Les larmes de Gaia

Daniel Laguitton

 Feuilletant l’album photo de ma mémoire à la recherche des premières images m’ayant inspiré un culte de la beauté, j’ai trouvé deux peintures de Botticelli (La Naissance de Vénus et Le Printemps), une sculpture de Michelangelo (David) et un paysage de campagne scintillant au soleil levant comme une constellation d’étoiles liquides. Sans manquer de respect pour les deux maîtres italiens, c’est du champ d’étoiles que je vais parler.

Nous sommes aux mois sombres du calendrier, en Bretagne, au début des années soixante, dans un pensionnat de garçons situé dans un ancien couvent de Franciscains fondé au XIIIe siècle. Il est sept heures du matin, il fait encore nuit. Les pensionnaires descendent des dortoirs en rangs silencieux sous l’oeil vigilant du surveillant qui ne manquera pas de leur flanquer un quart d’heure de « piquet » s’ils échangent un mot ou ne gardent pas les mains derrière le dos. En bas de l’escalier de pierre, ils doivent tourner à droite pour s’engouffrer dans le long cloître bordé de grilles rouillées qui mène à la chapelle où ils resteront trente minutes pour la prière du matin.

Profitant de l’embrasure d’une porte qui échappe à la lumière blafarde de l’escalier, juste avant le cloître, un élève sort furtivement des rangs et, tapi dans l’ombre, attend que la morne colonne se soit éloignée. Il a en tête une tout autre prière dans une tout autre chapelle. Deux grandes portes permettent de franchir les hauts murs de pierre entourant le quadrilatère du collège : le majestueux portail de l’entrée principale qui passe devant la loge du concierge et, sur une autre façade, une porte de service plus discrète donnant sur une rue étroite et peu éclairée. Dans l’ombre, le coeur battant, le jeune garçon sort de sa poche la clé de la porte moins fréquentée par laquelle il est déjà maintes fois venu au monde. Comme un talisman, la clé qu’il a en main lui est plus précieuse que tout. La cour centrale qu’il doit traverser est déserte, il s’élance…

Chaque minute compte. La porte franchie, c’est à la course que, par un dédale de rues étroites, il atteint en dix minutes les limites de la ville et les premiers chemins de campagne.

À flanc de coteau, reprenant son souffle à la lisière d’un petit champ, son regard s’attarde sur la délicate arborescence des nervures blanc jaunâtre qui découpent le vert cireux des feuilles de choux sur lesquelles le moindre frisson d’air fait rouler des larmes cristallines gonflées par la coalescence de perles de rosée. À l’instant précis où le pâle soleil d’hiver se lève, le champ tout entier s’illumine et scintille pendant que des milliers d’arcs-en-ciel miniatures s’allument sur les feuilles. Sans le savoir, l’enfant pèlerin est à Compostelle, Campus Stellae et, dans l’égouttement des feuilles, la Terre pleure de joie.

Quand les deux notes aiguës du carillon de la tour de l’horloge sonnent le premier quart d’heure, il faut vite rentrer pour rejoindre à temps le rang de silhouettes silencieuses qui, quand la cloche sonnera les quatre notes de la demie, reliera la chapelle au réfectoire où flottent déjà des effluves de café.

Avant de quitter le champ d’étoiles, humant à pleins poumons l’air vivifiant de la liberté, l’enfant confie à la Terre : « Tu es belle et je reviendrai te voir dès que je le pourrai ».

C’était il y a presque 60 ans. Le champ d’étoiles a fait place à un supermarché où l’on vend des choux aux feuilles éteintes. Compostelle n’est plus, mais, dans l’album de ma mémoire, scintille le souvenir de sa beauté. Daniel Laguitton

Crédit de l'image: Jean-Christophe Orlianges

 

À lire également du même auteur

Majorité silencieuse
2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l’abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire
Dans ce troisième essai portant sur la personnalité et l’œuvre de Pierre Teilhard de Chardin, nous avons voulu montrer que l’ampleur de la nouvelle cosmologie dont le brillant jésuite a charpenté sa foi chrétienne ne doit pas occulter certa

Pierre Teilhard de Chardin : l’enfant, l’homme et le visionnaire
La vie et la personnalité de Pierre Teilhard de Chardin, ainsi que ses écrits, publiés pour la plupart à titre posthume, ont alimenté, depuis sa mort en 1955, un vaste corpus de commentaires et d’analyses généralement fondés sur des convict

L'évolution selon Pierre Teilhard de Chardin
Dans sa jeunesse, Teilhard avait voué ses premières adorations secrètes au « dieu de fer » d’une clé de charrue, avant d’élargir l’horizon de sa quête d’éternité en se passionnant pour les minéraux jusqu’à ce que l’évid

Le rêve de la Terre
En septembre 2021, les maisons d’édition Novalis au Canada et Salvator en France annonçaient la publication simultanée du livre Le rêve de la Terre, traduction de The Dream of the Earth de Thomas Berry, un classique de la pensée écologiste. I

Le blé de Léonie
Lecteur, le blé de Léonie est désormais dans tes sillons. Nourris-le et, quand viendra la moisson, récolte-le et apporte-le chez le meunier. Du moulin, porte la farine au boulanger. Le pain doré et croustillant qui sortira du four embaumera le f

Le canari a mauvaise mine
 Le canari de la langue française a mauvaise mine. De bonnes dictées pourraient le stimuler, mais comment lui redonner son tonus perdu sans oxygéner en même temps la civilisation qui l'englobe?

Au commencement était le Rêve
« Pour la plupart des peuples, la principale source de sens et de valeurs communes est la manière dont ils se racontent l’histoire de l’univers et le rôle qu’y joue l’espèce humaine. » (Thomas Berry)  




Lettre de L'Agora - Printemps 2025

  • Billets de Jacques Dufresne

    J'ai peur – Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles – «This is ours»: un Texan à propos de l'eau du Canada – Journée des femmes : Hypatie – Tarifs etc: économistes, éclairez-moi ! – Musk : danger d'être plus riche que le roi – Zelensky ou l'humiliation-spectacle – Le christianisme a-t-il un avenir?

  • Majorité silencieuse

    Daniel Laguitton
    2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l'abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

  • De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

    Daniel Laguitton
    Un post-teilhardisme s'impose devant l'évidence des ravages physiques et spirituels de l'ère industrielle. L'écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l'écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

  • Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

    Georges-Rémy Fortin
    Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu'une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l'humanité et pour la philosophie classique.

  • François, pape de l’Occident lointain

    Marc Chevrier
    Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu'il venait d'Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l'Occident ?

  • L'athéisme, religion des puissants

    Yan Barcelo
    L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

  • Entre le bien et le mal

    Nicolas Bourdon
    Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J&

  • Le racisme imaginaire

    Marc Chevrier
    À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic et de François Charbonneau, L'affaire Cannon

  • Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

    Georges-Rémy Fortin
    Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme de la finitude. C'est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué

  • Brèves

    La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – Chine: une économie plus fragile qu'on ne le croit – Serge Mongeau (1937-2025) – Trump: 100 jours de ressentiment – La classe moyenne américaine est-elle si mal en point?