Paradoxes du féminisme américain
Nicole Jetté a publié en 2008 un ouvrage remarquable, intitulé l'homme tragique, où elle reprend à son compte, brillamment, les idées du sociologue Jules Monnerot sur l'hétérotélie, mot qui désigne la différence, allant parfois jusqu'à l'opposition entre les intentions et les résultats de l'action. Dans cet article paru dans la revue L'analyste (printemps 1984 p.90), elle étudie le mouvement féministe américain sous l'angle de l'hétérotélie, à partir d'un premier exemple éloquent, celui de John Rock, l'obstétricien américain à qui l'on doit la pilule contraceptive. ll cherchait une méthode pour contrer l'infertilité des patientes.
1. Disproportion de l'intention et des résultats de l'action
Dans la livraison spéciale de la revue Esquire de décembre 1983 (célébrant à juste titre le cinquantième anniversaire de cette publication), Sara Davidson se penche sur l'histoire de la «pilule», histoire encore très énigmatique du fait que la plupart de ses protagonistes sont, ou séniles, ou morts et que les légendes y tiennent lieu de faits. Quoi qu'il en soit, Mme Davidson réussit à rencontrer le docteur John Rock, maintenant âgé de 93 ans et dont la vie n'est plus qu'un rêve à moitié oublié. Entre ses nombreux blancs de mémoire, il retrace péniblement les étapes de la découverte de cette fameuse «pilule».
De concert avec le biologiste Min Cheh Chang et le chimiste Gregory Pincus, l'obstétricien John Rock inventait la «pilule» et apportait ainsi la plus importante contribution à l'émancipation de la femme. Mais telle n'était pas son intention. D'une part, loin d'être à la recherche d'un moyen magique de contraception, il visait au contraire une méthode pour contrer l'infertilité de ses patientes. Il croyait non sans raison qu'un arrêt relativement prolongé du système reproducteur provoquerait une grossesse dans la majorité des cas, en vertu du «Rock rebound effect».
D'autre part, il était ce qu'on appelle aujourd'hui un «sexiste» à tous crins, croyant fermement que la place de la femme est à la maison et se plaisant à dire que le but du mariage est d'avoir des enfants. Il ne consentait à prescrire la «pilule» qu'aux femmes qui avaient déjà fait leur «devoir», son rôle n'étant pas à ses yeux «to provide a playground».
Cette «pilule» qui allait changer la société de fond en comble en brisant les liens naturels de la sexualité et de la conception, en bouleversant les rapports entre hommes et femmes et surtout, en mettant en question le rôle traditionnel de la femme, fut donc le fruit des recherches d'un homme «borné», dirait aujourd'hui la majorité des femmes. Ce vieillard qui dit «en avoir assez des femmes» aura été au XXe siècle l'homme qui aura fait le plus pour leur «libéra¬tion». Le cas du docteur Rock illustre une fois de plus que, en dépit des progrès de la science, la condition de l'homme demeure tragique en ce qu'elle le force à agir sans jamais connaître tous les tenants et aboutissants de ses actes, ce qui explique que le résultat obtenu soit très rarement identique au but recherché.
2. La libération au prix de l'aliénation
En lisant, dans le même numéro de l'Esquire, la biographie sommaire que Marilyn French a écrite sur la féministe Betty Friedan, on peut arriver sensiblement à la même navrante conclusion.
Femme aux ambitions modestes, elle contribue à mettre sur pied un mouvement destiné à changer le monde. Désirant, comme toutes les femmes de son époque, se marier et avoir des enfants, mais refusant en même temps de sacrifier sa carrière, elle devient la leader incontestée d'une organisation qui sera perçue comme opposée aux valeurs sur lesquelles repose la famille. Se donnant tout entière à la cause des femmes, ses enfants lui manqueront et elle verra s'écrouler son mariage.
N'est-ce pas la destinée commune de toutes ces féministes totalement engagées que de voir tôt ou tard leur vie privée détériorée ou même anéantie? Voyant dans le féminisme un chemin vers la liberté tant désirée, elles oublient trop souvent que celle-ci ne se construit pas sur du vide. D'abord conçu comme instrument de libération, le mouvement féministe ne serait-il pas devenu, en se prenant lui-même pour fin, une nou¬velle aliénation touchant en particu¬lier celles qui s'y sont données corps et âme?
Fatiguée et désenchantée, Betty Friedan, dans The Second Stage, dénonce ce féminisme radical et, à son tour, mystifiant qui est dicté par une aigreur et une amertume ina¬vouées. Elle rappelle aux femmes qu'elle a aidées à se libérer les joies de l'amour et de la famille, joies qu'elle-même n'a pas su goûter quand il en était encore temps.
