Le canari a mauvaise mine

Daniel Laguitton
Né en Bretagne en 1947, Daniel Laguitton a vécu une première vie de quête identitaire qui a consisté à gravir l'échelle de la carrière scientifique pour s'apercevoir, une fois en haut, qu'elle ne s'appuyait pas sur le bon mur. [lire la suite]

 Le canari de la langue française a mauvaise mine. De bonnes dictées pourraient le stimuler, mais comment lui redonner son tonus perdu sans oxygéner en même temps la civilisation qui l'englobe?

Ayant fréquenté l’école en « un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître », les outils qui m’ont servi à apprendre le français étaient, outre la langue parlée familiale et publique de mon enfance, la dictée dès l’école primaire pour assimiler l’orthographe, ainsi que l’analyse grammaticale et logique pour discerner la nature et la fonction des mots et des propositions constituant chaque phrase. Le maître dictait le texte à haute voix, répétant une fois chaque phrase ou élément de phrase, indiquant aussi la ponctuation. La dictée n’était pas un plaisir, car il fallait écrire vite et bien, avec la peur de faire des fautes. La dictée finie, nous avions quelques minutes pour la relire avant la période de correction. Suivait un exercice d’analyse du thème et de la structure du texte. Les avantages durables de ces exercices, dont nous n’étions évidemment pas conscients, étaient non seulement de nous inculquer la structure de la langue, mais aussi de nous ouvrir de vastes fenêtres sur la littérature et sur le monde. Les années d’école terminées, libre à chacun de s’y pencher.

J’ai conservé un cahier de dictées dont la première page est datée du vendredi 7 octobre 1960. L’encre initialement bleue ou violette du porte-plume y a pâli au fil des ans, et est aujourd’hui d’un gris fade, vaguement verdâtre et presque illisible. Le rouge du stylo à bille qui y souligne les fautes et les comptabilise dans la marge a, quant à lui, conservé tout son éclat.

J’en ai récemment parcouru les pages, savourant au passage les plus belles des vingt dictées qu’il contient, et cette relecture m’a conduit à une réflexion sur l’évolution de la langue et sur son avenir dans le contexte du bouleversement que traverse actuellement la civilisation occidentale.

Sur le tapis volant de la dictée
Les prestigieux auteurs des dictées de mon petit cahier, en dépit d’un âge moyen (réel ou virtuel) de quatre-vingts ans en 1960, n’avaient alors (et n’ont encore) rien perdu de leur virtuosité comme pilotes des tapis volants du rêve. L’aîné est Anatole France (1844-1924) dans un extrait du Crime de Sylvestre Bonnard, le cadet André Schwarz-Bart (1918-2006) dans un extrait de son roman Le dernier des Justes pour lequel il remporta le prix Goncourt en 1959. Les autres ouvrages dont étaient extraites les dictées de mon cahier sont : Jeunesse, de Joseph Conrad (1857-1924), Connaissance de l’Est, de Paul Claudel (1868-1955), Les Nourritures terrestres, d’André Gide (1869-1951), À la recherche du temps perdu, de Marcel Proust (1871-1922), Eupalinos ou l’Architecte, de Paul Valéry (1871-1945), L’Argent, de Charles Péguy (1873-1914), La mère et l’enfant, de Charles-Louis Philippe (1874-1909), Le Lac aux demoiselles de Ferdinand Ramuz (1878-1947), Électre, de Jean Giraudoux (1882-1944), Enterrement de première classe, de Marie Noël (1883-1967), Le Grand Meaulnes, d’Alain Fournier (1886-1914), Malicroix, d’Henri Bosco (1888-1976), Changer la vie, de Jean Guéhenno (1890-1978), La Diane française, de Louis Aragon (1897-1982) et Terre des hommes, d’Antoine de Saint-Exupéry (1900-1944).

Le vaste éventail des thèmes couverts incluait des réflexions sur la mort, la pauvreté, le travail, la philosophie et les relations humaines, mais le thème dominant était et reste pour moi l’invitation au voyage qui transpire des quelques extraits qui suivent.

