Hétérotélie
« Je fais le mal que je ne veux pas, je ne fais pas le bien que je veux ». L'hétérotélie c'est la transposition en politique de cette pensée de saint Paul. Certains auteurs l'appellent « l'ironie de l'histoire », d'autres la « dérive de l'histoire ». Le mot grec eteros signifie autre, le mot telos fin. L'hétérotélie est un résultat autre que celui que l'acteur principal avait à l'esprit à l'origine. Au cours de la décennie 1930, les pacifistes de France et d'Angleterre voulaient éviter la guerre. L'histoire a prouvé qu'ils l'ont plutôt provoquée, Hitler ayant profité du climat créé par eux pour accroître ses avantages par rapport à ses ennemis. Chez Hegel, l'hétérotélie devient une « ruse de la raison », chez Max Weber le « paradoxe des conséquences », chez Raymond Boudon, les « effets pervers ». C'est toutefois à Jules Monnerot que revient le mérite d'avoir élaboré la théorie la plus complète sur le sujet.
Nicole Jetté-Soucy aborde cette question dans L'homme tragique, nature de l'action politique : « On peut, écrit-elle, distinguer trois cas d'hétérotélie, qui se traduisent chez l'agent par un sentiment d'échec partiel ou total : l'acteur atteint le but qu'il visait, mais touche en même temps un autre but qu'il aurait accepté ou refusé s'il l'avait connu à l'avance; l'acteur n'atteint pas le but qu'il visait, mais un autre but qu'il aurait accepté ou refusé s'il l'avait connu à l'avance; l'acteur n'atteint pas le but qu'il visait, mais un but contraire, qu'il aurait catégoriquement refusé s'il l'avait connu à l'avance. Dans ce dernier cas, où le sentiment de l'échec et du tragique atteint sa plus haute intensité, l'acteur aurait renoncé à agir « s'il avait su ». 4
Dans tous ces cas, l'hétérotélie prend la forme de l'altération du but visé. Elle peut prendre aussi la forme de l'altération du psychisme de l'agent en cours de réalisation. L'acteur principal est souvent celui qui le premier prend acte du caractère irréalisable de son projet. Si sa détermination est affaiblie par là, il en résulte une démobilisation parmi les simples exécutants. N'est-ce pas ce qui s'est produit au Québec, entre 1981 et 1984, quand René Lévesque n'a pu cacher à ses proches l'altération de son humeur? Parfois aussi c'est la réaction du public qui change au cours de la réalisation d'un grand projet. À tel moment, la population d'un pays veut l'indépendance et semble disposée à en payer le prix. Quelques années plus tard, elle s'intéresse surtout aux problèmes environnementaux ou économiques et ne se montre guère disposée à repartir à la conquête de l'indépendance.
Ces trois types d'altération indiquent autant de variables dont il faut tenir compte dans l'action. L'acteur avisé prévoit l'altération possible du but et peut ainsi limiter l'étendue de ladite altération. Il sait aussi que s'il ne maîtrise pas suffisamment bien son humeur, il provoquera la démobilisation de ses troupes dans les moments difficiles. Il sait enfin quel langage tenir à la population pour qu'elle conserve son intérêt pour la cause qui est au centre du projet en voie de réalisation.
1. Nicole Jetté-Soucy, L'homme tragique, nature de l'action politique, Éditions Liber, Montréal 2008, p. 141