Souvenirs de guerre, par Daniel Essertier : présentation
Souvenirs de guerre (partie 1)
Souvenirs de guerre (partie 2)
Présentation
Nous vivons à une époque qui a le « culte des anniversaires », selon une expression qu’a un jour employée l’historien américain William Johnston (1). L’extension de notre besoin de commémoration paraît véritablement sans limite. Nous ne nous contentons plus, en effet, de rappeler des événements ponctuels, notre esprit commémoratif se porte même sur de « grands » événements s’échelonnant sur plusieurs années.
Ainsi en est-il du centenaire de la Première Guerre mondiale qui apporte, dans tous les pays occidentaux, son lot de publications et de productions culturelles de tous ordres. Déjà, à quelques mois de l’anniversaire du début des hostilités (août), on ne compte plus les livres et les numéros de revue sur le conflit. Nouvelles synthèses des événements, travaux de pointe par des spécialistes, publications de documents d’époque peu connus ou inédits, abondent sur les rayons des librairies et au fronton des sites Web des éditeurs.
Bien des émissions ou des séries télé y font également écho de par le monde. Dans la prochaine livraison de la Lettre de l’Agora, nous présenterons d’ailleurs un compte rendu de la nouvelle série Apocalypse, consacrée à la Grande Guerre, dont la diffusion débute le 5 mai au Québec sur TV5. Nous nous pencherons tout particulièrement sur la polémique qui a entouré sa sortie en France. L’univers de la fiction télévisuelle n’a pas non plus boudé l’événement, comme en font foi les séries dramatiques 37 days et The Crimson Field (Angleterre) et Ceux de 14 (France), d’après l’œuvre du même nom de Maurice Genevoix. Nous les évoquerons prochainement.
Nous entendons participer, dans les livraisons futures de la Lettre de l’Agora, à ce travail de réflexion concernant cet événement fondateur du XXe siècle. Nous le ferons à notre façon, bien sûr, en vous faisant notamment découvrir (ou redécouvrir) des documents d’époque peu connus, émanant d’auteurs provenant des deux côtés de l’Atlantique, qui jetteront un éclairage plus humain sur le conflit et ses conséquences.
Le document publié ici met en valeur les souvenirs (2) d’un intellectuel français parus, à la toute fin de la guerre (en 1917 et en 1918), dans une revue française de confession protestante, Foi et Vie, qui existe d’ailleurs encore aujourd’hui. Il semble qu’il ne s’agisse que d’extraits d’un manuscrit plus vaste, qui, à notre connaissance, n’a jamais été retrouvé, encore moins publié. Nous ignorons s’il existe toujours, s’il est conservé, dans quelque dépôt d’archives, en France ou ailleurs.
L’auteur de ces souvenirs, le philosophe français Daniel Essertier (voir le dossier qui lui est consacré dans l'Encyclopédie), avait pris part aux premières opérations de l’armée française en Belgique, mais, souffrant de la scarlatine, il avait été vite fait prisonnier par les « Boches » au moment où se déroulait la bataille de Charleroi. Il dut ainsi passer la majeure partie du conflit dans les geôles allemandes : à Namur d'abord, ensuite au camp de Celle (Basse-Saxe), puis au camp de représailles de Meyenbourg (Allemagne du nord, région des « Marais-du-Diable ») et enfin à Darmstadt, à partir de novembre 1915. Au cours de l’été de 1917, il fut transféré en Suisse mais ne fut rapatrié qu’un an plus tard. C’est sa vie de prisonnier de guerre qu'il raconte dans ses souvenirs.
Un de ses amis a évoqué ce que furent pour lui ces années d’infortune : « Ce qu'il souffrit moralement à ce moment-là est indicible. Être immobilisé alors que tant de camarades continuaient d'être en danger lui était insupportable. Il décida, selon un mot connu, «de vivre dangereusement sa vie de prisonnier». (…) Une pensée l'obsédait: s'évader. Il ne put s'empêcher de faire plusieurs tentatives. Il garda toujours sa fierté: «Rien d'humilié dans notre attitude, a-t-il écrit au début même de sa captivité. Notre défaite à nous, notre malchance est accidentelle, ne prouve rien, elle n'empêchera nullement la grande victoire. Il faut que les Allemands le sentent en nous voyant. Allons, tête haute et le sourire! Ce ne sont pas des vaincus qui passent.» » (3).