La première dictée est tirée des Nourritures terrestres (1897) d’André Gide : « Caravanes ! Caravanes venues le soir ; caravanes parties le matin ; caravanes horriblement lasses, ivres de mirages, et maintenant désespérées ! Caravanes ! que ne puis-je partir avec vous, caravanes ? Il y en avait qui partaient vers l’Orient, chercher le santal et les perles, les gâteaux au miel de Bagdad, les ivoires, les broderies. Il y en avait qui partaient vers le sud chercher l’ambre et le musc, la poudre d’or et les plumes d’autruches. Il y en avait vers l’Occident, qui partaient le soir, et qui se perdaient dans l’éblouissement dernier du soleil ». Dans ma tête de 13 ans, Gide s’alliait à Baudelaire : « Mon enfant, ma sœur, songe à la douceur d’aller là-bas vivre ensemble… ». Partir vers l’horizon était mon rêve, et la nostalgie de Du Bellay pour la fumée de son petit village ne me dissuaderait pas de monter d’abord sur le tapis volant du rêve. Il serait toujours temps d’endosser la nostalgie du poète angevin pour la terre de ses aïeux.

Quelques pages plus loin, Paul Valéry rêve devant la mer, les pieds dans le sable : « Je regardais venir du large ces grandes formes qui semblent courir depuis les rives de Libye, transportant leurs sommets étincelants, leurs creuses vallées, leur implacable énergie, de l’Afrique jusqu’à l’Attique, sur l’immense étendue liquide. […] Mais moi, je jouissais de l’écume naissante et vierge… Elle est d’une douceur étrange, au contact. C’est un lait tout tiède, et aéré, qui vient avec une violence voluptueuse, inonde les pieds nus, les abreuve, les dépasse, et redescend sur eux, en gémissant d’une voix qui abandonne le rivage et se retire en elle-même ; cependant que l’humaine statue, présente et vivante, s’enfonce un peu plus dans le sable qui l’entraîne ; et cependant que l’âme s’abandonne à cette musique si puissante et si fine, s’apaise, et la suit éternellement ».

Jean Guéhenno n’avait, quant à lui, pas encore foulé le sable d’une plage et senti ses pieds s’y enfoncer lorsque, dans la dictée suivante, il raconte sa découverte de la mer à Saint-Malo : « On arriva enfin, et dès la cour poussiéreuse de la gare, entre les façades peintes d’hôtels, j’aperçus la forêt des vergues, les mâtures des navires qui remplissaient les bassins du port. Elle était là, et j’étais sûr désormais qu’elle existait vraiment, au rebours de tant de merveilles dont on vous parle toujours et que vous ne rencontrez jamais. Nous longeâmes des quais, traversâmes des terrains vagues. L’air était pétillant et salé. Et tout d’un coup, au détour d’un haut mur de caserne, elle fut là devant nous, l’image même d’une vie qui ne serait jamais vaincue ».

Loin des paysages marins, un extrait du Lac aux demoiselles de Charles-Ferdinand Ramuz nous transporte, dans une autre dictée, vers des alpages aux lignes aussi fluides que la mer : « Il était avec ses moutons bien au-dessus des forêts, bien au-dessus des pâturages, dans ces espaces voisins du ciel, visités seulement par les nuages […] Il courait derrière ces dos laineux qui faisaient comme les vagues d’un torrent au temps de la fonte des neiges, ayant la même couleur terreuse qu’elles, de sorte qu’on ne les distinguait qu’à peine sur les pierres calcinées où ils coulaient avec souplesse, épousant les mouvements du terrain, s’insinuant dans ses dépressions, ou bien encore refluant sur quelque épaule ronde où ils semblaient l’ombre d’un nuage que le vent des hauteurs déplace rapidement ».

Outre ces voyages géographiques par dictées interposées, le voyage intérieur n’est pas en reste, comme en témoigne ce passage de Terre des hommes d’Antoine de Saint-Exupéry dans la dictée suivante : « En travaillant pour les seuls biens matériels, nous bâtissons nous-mêmes notre prison. Nous nous enfermons solitaires, avec notre monnaie de cendre qui ne procure rien qui vaille de vivre. Si je cherche dans mes souvenirs ceux qui m’ont laissé un goût durable, si je fais le bilan des heures qui ont compté, à coup sûr je retrouve celles que nulle fortune ne m’eût procurées ». En lisant Tagore, bien des années plus tard, j’ai découvert que la prison évoquée par l’auteur du Petit Prince comporte une immense annexe : « Mon propre nom est une prison, où celui que j’enferme pleure. Sans cesse je m’occupe à en élever tout autour de moi la paroi ; et tandis que, de jour en jour, cette paroi grandit vers le ciel, dans l’obscurité de son ombre je perds de vue mon être véritable »[1].

