Le Dr Knock, après neuf décennies. Le prophétisme de Jules Romains

Pierre Biron

La petite histoire de la pièce

L’écrivain et dramaturge Jules Romains n’avait pas convaincu la Comédie-Française, mais quand le comédien Louis Jouvet lut la pièce, il en fut enthousiasmé, lui qui fut pharmacien avant d’embrasser la scène. Au fil des répétitions, Romains le convainquit d’être lui même, courtois, sarcastique et sûr de lui. Lors de la création à la Comédie des Champs-Élysées, l’auditoire est si enthousiasmé que le célèbre André Gide s’empresse d’aller féliciter Jouvet dans sa loge. Celui-ci s’est investi dans le rôle au point que cette pièce remplira sa carrière comme acteur et scénariste : plus de 1440 représentations et finalement, deux films dont le second lancé en 1951.

Pourquoi revisiter ce classique du théâtre français?
D’abord parce que deux médecins généralistes anglophones – la britannique Iona Heath de Londres, grande défenderesse de la médecine à visage humain – et surtout I’écossais Iain Bamforth de Strasbourg, connu comme traducteur et essayiste, ont apporté des éclairages intéressants en rapprochant l’hygiène de la politique. Leur lecture vaut le détour :

a) Iain Bamforth. Knock : a study in medical cynicism. J Med Ethics : Medical Humanities 2002 ; 28 :14-18. L’auteur polyglotte connaît bien la pièce, il l’a traduite en anglais.

b) Iona Heath. The missing person: The outcome of the rule-based totalitarianism of too much contemporary healthcare. Patient Education and Counseling 2017 ; 100 : 1969–1974).

Ensuite parce que Knock est en avant de son temps; Jules Romains est un prophète, rompant avec la tradition littéraire française qui ne s’intéressait qu’à la médecine pratiquée jusqu’alors. En 1928 il nous présente la médecine du futur et, neuf décennies plus tard, ses intuitions se sont toutes confirmées, certaines ayant même été dépassées. Comme pour Jules Verne qui commença son œuvre de science-fiction en 1863.

On attendra un demi-siècle avant de lire la Némésis médicale de Ivan Illich. En relisant cette pièce, on la trouve très moderne, il suffit seulement de transposer personnages et comportements à la société contemporaine.

Les personnages principaux
St Maurice (nom fictif) : village chef-lieu du canton éponyme à l’est de Lyon dans les années 1920 en pleine campagne.

Dr Knock : s’installe comme nouveau médecin dans le chef-lieu du canton de St Maurice où il va révolutionner la conception de la santé et la pratique de la médecine en achetant la clientèle du médecin d’alors.

Dr Parpalaid : le médecin qui vend sa pratique rurale au Dr Knock.

M. Mousquet : le pharmacien, dont le chiffre d’affaire va connaître une croissance inattendue, 500%

Le crieur public : dit tambour de ville à l’époque, qui diffusera dans le canton les annonces professionnelles du Dr Knock, remplacé aujourd’hui par les agences de communication qui utilisent tous les médias depuis les revues les plus savantes jusqu’aux réseaux sociaux pour faire de la promotion directe et indirecte.

M. Bernard : l’instituteur, qui assurera l’éducation du canton en santé publique en utilisant des messages et outils de communication fournis par le Dr Knock, qui se comporte comme le font maintenant les pharmaceutiques innovantes avec leurs rédacteurs professionnels et leurs cliniciens prête-noms (par la magie du ghostwriting).

Mme Rémy : l’hôtelière qui verra son établissement se transformer en hébergement médicalisé débordant de clients transformés en patients sous l’influence de Knock... la bonne porte désormais une coiffe d’infirmière.

La dame en violet : une cliente transformée en militante de la (sur)médicalisation du canton.

La dame en noir : un cliente qui accepte illico de se soumettre à un contrôle hygiénique total comme le jeûne au lit dans le noir pour une semaine, et accepte par la suite de se soumettre à un traitement très long et très coûteux.