Ces souvenirs sont aussi remarquables par la qualité du regard, la hauteur de vue qu’ils révèlent. Comment résister à la tentation de publier un auteur qui écrit ce qui suit : « Affecté avec un camarade à la garde d’une batterie : Vingt-quatre heures de tranquillité, dans la solitude, au bord d'une mer radieuse le jour, sereine et émouvante la nuit. Un seul camarade avec moi. Des biftecks aux frites en perspective, et surtout du bon café que nous ferons nous-mêmes, et qui m'aidera à veiller, car, bien que je puisse dormir, je veillerai. J'ai emporté l'Analytique transcendantale de Kant et je me prépare à la savourer. »
« La philosophie à l’épreuve de la captivité » : tel pourrait assurément être le sous-titre de ces pages écrites par Essertier. Comment, dans des conditions difficiles, démoralisantes, voire dégradantes, conserver sa dignité d’homme ? Comment vivre philosophiquement alors même qu’on est privé de toute liberté physique ? « On réfléchit, en captivité, et lentement, inconsciemment, on se convertit, on devient autre, c'est-à-dire qu'on est plus profondément soi-même. », constate-t-il. On retrouve, par delà les siècles, l’inspiration de cet autre philosophe, Boèce, et de son célèbre traité, La consolation de la philosophie : «Boèce dans son infortune cherche le bonheur; la philosophie le console en lui apprenant où et comment il le trouvera». Le penseur antique, rappelons-le, fut exécuté entre 524 et 526. Dessertier connut heureusement un sort moins tragique.
Guerre, philosophie et mort sont intimement liées dans sa pensée, comme en font foi ces lignes :
« Philosophe[r], c'est apprendre à mourir. Jamais je ne désirai tant philosopher que du jour où je sus que d'un moment à l'autre il me faudrait peut-être mourir. Dès ce jour, j'eus deux buts à agir — être un outil de guerre parfait, rompu, souple, vigilant, mordant, et contribuer à tremper autour de moi les âmes, à y faire une espèce de prophylaxie de la démoralisation, ce virus qui guette les armées en campagne, à créer, par l'exemple, de l'énergie et de la solidité (…). C'est, aussi, que je voulus toujours être lucide. Je partis bien résolu — et ce fut mon deuxième but, mon objet personnel, ma consolation d'individu sacrifié par ailleurs et ayant accepté le sacrifice — à comprendre, jusqu'à mon dernier souffle. Il y avait là sans doute la part d'épicurisme que tout intellectuel porte en lui. Même dans cette course à la souffrance et à la mort qui commençait, j'entendais ne pas renoncer à tout plaisir. Mon plaisir à moi, voué parmi les premiers, aux pires hasards, serait de considérer ce chaos d'où sortirait un monde nouveau — ces âmes passées au feu d'une tragique épreuve, et elles aussi, peut-être renouvelées, et l'enchaînement formidable et subtil des causes et des effets…»
À l’intérêt documentaire, historique de ces souvenirs (sur la vie militaire, celle dans un camp de prisonnier), s’ajoute un intérêt d’ordre stylistique. Un de ses amis, Gérard Monod, parle avec justesse de « la distinction de son style. Il écrivait avec une élégance, une correction, une fermeté remarquables. » (4) Le présent texte, vous serez à même de le constater, est la manifestation la plus éloquente de cette distinction.