Incitation à la langue bien écrite, un autre texte signé Charles Péguy fait l’éloge du travail bien fait dans un extrait de L’Argent, publié en 1913 : « Nous avons connu cette piété de l’ouvrage bien faite poussée, maintenue jusqu’à ses plus extrêmes exigences. J’ai vu toute mon enfance rempailler des chaises exactement du même esprit et du même cœur, et de la même main, que ce même peuple avait taillé ses cathédrales ». Nicolas Boileau avait donc raison : « Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage, Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage, Polissez-le sans cesse, et le repolissez, Ajoutez quelquefois, et souvent effacez. C’est peu qu’en un ouvrage où les fautes fourmillent, Des traits d’esprit, semés de temps en temps, pétillent. Il faut que chaque chose y soit mise en son lieu ; Que le début, la fin, répondent au milieu ; Que d’un art délicat les pièces assorties N’y forment qu’un seul tout de diverses parties, Que jamais du sujet le discours s’écartant N’aille chercher trop loin quelque mot éclatant »[2].

Un dernier exemple de l’invitation au voyage et au rêve qui suinte de toutes les dictées de mon petit cahier nous transporte dans l’univers proustien, à Combray, sur les bords de la romanesque Vivonne : « Que de fois j’ai vu, j’ai désiré imiter quand je serais libre de vivre à ma guise, un rameur, qui, ayant lâché l’aviron, s’était couché à plat sur le dos, la tête en bas, au fond de sa barque, et la laissant flotter à la dérive, ne pouvant voir que le ciel qui filait lentement au-dessus de lui, portait sur son visage l’avant-goût du bonheur et de la paix ».

Sortis du rêve, penchons-nous un instant sur les mérites de la dictée en tant que discipline pédagogique et sur le phénomène d’évolution de la langue.

Éloge de la dictée

La dictée est une méthode incomparable d’apprentissage de la langue. L’élève peut en effet avoir entendu ou lu mille fois le verbe « nourrir » ou les substantifs « mariage » et « charrette », tant qu’il ne les a pas écrits dans le contexte d’une dictée, il hésitera entre « nourir » et « nourrir », « marriage » et « mariage », « charette » et « charrette ». S’il écrit une ou deux fois ces mots avec une faute d’orthographe sanctionnée d’un trait rouge, il est probable qu’il se souviendra de leur orthographe. Outre les règles orthographiques, la dictée inocule les règles de ponctuation et de grammaire ; elle apprend aussi à se concentrer sur le sens pour choisir, par exemple, entre d’éventuels homonymes, celui qui répond au sens du texte. La difficile dictée de Bernard Pivot lors de la finale des championnats d’orthographe de 1989 était intitulée « La littérature à l’estomac » et se terminait par la phrase « Écrirai-je un jour l’autobiographie qui, dût-il m’en coûter, retracera la route qu’on m’avait assuré être la plus facile, racontera ma jeunesse qui s’est tantôt cherchée, tantôt fuie, qui eût aimé s’empiffrer, qui s’est défendu de souffrir, qui s’est révoltée, et dont les privations ont exhaussé mon âme ? ». Écrire « et dont les privations ont exaucé mon âme » eût contredit la gourmandise exprimée dans le texte. Au-delà de l’apprentissage formel de la langue, la dictée amorce aussi un lent processus subliminal qui perdure dans le subconscient de l’ancien élève. Ce sont les dictées extraites du Grand Meaulnes d’Alain Fournier qui m’ont, par exemple, incité à lire le roman et à voir, plus tard, le film du même titre réalisé en 1967 par Jean-Gabriel Albicocco, expériences qui ont peuplé mon imaginaire d’étangs embrumés inspirés par la Sologne natale d’Alain Fournier. Les caravanes de Gide, évoquées dans la dictée citée plus haut ont aussi nourri mes aspirations au voyage au point où je suis un jour parti pour un tour du monde par le chemin des écoliers : « Caravanes ! que ne puis-je partir avec vous, caravanes ? ». De toutes les dictées de mon enfance, une dictée tirée de Colomba, de Prosper Mérimée, m’est restée plus vivant que toutes pour l’atmosphère tragique qui s’en dégageait : « Colomba serra le mezzaro autour de sa tête, appela le chien de garde, et sortit suivie de son frère… ». Soixante ans plus tard, c’est encore mon cahier de dictées qui m’a incité à cette réflexion sur l’évolution de la langue française. Merci, monsieur le professeur.