La formation du Dr Knock
C’est en mer que sa vocation de médecin autoritaire et médicalisant fait ses débuts. Knock fut en effet officier de santé quand les navires de commerce n’exigeaient pas d’avoir ‘un vrai docteur’ pour remplir cette fonction. Très jeune il avait appris à lire la pharmacopée sur les étiquettes autour des pots de pilules, il en connaissait par cœur tous les effets secondaires.

-- Dr Knock : « Depuis mon enfance j’ai toujours lu avec passion les annonces médicales et pharmaceutiques des journaux, ainsi que les prospectus intitulés ‘mode d’emploi’ que je trouvais enroulés autour des boîtes de pilules et des flacons de sirop. »

À Marseille, sur les quais, un navire marchand à destination des Indes recherche un médecin. Il se fait engager comme officier de santé sans être médecin :

-- Dr Knock : « Je vois annoncé qu’un vapeur de 1 700 tonnes à destination des Indes demande un médecin, le grade de docteur n’étant pas exigé. »

Une fois en route pour 6 mois, il s’empresse d’envoyer tous les 7 passagers et 28 membres d’équipage à l’infirmerie, à tour de rôle ; en consultant le rôle d’équipage il voit à ce qu’il y ait toujours assez de personnel disponible pour la navigation et les machines :

-- « Madame Parpalaid : Mais comment le bateau a-t-il pu marcher ?
-- Dr Knock : Un petit roulement à établir. »

Ce fut la confirmation qu’il était capable de médicaliser tout un collectif de bien-portants, grâce à sa ‘méthode’, nom qu’il donne à son habileté à les convaincre que ‘Tout homme bien portant n’est qu’un malade qui s’ignore’ selon l’expression consacrée du physiologiste Claude Bernard.

Hygiène et politique
Alors qu’il organise la surmédicalisation de tout un canton au nom de la Médecine, Knock se défend de la même manière que nos leaders d’opinion et nos porte-paroles sponsorisés contemporains qui prétendent médicaliser au nom de ce qu’on appelle aujourd’hui la ‘médecine factuelle’ et non par intérêt personnel ou politique.

Pour Simone Weil (An Anthology, New York : Weidenfeld ; 1986), les institutions puissantes ont ce don de ‘secréter des abstractions’, commente Iain Bamforth, et la comédie sur le Dr Knock deviendra une tragédie une décennie plus tard quand les médecins allemands se feront les fervents complices de la purification ethnique par le national-socialisme. Les ’abstractions’ en question, dans ce cas, seront une utopie sanitaire, la pureté raciale et la santé parfaite par l’épuration des malades mentaux et des infirmes irrécupérables et par l’hygiène du peuple sous tendue par une ‘santé publique’ coercitive au besoin (les premières chambres à gaz sont nées dans des hôpitaux psychiatriques allemands).

Et aujourd’hui l’establishment médical est devenu une institution puissante dans plusieurs pays développés grâce au soutien de l’industrie mondialisée du médicament, tout comme l’est la santé publique avec le soutien des politiciens.

Iona Heath, ex-présidente du Collège Royal des Médecins généralistes (R.-U.), rappelle que le philosophe Karl Popper soutenait en 1945 l’idée qu’il y a un risque de totalitarisme chaque fois qu’on laisse un concept abstrait l’emporter sur les besoins réels des individus, en sorte qu’une entité sociale ait des besoins qui passent avant ceux des vraies personnes bien en vie. D’où l’impératif en 2017 de résister au totalitarisme séculaire des soins de santé contemporains et de remettre l’emphase sur le vécu des patients dans leur situation sociale et le récit de leurs problèmes, en les écoutant et les examinant, avec attention et imagination.