Chassez l’intellectuel, il revient au galop. Tout événement de sa vie monotone de soldat et de prisonnier de guerre est pour Essertier une occasion de réflexion. Il déploie, dans ses souvenirs, un sens de l’observation exceptionnel. Il tentera même de donner une forme plus concrète à tout ce qu’il recueillera. Ainsi, un jour, avant d'être fait prisonnier, il envisage de préparer « une espèce de "traité de pédagogie militaire", simples notes, fruit de deux années d'observations et de réflexions. En blanc, un chapitre, le dernier : psychologie du soldat au combat. J'ajoute, je crois, au-dessous du titre : "L'occasion m'est donnée de me documenter. Je tâcherai de rapporter le fruit de mes observations." »
Le regard acéré du philosophe-psychologue transparaît tout au long de son texte. Par exemple lorsqu’il décrit la situation d’un de ses compagnons soldats: « Le malheureux — un nerveux, presque un névrosé, par excès d'intellectualité — est effondré... Il "réalise", lui, toute l'horreur de ce qui va se déchaîner, et l'effroyable engrenage où son être précieux et délicat va être pris, entraîné, broyé. Moi pas — ou plus difficilement. Mon imagination a besoin, pour travailler, de représentations, de sensations actuelles, immédiates. »
Il restitue brillamment en particulier la période trouble des débuts de la guerre, nous livre une vision synthétique des événements, qui capte l’esprit d’un moment et remet en question la vision d’une France partant à la guerre le sourire aux lèvres, que présentent les films de propagande de l’époque:
« Le mercredi matin 29 juillet 1914, le …. était sous les armes, en grande tenue. Ma compagnie occupait le quai de l'un des bassins de … Nous faisions la haie de chaque côté d'une ligne de chemin de fer (…). Nous attendions Poincaré, retour de Russie. On s'ennuyait ferme. Inquiétante, la situation : ce retour précipité l'indiquait assez. On en parlait peu pourtant. Trop de facteurs du drame diplomatique nous échappaient. Et puis ce n'était pas la première fois. On en serait sans doute, cette fois encore, quitte pour la peur. (…) Tous ces hommes, dont beaucoup joncheront dans quelques jours les plaines de Belgique, et qui savent bien, tout de même que ça ne va pas, mais pas du tout — on a supprimé les permissions! — ne songent pour le moment qu'à épier l'arrivée de la marchande de petits pains. On a complètement oublié le Président. »
Face aux Allemands, pas de manichéisme exagéré dans ces souvenirs. Au contraire de bien des écrits publiés en cette période de nationalisme exacerbé. Il n’hésite pas, lorsque l’occasion se présente, à évoquer la sympathie que des soldats ennemis peuvent manifester à son endroit. Comme lorsqu’il fut découvert par l’armée teutonne dans le village belge où, malade, il était confiné.
Cela étant dit, la justice rendue aux faits n’implique pas, chez lui, la complaisance. Notamment face aux pillages, aux atrocités de l’armée allemande en Belgique, qui furent bien réels. Non plus qu’aux mauvais traitements réservés, trop souvent, aux prisonniers. Il se désole de constater que cette haine des Français, les Allemands ordinaires l’éprouvent, hélas, eux aussi.