Vivre, c’est changer, mais…

Ma première réaction à la lecture de ces dictées en fut une de passéisme indigné : on n’enseigne plus l’amour des belles lettres, les écoliers d’aujourd’hui maîtrisent mieux le « langage SMS » sans accent et sans ponctuation que leur langue maternelle, Zola passe pour une douloureuse éruption cutanée et, au passé simple, le verbe être se conjugue « je fus, tu fus, il fut, nous fumons, vous fumez… ». Cherchant des voix « autorisées » pour étayer mon outrage, j’avais déniché une interview dans la revue Les diplômés où une ancienne championne mondiale junior du concours de dictée de Bernard Pivot, Pascale Lefrançois, aujourd’hui vice-rectrice aux affaires étudiantes et aux études à l’Université de Montréal, affirmait : « Je m’étonne de constater que des jeunes qui ont passé 11 ans sur les bancs d’école ne maîtrisent pas des notions qu’on devrait acquérir à la fin du primaire. Je crois qu’il faudrait réagir bien avant l’université, pas en faisant échouer les écoliers, mais en les encadrant mieux, dès la fin du primaire »[3]. Oui, il faudrait.

Je m’étais alors lancé dans une tirade indignée, étayée d’exemples flagrants de « décadence » du français, lorsqu’une phrase de Montaigne m’a arrêté tout net. Cette phrase est tirée du chapitre deux du troisième livre de l’édition de 1595 des Essais et, quand j’en ai fait, pour mieux l’examiner, un copié-collé, le correcteur automatique de mon ordinateur a failli exploser en y soulignant quinze fautes ! : « Le langage latin m’est comme naturel, je l’entens mieux que le François, mais il y a quarante ans que je ne m’en suis du tout poinct servy à parler, ny à escrire : si est-ce que à des extremes et soudaines emotions où je suis tombé deux ou trois fois en ma vie, et l’une, voyent mon pere tout sain se renverser sur moy, pasmé, j’ay tousjours eslancé du fond des entrailles les premieres paroles Latines : nature se sourdant et s’exprimant à force, à l’encontre d’un long usage »[4]

La même phrase, traduite en français moderne par Guy de Pernon, devient : « Le latin m’est comme naturel, je le comprends mieux que le français, mais cela fait quarante ans que je ne m’en suis pas servi pour parler, et guère pour écrire. Pourtant, sous le coup d’émotions extrêmes et soudaines où je suis tombé deux ou trois fois dans ma vie, par exemple quand je vis mon père en bonne santé tomber soudain sur moi à la renverse, évanoui, les premiers mots qui me vinrent du fond des entrailles étaient latins, la Nature jaillissant et s’exprimant de force, malgré une si longue pratique contraire. Et on rencontre cela chez bien d’autres »[5]. Zéro faute ! Ma réflexion sur l’évolution du français a alors pris une tout autre tournure.