3. La famille, obstacle et pilier de l'émancipation
Jean Bethke Elshtain est l'une des représentantes de cette seconde vague du féminisme américain. Dans la revue Dissent (automne 1982), elle déplore le fait que la vie familiale ait été dévalorisée. La libération de la femme ne doit plus passer par l'imitation des hommes, ceux-ci se soumettant aveuglément aux lois du marché. Elle consiste, au contraire, dans la recherche d'un domaine privilégié qui redonnerait à la femme son identité et ses valeurs propres: le dévouement à autrui et la protection de la vie humaine mis au service d'une «éthique de la responsabilité sociale». Il faut donc réhabiliter la famille, non pas définie comme «lieu où l'on rentre le soir» (B. Friedan), mais comme barrière contre l'individualisme égoïste et l'atomisation exigés par la société capitaliste. Il s'agit, somme toute, pour Mme Elshtain, de réconcilier la vie familiale et le féminisme.
Après avoir été dénigrée comme principal obstacle à l'émancipation de la femme parce qu'elle ne répon¬dait pas aux impératifs de la moder¬nisation et aux structures économi¬ques et politiques du système capita¬liste, voilà que la famille est brandie comme bouclier indéfectible contre les mêmes impératifs et les mêmes structures, mais aussi pour la même cause. Féministe et socialiste jus¬qu'au bout, Mme Elshtain excuse le féminisme d'avoir erré sur le sens de la vie familiale, cette erreur étant attribuable à la révolte, et accuse sans ambages le capitalisme d'avoir détruit la famille, comme si le com¬portement des femmes depuis une vingtaine d'années n'avait rien à voir avec l'éclatement de la famille.
Refusant, contrairement à Betty Friedan, tout compromis avec le système, elle nous convie en quelque sorte à un retour en arrière sous des dehors progressistes.
4. L'égalité par la différence assumée
Dans un article du plus haut intérêt publié dans la revue The New Republic (11 juillet, 1983), Benjamin R. Barber nous éclaire sur les contradictions inhérentes à l'idéologie féministe américaine et en retrace, par la même occasion, l'évolution.
Dans The Féminine Mystique de Betty Friedan, bible de la première période du féminisme américain, la différenciation sexuelle apparaît comme la condition première de l'inégalité: le mariage est un «enfer», la maternité une servitude, la famille un instrument d'oppression, la féminité la «rationalisation de l'esclavage». La femme doit renoncer à sa nature et imiter l'homme. Mais que vaut une libération qui débute par une telle amputation?
Avec The Second Stage de B. Friedan et The Cinderella Complex de Colette Dowling, pour ne nommer que ces deux livres, le féminisme américain marque un tournant; reconnaissant enfin son incohérence, qui consistait à mépriser ses propres adhérentes, le féminisme veut concilier féminité et égalité. Il accepte donc les distinctions, mais il omet de les critiquer. Continuant à identifier l'homme à la maturité et à la raison, il célèbre les vertus de l'immaturité et de l'irrationalité «proprement fémi-nines» et reconnaît la douceur et les joies de la dépendance amoureuse et de la vie familiale. Cette nouvelle approche est, selon Benjamin R. Barber, ambivalente et inconsis¬tante. D'une part, elle trahit l'esprit du féminisme et outrage les vraies féministes, sans pour autant plaire aux conservateurs et, d'autre part, elle admet honnêtement les erreurs du passé, mais n'apporte pas de solutions concrètes aux problèmes tou¬jours présents de la discrimination et de l'inégalité.
Appuyant son observation sur des livres tels que In a Différent Voice: Psychological Theory and Women 's Development de Carol Gilligan et Women, Reason and Nature de Carol McMillan, M. Barber voit cependant poindre une troisième conception du féminisme qui non seulement accepte la différence mais encore l'assume pleinement. La libération ne consiste pas à annuler les distinctions, mais au contraire à les cultiver. Viser l'uniformité, c'est prendre à son compte la domination de l'homme qui se dissimule adroitement sous la neutralité d'une nature humaine homogène et abstraite. Les relations privilégiées que la femme entretient naturellement avec la vie et sa très haute tâche d'assurer la continuité de l'espèce font d'elle un être distinct et nécessaire. Pour devenir un objectif réalisable, l'égalité doit d'abord être fondée sur la reconnaissance de besoins individuels et de rôles sociaux différents et doit ensuite rejeter toute idéalisation de la femme en admettant que les activités féminines sont elles aussi sujettes à la critique.
Ce sont là les prémisses d'un féminisme adulte qui encourage le dialogue entre les hommes et les femmes dans la recherche d'une égalité enrichissante.