À ce propos, il trace ce portrait de l’âme allemande, qui anticipe, d’une certaine façon, ce dont l’Europe serait témoin, vingt-cinq ans plus tard:
« Dès ce moment, je commençai à entrevoir, chez l'Allemand, ce mélange singulier d'impulsivité violente, de brutalité, voire, sous le coup de la colère, de férocité bestiale, et, en même temps, d'astucieuse prévoyance qui lui fait découvrir sous le règlement, dans l'organisation juridique, dans les lois créées spontanément pour les besoins de la cause, le moyen d'arriver à ses fins et d'être encore, par-dessus le marché, justifié — même à ses propres yeux, même devant sa conscience — tant il est sujet à s'illusionner lui-même et à se croire irréprochable, en conformité avec "la loi morale". Aux peuples qui manquent de foncière droiture, un Kant est nécessaire, ou plutôt on s'explique qu'un Kant y soit né ; il leur restait à découvrir ce qui existait déjà depuis longtemps, en acte, dans la conscience européenne et plus particulièrement dans la conscience française : le sentiment du droit et du devoir. »
Aux Allemands, il reproche leur propension à la soumission, à l’obéissance aveugle, leur docilité extrême : « Ce poteau [où étaient attachés les prisonniers récalcitrants] devenait pour nous toute l'Allemagne, comme la Bastille était, en 89, aux yeux du peuple, tout l'ancien régime. Mais ce peuple accepte ce poteau, comme il reçoit sans broncher les coups de botte dans le derrière, Aucune révolte. Aucun murmure. Quand je me demande si les Allemands seront jamais mûrs pour la liberté, je revois ces trois posten, dans le détachement desquels des prisonniers s'étaient évadés : le feldwebel les attendait, ils passèrent devant lui, en file indienne, presque au pas de parade, et reçurent, chacun, plus impassibles que des bornes, un magistral coup de pied. Et dire que c'étaient peut-être, et même très probablement, des socialistes ! »
Un des épisodes les plus passionnants de ces souvenirs a trait à la création, au sein même de l’univers carcéral, d’une sorte d’« université » : « Mais, surtout, cet automne de 1915, où nous jouîmes d'une certaine tranquillité, vit naître une première ébauche d'"université". L’œuvre fut menée avec une ardeur extraordinaire. On triompha de tous les obstacles. Chaque bataillon devait se suffire à lui-même, ne pouvait rien emprunter aux autres. Peu ou point de livres. Un local exigu : deux ou trois cours dans la même portion de baraque : on se mettait dans les coins, et on n'élevait pas trop la voix. Et il y avait de tout — depuis des classes d'illettrés et de perfectionnement où les instituteurs furent admirables — jusqu'à des cours de hautes mathématiques, de physique supérieure et de philosophie. Ici, on apprenait l'allemand (nos maîtres, naïfs, y voyaient un hommage ! ) Là, l'anglais. L'anglais avait la grande vogue — jusqu'à vingt élèves dans un bataillon. »
Il est émouvant d’assister à l’éclosion, dans ce trou perdu au fin fond de l’Allemagne, d’une vie de l’esprit, d’une vie spirituelle digne de ce nom. Comme il le dit excellemment, avec cette fondation, « dans le prisonnier, l'homme renaissait »…
Pour Essertier, cette mission de préservation de la culture était d’autant plus importante qu’il fallait préparer l’après-guerre :
« Et l'on faisait des plans... L’université, née d'hier, était déjà réformée, perfectionnée... Pouvait-elle rester une simple transmission mutuelle de connaissances ? Non ! Toutes les idées dont la France aurait besoin demain pour vivre; relèvement de la vitalité et de la moralité, propreté et dignité en matière politique, l'union sacrée plus que jamais à l'ordre du jour, l'entente au lieu de la lutte des classes, le réveil économique, la collaboration enthousiaste de tous à la grande œuvre nationale et humaine — toutes ces idées, nécessaires, vitales, nous nous préoccupions de les faire passer, d'une manière ou d'une autre, dans nos cours, dans nos conférences — dans un journal même, qui centraliserait tous les efforts, étendrait l'action de l'école, stimulerait les initiatives....»
Dans l’après-guerre et jusqu’à sa mort prématurée en 1931, il se consacrera entièrement à cette tâche, comme professeur et comme animateur de revue, en France et en Tchécoslovaquie.
Notes
(1) Post-modernisme et Bimillénaire, Le culte des anniversaires dans la culture contemporaine, PUF, 1992. Voir ce compte rendu de Marc Chevrier, sur le site de l'Encyclopédie de l'Agora.
(2) Le titre donné à ces souvenirs par la rédaction de la revue Foi et vie est « Journal d’un soldat ». Il ne s'agit toutefois pas d'un véritable journal personnel, le texte ayant été rédigé bien après les événements. Fait à noter. Lors de la publication originale, le nom d'Essertier n'apparaît pas et est remplacé par un pseudonyme (« Un Soldat »)"
(3) Raoul Allier, « Daniel Essertier », Revue française de Prague, X (n° 53), 1931, p. 217).
(4) Gérard Monod, « Souvenir d’un ami », », Revue française de Prague, X (n° 53), 1931, p. 257.