Outre le fait que cette phrase nous laisse entrevoir un Montaigne lançant plus spontanément des « sanctum ciborium » ou des « fulmen Brestiae » que des « saint ciboire » ou des « tonnerre de Brest », elle illustre avant tout l’évolution permanente des langues. À la fin de sa traduction du livre III des Essais, Guy de Pernon précise, en citant de nouveau Montaigne : « J’écris ce livre pour peu de gens et pour peu d’années. S’il s’était agi de quelque chose destinée à durer, il eût fallu y employer un langage plus ferme : puisque le nôtre a subi jusqu’ici des variations continuelles, qui peut espérer que sous sa forme présente il soit encore en usage dans cinquante ans d’ici ? »[6] Montaigne ajoutait au sujet du langage : « Il nous glisse chaque jour entre les doigts, et depuis que je suis en vie, c’est la moitié qui en a changé. Nous disons qu’il est maintenant parfait. Mais chaque siècle en dit autant du sien. Je n’ai pas la prétention de le considérer ainsi sachant qu’il changera et se déformera comme on le voit déjà faire ». Guy de Pernon de conclure : « Montaigne ne croyait peut-être pas si bien dire… Qui peut en effet aujourd’hui, hormis les spécialistes, lire Montaigne dans le texte original ? Les éditeurs modernes ont tous, d’une manière ou d’une autre, tenté de “toiletter” le texte en ajoutant des accents, en harmonisant la ponctuation selon nos habitudes d’aujourd’hui : ils ont fait ainsi un texte qui ressemble à du français moderne, — mais n’en est pas, et demeure toujours aussi difficile d’accès au plus grand nombre. Quel dommage, pour un texte que l’on se plaît à considérer comme une œuvre majeure de notre littérature ! J’ai donc pensé qu’il était nécessaire d’en donner une véritable traduction »[7]. Cela était effectivement utile et même nécessaire, tant « Les mots de l’an passé sont en langue d’hier, Et ceux de l’an prochain en langue de demain »[8].

Montaigne m’a donc convaincu de mettre fin à mes atermoiements au sujet de la « dégradation » du français pour ne plus y voir qu’une évolution, sans m’interdire pour autant d’en préférer la forme sous laquelle je l’ai appris à celle vers laquelle je le vois évoluer, même si, avec la réforme de l’orthographe de 1990, certaines des fautes soulignées en rouge dans mon cahier n’en auraient pas été[9]. Il en va de la langue comme des façades des maisons anciennes dont les pignons, les mansardes et les jeux d’avancées et de reculs rappellent, pour reprendre les mots de Péguy, une « piété de l’ouvrage bien faite » que ne reflètent plus les façades copiées-collées des lotissements d’aujourd’hui.

Le canari de la langue

Que l’évolution d’une langue soit un incontournable n’implique pas que, par négligence et par paresse, l’usage qui en est fait contribue à son déclin, voire à sa mort. Comme les civilisations, les langues sont en effet mortelles. La citation de Montaigne à l’effet que le latin lui est « comme naturel » et qu’il le comprend mieux que le français date de l’époque où le français est né comme langue « officielle ». Montaigne (1533-1592) écrivait au sujet du latin « cela fait quarante ans que je ne m’en suis pas servi pour parler, et guère pour écrire ». C’est en effet en 1539 que François 1er signait les ordonnances de Villers-Cotterêts par lesquelles la langue d’oïl devenait la langue encore très embryonnaire du royaume de France. L’article 111 de l’ordonnance précise « nous voulons d’oresnavant que tous arrests, ensemble toutes autres procédures, soient de nos cours souveraines et autres subalternes et inférieures, soient de registres, enquestes, contrats, commissions, sentences, testaments, et autres quelconques, actes et exploicts de justice, ou qui en dépendent, soient prononcés, enregistrés et délivrés aux parties en langage maternel françois et non autrement »[10] Montaigne avait alors 6 ans et son éducation, exclusivement en latin, avait commencé au berceau : « Toujours est-il que la méthode trouvée par mon père fut que dès le moment où je fus mis en nourrice, et avant même que ma langue se déliât, il me confia à un Allemand, qui depuis est mort alors qu’il était médecin très fameux en France, ignorant complètement notre langue, mais très versé dans le latin. Mon père l’avait fait venir exprès pour cela, le payait fort bien, et il s’occupait donc de moi constamment. Mais mon père engagea encore deux autres précepteurs, moins savants, pour soulager le premier et suivre mon travail, qui ne me parlaient qu’en latin. Quant au reste de la maison, c’était une règle inviolable que ni lui-même, ni ma mère, ni aucun valet ou chambrière ne me parlaient autrement qu’en latin, avec les mots que chacun avait appris pour cela »[11]. De langue vivante qu’il était encore du temps de Montaigne, le latin avait périclité mille ans plus tôt après la chute de Rome avant de connaître un renouveau avec la réforme linguistique de Charlemagne[12], pour éclater ensuite en diverses langues romanes et devenir une langue « morte ».

