramé en vain; que les soldats de Stalingrad n'auront pas râlé leur dernier râle pour rien, pour la seule gloire de Von Paulus, de Staline, d'Hitler ou de Churchill. Il me manquerait de croire que les deux amoureux de Vrbana Bridge, que la presse internationale nous a montrés, morts croisés l'un sur l'autre, ne sont pas morts comme deux oiseaux tirés au tire-roches. Il me manquerait Jésus.


Dieu n'est pas amour, il n'est qu'amour.

Qu'est-ce à dire? Il me manquerait la révélation que Jésus a donnée au monde, ce monde-ci, le seul que nous connaissons, celui où grouillent présentement un peu plus de cinq milliards d'êtres humains. Ce monde où Jésus s'est incarné il y a si peu de temps. Deux mille ans. Les Inuits couraient sur les glaces de Povungnituk et autre Baffin depuis huit mille ans quand Jésus s'est incarné. Le christianisme est jeune.

Dans la seule logique dont je dispose, tel que je suis constitué, moi et les quelque cinq milliards de contemporains (sans compter les prédécesseurs), la révélation de Jésus est indépassable. Il est venu nous dire deux choses: a) que Dieu existe; b) que Dieu est amour. En fait, Dieu Père, Fils et Esprit n'est pas amour; il n'est qu'amour. Et Jésus est mort, comme on sait historiquement qu'il est mort, pour établir ce fait. Le christianisme se présente comme une religion de faits: le fait de la création, le fait de l'incarnation, le fait de la résurrection de Jésus. On ne peut pas imaginer une religion plus sphérique, plus totale, plus englobante, que le christianisme. Une religion qui n'est pas une idéologie, une théorie, une attitude, une posture morale, une école d'initiés.
La religion de Socrate ne manquait pas d'allure. Celle de Marc-Aurèle, non plus.
Celle de Confucius, non plus. Celle de Mahomet, non plus. Mais la seule religion qui boucle, c'est la religion révélée par Jésus.

On dira: vous dites ces choses parce que vous êtes catholique. Pardon! Je ne suis pas catholique. Je veux dire: j'espère être catholique. Je veux dire: j'espère que je crois. Je ne parle évidemment pas, ici, de mon statut officiel de frère mariste. On peut être un religieux et être une belle âme ou une tête heureuse. Soit dit en passant, Jésus n'était ni une belle âme ni une tête heureuse. Comme dit saint Jean: "Il ne se fiait pas à eux, parce qu'il les connaissait tous et qu'il n'avait pas besoin qu'on témoignât au sujet de l'homme car il connaissait, lui, ce qu'il y a dans l'homme". (Jean 2, 24-25) Je disais donc que j'espère que je crois, en écho à cet homme dont parle saint Marc: "Credo, Domine: adjuva incredulitatem meam. Je crois, Seigneur, viens au secours de mon incrédulité." (Marc, 9, 24)

J'ai été secouru intellectuellement le jour où j'ai lu, sous la plume de Jean Guitton, la remarque suivante: "Le temps est consubstantiel au catholicisme". Autrement dit, le christianisme étant la religion de Dieu incarné, a besoin du temps, a besoin de se dérouler dans le temps, pour se comprendre elle-même et pour se dire. Pour se dire elle-même à elle-même et au monde. Une religion incarnée doit passer par là. Malgré l'Inquisition, les papes de la Renaissance, et le cléricalisme québécois, espagnol ou irlandais, elle a assez bien passé. Par exemple, je trouve que les écrits des Pères de l'Église passent autrement mieux la "rampe de l'histoire" que les textes des grands bonzes contemporains, sans parler de plus vieux. Encore que Voltaire ou Nietzsche ou mon cher Céline résistent mieux au temps que Sartre ou Foucauld, pour me limiter à la littérature française ou assimilée. Il y a plus: les Pères de l'Église ont tous payé de leur vie, payé leur vie. Mais je m'égare. Je suis parti avec une question trop grosse pour mon bec. Comme un étourneau qui ne sait plus où mettre ses dernières rapines.

Déjà, dans les Insolences, je pressentais que la religion, par ici, fondrait comme glace au soleil. Je disais: "Ferons-nous l'économie d'une crise majeure, qui nous réveillerait, mais à quel prix? Il semble que nous n'éviterons pas (nous avons déjà commencé à nous y installer) une désaffection générale vis-à-vis de la religion. Il n'y aura pas d'autre crise, pas d'autre cri; cela se fera calmement, poliment, sans douleurs, à la façon d'une cathédrale qui s'engloutirait." (1960) Cela s'est produit. Plus soudainement, plus radicalement, plus doucement (on s'excuse pour les adverbes) que personne n'aurait pu prédire.

Et puis, il y a ce retour des choses, ce choc-arrière, cette littérature, ces accusations rétroactives, ces excuses, cette hargne contre notre récent passé catholique. Comme si on avait trente passés à passer en cour. Pourtant, plus personne n'a peur des curés. Personne n'a plus peur que du sida, du cancer ou de perdre sa job. Mais le curé Plamondon excite deux millions de Québécois. Et les travaux des élèves du collégial régurgitent ce procès. Remarquez bien que je pourrais apporter des pièces au procès, si la chose m'intéressait. On peut toujours. La question n'est pas là. La question, c'est que l'on nous transforme en consommateur de l'histoire. Or, l'histoire n'est pas objet de consommation; elle est objet de connaissance, d'abord; elle est objet d'interprétation, ensuite. Mais connaître et interpréter exigent du temps et de l'effort, qu'il s'agisse de Mozart ou de Lionel Groulx.

Ma question était: "Qu'est-ce qui me manquerait le plus?" Certes pas l'indignation. Je vais mourir indigné, affolé de médicaments ou de souffrances, qu'en sais-je? Si je meurs indigné, ça sera une question de tempérament. N'importe!

Ma réponse, c'est que, dès maintenant, et plusieurs fois par jour, je bénis Dieu pour son immense gloire et son éternel amour, manifestés, il y a peu, en Jésus.

Je pense tout à coup à ce confrère qui revenait d'Afrique, où il avait été frappé de paralysie quasi généralisée. C'était un artiste. J'étais allé le voir à l'hôtel-Dieu de Montréal. Il était parfaitement conscient, mais il ne pouvait plus parler, ou presque plus. C'était le début de l'été. On sait comme l'été est rare, par ici, donc précieux. On voyait un peu de ciel et quelques arbres par la fenêtre de sa chambre. Il avait fini par me dire, comme il pouvait, malgré sa paralysie: "Tant de beauté...!"

C'était à travers une fenêtre d'hôpital et à travers sa paralysie. Il pleurait un peu. Il bavait un peu aussi. Les larmes sont le sang de l'âme; la bave, la déroute du corps.

Qui est comme Dieu? Comment connaîtrions-nous la réponse, si Jésus n'était pas venu parmi nous? Saint Thomas dit, dans sa langue indépassable: "Et in mundo conversatus: il est venu converser avec nous." Converser: parler avec, manger avec, boire avec, bref, partager la condition humaine. Croire en Jésus, c'est pouvoir rendre grâce, au bout du compte. C'est connaître qui remercier. Et remercier de connaître qui remercier. »

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