Le peuple et la masse
« En un mot, nous assistons aux États-Unis au déclin du peuple et à l'avènement de la masse. Le peuple, généralement illettré, était à sa manière un libre créateur. Sa création propre était faite de mots prononcés, de gestes, de chants: folklore, chanson et danse folkloriques. Le peuple s'exprimait, et sa voix est encore recueillie par les érudits, les ethnographes et les patriotes. Mais la masse, dans notre univers de diffusion et de circulation massives, est la cible au lieu d'être la flèche. Elle est l'oreille, non la voix. La masse, c'est ce que les autres veulent atteindre par l'écriture, la photo, l'image et le son. Si le peuple créait des héros, la masse ne peut que se mettre en quête de leur présence et de leur voix. Elle attend qu'on lui montre, qu'on lui dise quelque chose. Notre société, à laquelle s'applique si malaisément la notion soviétique de masses, reste cependant gouvernée par notre idée propre de la masse. Le peuple disposait de l'univers qu'il s'était construit: tout un monde de géants et de nains, de magiciens et de sorcières. Les masses vivent dans l'univers imaginaire mais combien différent des pseudo-événements. Les mots, les images qui atteignent les masses enlèvent leur magie aux grands noms dans le processus même de leur évocation. »
Daniel Boorstin, L'image, Union générale d’édition, Paris 1971