Le français, comme toute langue, évolue et se transforme, soit. Cela n’invalide pas pour autant les cris d’alarme lancés régulièrement à propos de cette évolution. Dans un article du journal Le Devoir du 20 septembre 2021, on lisait par exemple sous la plume de Réjean Bergeron : « Devant les piètres résultats des étudiants du cégep à l’épreuve uniforme de français, Bernard Tremblay, le président-directeur général de la Fédération des cégeps, a eu l’idée de génie de leur permettre d’utiliser le logiciel de correction Antidote pour améliorer les taux de réussite. Pourquoi ne pas aller au bout de cette logique implacable en dissimulant tout simplement leurs diplômes dans une boîte de Cracker Jack ? Cela aurait le mérite de faire augmenter les taux de diplomation, véritable but recherché, quitte à offrir aux futurs employeurs une cohorte d’analphabètes fonctionnels comme c’est déjà le cas au Québec pour une bonne partie de la population »[13]. Le lendemain, Gilles Marsolais, ex-enseignant renchérissait : « Il y a eu un temps où l’on croyait à l’enseignement du français. Au début du XXe siècle, un de mes oncles, qui a étudié dans une petite école de rang semblable à celle des Filles de Caleb, écrivait un français simple, mais sans fautes, comme il était de mise à l’époque. Quand j’ai fait mon cours classique, dans les années 1940 et 1950, les fautes de français étaient comptées dans toutes les matières. On pouvait échouer à un examen d’histoire ou de géographie à cause des fautes de français ! Aujourd’hui, les directions de cégep imposent aux professeurs de français une limite au nombre de fautes qu’ils peuvent relever dans un texte, parce qu’autrement cela pourrait limiter le nombre de diplômés ![14]»

Si la vaste forêt des publications portant sur la qualité du français répertoriées par les moteurs de recherche en ligne est surtout peuplée d’essences québécoises, on y trouve néanmoins quelques beaux spécimens spécifiquement gaulois. Une note d’information du ministère français de l’Éducation nationale émise en décembre 2022 présente, par exemple, les résultats comparatifs d’enquêtes sur la qualité de l’orthographe : la même dictée a été proposée à des élèves de deuxième année du cours moyen (CM2, âge moyen 10 à 11 ans) à quatre reprises : 1987, 2007, 2015 et 2021. L’objectif était d’évaluer le degré de maîtrise de l’orthographe de mots usuels et de règles orthographiques grammaticales. Résultat des courses : « Les performances en orthographe des élèves de CM2 sont toujours en baisse, mais de manière moins marquée en 2021 »[15]. À d’autres, complotistes ou non, la conclusion que la pandémie ou les vaccins y sont pour quelque chose, il n’en reste pas moins qu’une lecture aléatoire des quotidiens français en ligne aura vite fait de convaincre les sceptiques que l’orthographe est une espèce menacée dans l’Hexagone. Jean-Benoît Nadeau, pourfendeur de l’Académie française[16], interprète les résultats de ces enquêtes de manière critique dans une chronique récente de L’Actualité en invoquant notamment « Le demi-échec des rectifications orthographiques de 1990 », ce qui revient à dire que les normes du français écrit n’évoluent pas assez vite[17]. On comprend mieux ce point de vue discutable quand on lit sous la même plume que « le vrai français, c’est le français parlé[18]». Vertige.

La véritable pandémie qui emporte les langues est ainsi décrite par le linguiste Jacques Leclerc : « Certains experts prévoient qu’au cours du présent siècle [le 21e] de 50 % à 90 % des langues parlées actuelles disparaîtront, c’est-à-dire de 3000 à 4000 langues. En Europe, sur 123 langues recensées — le continent le moins menacé —, on compte 9 langues “moribondes”, 26 “proches de l’extinction” et 38 “en danger”. Selon une étude de l’UNESCO (commencée en 1997 et dont le rapport fut diffusé en 2002), pas moins de 5500 langues sur 6000 disparaîtront d’ici un siècle et seront devenues des langues mortes au même titre que le latin et le grec ancien. Cela signifie que 90 % des langues actuelles seront liquidées au cours de ce siècle. Un “massacre”, estime l’UNESCO. Le pire, c’est qu’on ne le remarquera peut-être même pas, car la disparition d’une langue ne représente jamais un événement bien spectaculaire »[19].

