Surprescription: L'histoire d'une démesure

Jacques Dufresne

Depuis que les directeurs de douze grandes revues médicales,[1] dont The New England Journal of Medicine et The Lancet, ont sonné l’alarme en 2001, il n’est plus permis d’en douter : l’argent investi par le Big Pharma dans la recherche médicale détourne cette dernière de ses fins pour la soumettre à des impératifs commerciaux. L’une des conséquences de ces situations, précise le docteur John Abramson, rattaché à l’Université Harvard, c’est que les grands laboratoires sont plus intéressés désormais à fabriquer des preuves de l’efficacité de leurs produits déjà sur le marché qu'à découvrir de nouveaux médicaments. [2]

 Pour bien comprendre ce fait et en mesurer la portée, il faut savoir que le mot science appliqué à la médecine a deux sens. Le premier sens remonte au 19e siècle à des chercheurs dont Claude Bernard est l’exemple parfait. Ses travaux sur le métabolisme du sucre ont en effet conduit à la découverte de l’insuline au début du 20e siècle. Voici un médicament contre le diabète dont l’efficacité n’a jamais été contestée parce qu'elle repose sur une connaissance adéquate des causes de la maladie. Lewis Thomas dira plus tard qu'il s’agit là d’une technologie achevée. Claude Bernard est aussi l’auteur d’un classique de la philosophie des sciences : L’introduction à l’étude de la médecine expérimentale.

 C’est en suivant cette méthode qu'on a découvert les antibiotiques, lesquels suscitèrent  dans le monde médical une euphorie qui déboucha sur un véritable triomphalisme. Or, chacun sait que le triomphalisme en science est un prélude au dogmatisme. La médecine tomba dans ce piège. Les ténors de la profession allaient répétant que la médecine était la cause de l’accroissement de l’espérance de vie et de l’éradication de maladies comme la tuberculose. Pour ce qui est de l’espérance de vie, l’épidémiologiste Thomas Mckeown[3] démontra que son accroissement s’expliquait par l’hygiène et par les divers avantages liés à l’enrichissement des sociétés. Au cours de la décennie 1950, René Dubos avait déjà démontré que la tuberculose était en déclin depuis la seconde partie du 19e siècle et que la streptomycine, le médicament auquel on accordait tout le crédit, n’avait eu qu'un effet marginal, à peine perceptible au bas de la courbe de la tuberculose. René Dubos avait joué un rôle déterminant dans la mise au point des antibiotiques en découvrant la gramicidine, destinée aux animaux, en travaillant ensuite dans le cadre du Rockefeller Institute à la mise en valeur de la pénicilline, découverte par l’anglais Fleming. C’est lui aussi qui formula à l’intention du grand public les premières mises en garde contre les polluants chimiques dans l’environnement. Ce souci des risques environnementaux allait de pair avec sa conscience des limites de la médecine.

 Ce sens de la limite, l’industrie pharmaceutique en était bien éloignée à la même époque. Grâce aux nouveaux médicaments miraculeux, elle avait pris goût aux profits faciles et fabuleux. Elle allait tout mettre en œuvre, bientôt au mépris de la science de Claude Bernard, pour faire durer l’euphorie. De sorte que la majorité des produits qu'elle vend aujourd’hui sont le plus souvent ce que Lewis Thomas, chercheur et essayiste bien connu,  appelait des halfway technologies, des technologies de moyen terme, c’est-à-dire des substances ou des procédés découverts par tâtonnement et appliqués de la même manière.

C’est ici qu'entre en scène la médecine comme science, au second sens du mot. La première science était pratiquée en amont des découvertes, cette seconde science sera pratiquée en aval. Un type d’étude en résume la méthode : l’essai clinique randomisé, lequel consiste à diviser en deux groupes un échantillon de malades, le premier recevant un placebo, le second le médicament à évaluer. On pourrait attribuer l’invention de cette méthode au docteur Philippe-Ignace Semmelweis, ce médecin hongrois qui, vers 1850, avait comparé, en salle d’accouchement dans un hôpital de Vienne, l’efficacité des sages-femmes à celle des internes. Au vingtième siècle, le médecin britannique Archibald Cochrane est l’un de ceux qui ont peaufiné et popularisé la dite méthode. On peut le considérer comme l’un des fondateurs de ce qu'on appelle l’Evidence Based Medicine, EBM.

 Cette méthode, simple et élégante à l’origine et dans ses principes, allait se complexifier à l’infini et donner prise aux manipulations de ceux pour qui un bon résultat est un puissant argument de vente. Les grandes agences d’approbation des médicaments, à commencer par la FDA américaine, ont commis une première erreur en laissant la responsabilité des essais cliniques initiaux aux compagnies, ce qui constituait pour les États une économie substantielle car les essais randomisés coûtent très cher. On devine la suite : les compagnies pourraient s’abstenir de publier les études défavorables à leurs produits, fausser les règles du jeu en faisant la publicité de leurs produits. Ce qu'elles firent.

 Vu sous cet angle, l’avenir de la médecine dépend aujourd’hui d’un combat de titans, entre le Big Pharma d’un côté et des groupes comme Cochrane collaboration dont les membres sont des chercheurs qui ne sont plus ou n’ont jamais été directement ou indirectement à la solde des compagnies pharmaceutiques.

 Mais nous n’avons pas encore touché le fond de la question. L’essai clinique qu'effectua Cochrane dura vingt ans, vingt ans au terme desquels on a pu constater que les patients (atteints de maladies cardiaques) qui avaient été renvoyés à la maison s’en étaient mieux tiré que ceux qui avaient été traités à l’hôpital. Le résultat aurait-il été le même après deux ans? Voilà la question qui fait mal car elle révèle la limite de la méthode. Il est important d’innover en pharmacologie, ne serait-ce que parce qu'on a des raisons de croire que la nouveauté d’un médicament ajoute quelque chose à son efficacité. On a évidemment des raisons plus sérieuses d’innover, comme on l’a vu quand le sida est apparu. À quoi il faut ajouter que les essais cliniques les plus dignes de foi sont aussi généralement les plus coûteux. Il s’ensuit que les essais randomisés pratiqués par les compagnies durent rarement plus de deux ans.

 

 



[1]John Abramson. Overdosed American. HarperCollins e-books, 2004, Emp. 1724.

 

[2]John Abramson, Overdosed American, HarperCollins e-books, 2004, Emp. Chap. 7 «The commercial takeover of medical knowledge».

 

[3]Thomas Mckeown. «A historical appraisal of the Medical Task», Medical History, Medical Care, Oxford University Press, 1971.

 

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