La mort d’un canari ne représente généralement pas non plus un événement bien spectaculaire, mais s’il s’agit du canari que les mineurs de charbon du siècle dernier emportaient avec eux dans les entrailles de la Terre, le déclin de son chant ou son silence étaient suffisants pour lancer l’alarme. Lorsque, en 1962, Rachel Carson publia Printemps silencieux, titre inspiré par les mots de la première stance du poème « La belle dame sans merci » du poète anglais John Keats (1795-1821) — « La laîche est fanée près du lac et nul oiseau ne chante »[20] — c’est le silence du canari de la mine écologique qu’elle annonçait. En hommage à Albert Schweitzer, autre précurseur de la défense de l’environnement, elle avait placé en exergue de son livre une citation attribuée à l’illustre docteur : « L’homme a perdu la capacité de prévoir et d’anticiper. Il finira par détruire la Terre ».

Toutes les époques ont connu leurs oiseaux de mauvais augure et autres prophètes de malheur, mais la nôtre se distingue en la matière, par la reconnaissance d’une nouvelle science appelée « collapsologie », et par la multiplication des institutions consacrées à l’étude des risques et des crises. Un article du journal Le Devoir, le 24 janvier 2023, nous apprenait par exemple que « L’horloge de l’apocalypse n’a jamais été aussi proche de minuit »[21]. Y aurait-il péril en la demeure au-delà de la langue parlée et écrite ?

L’effondrement des civilisations est un sujet si vaste qu’il est impensable de le réduire à quelques paragraphes d’une réflexion sur l’évolution du français. Il faudrait d’ailleurs s’entendre d’abord sur le sens du mot « civilisation » pour préciser de quel déclin il s’agit. L’ère industrielle peut-elle être assimilée à une civilisation ou est-elle seulement une phase de la civilisation occidentale ?

Dans un article récent publié sur le site Web de la BBC, Luke Kemp, chercheur au Centre for the Study of Existential Risk de l’Université de Cambridge affirme que les facteurs les plus souvent invoqués pour expliquer l’effondrement de civilisations sont : 1) les changements climatiques, 2) les dépassements de la capacité environnementale, 3) les inégalités, 4) la complexité croissante, et 5) les agressions venues de l’extérieur[22]. Se basant sur une étude portant sur 87 civilisations éteintes entre 2500 ans avant notre ère et la fin du premier millénaire de notre ère, il conclut que la longévité moyenne d’une civilisation est de 336 ans, ce qui semble indiquer qu’il définit comme « civilisation » des phases d’évolution culturelle et sociale qui s’apparentent davantage à l’ère industrielle qu’à la « civilisation judéo-chrétienne » prise dans son ensemble.

Lors d’une présentation devant le Forum économique mondial, à Davos, en 2016, Ian Morris, historien et archéologue, professeur au Stanford Archaeology Center, énumérait sa version des « cinq cavaliers de l’Apocalypse » porteurs de l’effondrement des civilisations : 1) les mouvements majeurs non contrôlés de populations ; 2) la montée des grandes épidémies ; 3) l’effondrement de l’autorité des États et les guerres ; 4) l’effondrement des routes de commerce et les grandes famines ; 5) les changements climatiques[23].

Le déclin ou l’extinction des langues ne fait évidemment pas partie des facteurs d’effondrement, puisqu’il s’agit d’un symptôme ou un dommage collatéral et non un facteur causal. Le silence des canaris dans une mine n’était pas non plus une cause des émanations de gaz qu’il signalait. Il est donc permis de conclure que l’évolution de la langue française et la perte de diversité mondiale des langues ne sont que quelques canaris qui tournent lentement de l’œil dans la mine de la civilisation occidentale.

C’est à poursuivre une réflexion à ce sujet que l’excursion sur le tapis volant des dictées du petit cahier que je referme ici t’aura, lecteur, peut-être incité.

 


[1] Rabindranath Tagore, L’Offrande lyrique (Gitanjali), traduction d’André Gide, NRF, 1917, https://ia601606.us.archive.org/34/items/loffrandelyrique00tago/loffrandelyrique00tago.pdf

[2] Nicolas Boileau, L’Art poétique (1674), http://wattandedison.com/Nicolas_Boileau1.pdf

[3] Mathieu Robert-Sauvé, Pascale Lefrançois aime le français, Les diplômés, printemps 2012, p. 16-17, https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/bitstream/handle/1866/6970/UdeM_Les_Diplomes_Magazine_No_422.pdf

[4] Michel de Montaigne, Essais, livre troisiesme, chap. II, 1595, https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Montaigne_-_Essais,_%C3%89d_de_Bordeaux,_3.djvu/20

[5] Michel de Montaigne, Essais, traduction en français moderne, Guy de Pernon, open source, III, ch. 2, par. 17, p. 37, https://babybluedog.files.wordpress.com/2018/09/montaigne-essais-iii-trad.pdf

[6] Ibid., III, ch. 9, par. 114, p. 249

[7] ibid., III, post scriptum, p. 432

[8] Thomas Stearns Eliot, Tétralogie (Quatre Quatuors), Little Gidding, trad. D. Laguitton, Écrits des Forges, 2015, p. 70

[9] Le guide complet de la nouvelle orthographe, https://www.lalanguefrancaise.com/orthographe/guide-complet-nouvelle-orthographe

[10] Article 111 de l’Ordonnance 188, dite « de Villers-Cotterêts », prise par le roi François Ier imposant l’usage du français dans les actes officiels et de justice. Texte intégral : https://www.axl.cefan.ulaval.ca/francophonie/Edit_Villers-Cotterets-complt.htm

[11] Montaigne, Essais, livre premier, chapitre 25, traduction en français moderne par Guy de Pernon : https://www.ebooksgratuits.com/html/montaigne_essais_traduction_1.html

[12] Amy J Bowen, La réforme linguistique de Charlemagne, et comment elle provoqua la naissance du français, University of Kansas, 2010 : https://www.academia.edu/14410931

[13] Richard Bergeron, Faire de l’amélioration du français un projet collectif, Le Devoir, 20 septembre 2021, https://www.ledevoir.com/opinion/idees/633708/education-faire-de-l-amelioration-du-francais-un-projet-collectif

[14] Gilles Marsolais, La qualité du français, Le Devoir, 21 septembre 2021, https://www.ledevoir.com/opinion/idees/636165/enseignement-la-qualite-du-francais

[15] Eteve Y., Nghiem X., Chaaya C., 2022, Les performances en orthographe des élèves de CM2 toujours en baisse, mais de manière moins marquée en 2021, Note d’Information, n° 22.37, DEPP. https://doi.org/10.48464/ni-22-37

[16] Jean-Benoît Nadeau, Simon Jolin-Barrette à l’Académie française : un rendez-vous raté, L’actualité, 30 juin 2022, https://lactualite.com/societe/simon-jolin-barrette-a-lacademie-francaise-un-rendez-vous-rate/

[17] Jean-Benoît Nadeau, L’orthographe recule en France, L’actualité, 14 janvier 2023, https://lactualite.com/societe/lorthographe-recule-en-france/

[18] Jean-Benoît Nadeau, Le « vrai » français, c’est le français parlé, L’actualité, 16 juin 2022, https://lactualite.com/societe/le-vrai-francais-cest-le-francais-parle/

[19] Jacques Leclerc, La mort des langues, https://www.axl.cefan.ulaval.ca/Langues/2vital_mortdeslangues.htm

[20] John Keats, La belle dame sans merci, https://www.poetryfoundation.org/poems/44475/la-belle-dame-sans-merci-a-ballad

[21] Le Devoir, 24 janvier 2023, https://www.ledevoir.com/monde/779071/l-horloge-de-l-apocalypse-n-a-jamais-ete-aussi-proche-de-minuit

[22] Luke Kemp, Are we on the road to civilisation collapse? 2019, https://www.bbc.com/future/article/20190218-are-we-on-the-road-to-civilisation-collapse

[23] Ian Morris, Incredible Archaeological Discoveries, World Economic Forum, 2016, https://www.youtube.com/watch?v=oxieVARtZ7c

Extrait

Le déclin ou l’extinction des langues ne fait évidemment pas partie des facteurs d’effondrement, puisqu’il s’agit d’un symptôme ou un dommage collatéral et non un facteur causal. Le silence des canaris dans une mine n’était pas non plus une cause des émanations de gaz qu’il signalait. Il est donc permis de conclure que l’évolution de la langue française et la perte de diversité mondiale des langues ne sont que quelques canaris qui tournent lentement de l’œil dans la mine de la civilisation occidentale.

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