-- Dr Parpalaid : « Est-ce que dans votre méthode, l’intérêt du malade n’est pas un peu subordonné à l’intérêt du médecin ?
-- Dr Knock : Vous oubliez qu’il y a un intérêt supérieur à ces deux-là : celui de la médecine. »

Alors qu’il organise le surdiagnostic systématique, Knock dit y croire en oubliant qu’il en est le principal bénéficiaire, ainsi que le pharmacien, ainsi que l’hôtel du village (converti en maison de santé). Aujourd’hui bien des carrières lucratives reposent sur des dépistages (cancérologiques, métaboliques, psychiatriques ou cardiovasculaires.) :

-- Knock : « Mon rôle c’est de les amener à l’existence médicale. Rien ne m’agace comme cet être ni chair ni poisson que vous appelez un homme bien portant »

Il se réjouit d’un taux élevé d’observance d’une méthode de surveillance d’une variable biologique (la température rectale) dont toute élévation amènera les clients à son cabinet. Aujourd’hui nous évoquerions plutôt la glycémie quotidienne, la lipidémie systématique, les prises tensionnelles répétées, les bilans de santé périodiques, les densitométries osseuses, l’index de masse corporelle, les tests de mémoire, l’humeur évaluée par cases à cocher infantilisées, la turbulence scolaire, etc.:

-- Knock : « Songez que, dans quelques instants, il va sonner dix heures, que pour tous mes malades, dix heures, c’est la deuxième prise de température rectale, et que, dans quelques instants, 250 thermomètres vont pénétrer à la fois. »

Une cliente, la dame en violet

Elle devient une militante de la surmédicalisation introduite par ce nouveau médecin.

Son insomnie bénigne (un simple symptôme) est transformée en maladie, puis en maladie dont certaines causes pourraient être très graves. Nous sommes dans le façonnage de maladies si bien dénoncé par les Hadler, Welch, Healy, Jamoulle, Moynihan, Pasca, Heath, et tant d’autres ….

Aujourd’hui, on pourrait comparer la dame en violet aux président.e.s d’associations de patients qui bénéficient des encouragements bien concrets des industriels et finissent par penser comme eux et par légitimer indirectement des messages promotionnels qu’ils relaieront, consciemment de bonne foi ou inconsciemment.

Quand un père de la médecine scientifique moderne confirme la vision de Jules Romains
Le médecin et méthodologiste américain David Sackett fut un pionnier de l’épidémologie clinique et de la médecine factuelle aux universités Oxford (R.U.) et McMaster (Hamilton, ON). Il s’indigna toutefois en fin de carrière d’une certaine médecine préventive moderne qui se revendique pourtant de la science clinique contemporaine (alias médecine factuelle ou evidence based medicine pour les anglos). On sait que cette science clinique a permis d’immenses progrès mais aussi qu’elle a été en partie dévoyée depuis les années ‘80 par des intérêts particuliers professionnels et industriels.

Pour Sackett cette médecine alléguée préventive est :

(a) péremptoire chez des individus indemnes de tout symptôme en leur disant ce qu’il faut faire pour rester en bonne santé;
(b) présomptueuse, prétendant que les interventions qu’elle défend feront en moyenne plus de bien que de mal à ceux qui l’accepteront et y adhéreront;
(c) tyrannique, faisant tout pour exercer son autorité.

Ces trois qualificatifs s’appliquent tout à fait à la médecine du Dr Knock : campagnes de peur individuelles et publiques; médiatisation (par le crieur public); éducation populaire (par l’enseignant); complicité (par le pharmacien, qui profitera largement de la surmédicamentation; par certains clients comme la dame en violet; par l’hôtelière qui affiche complet en tout temps).

Rédaction en sous-main pour l’instituteur Monsieur Bernard
Romains avait prévu la rédaction en sous-main (ghostwriting). Knock s’adresse ici à l’instituteur:

-- Dr Knock : « J’ai ici la matière de plusieurs causeries de vulgarisation, des notes très complètes, de bon clichés (pas en noir, en couleurs) et une lanterne [projecteur]… Tenez, pour débuter, une petite conférence toute écrite, ma foi, et très agréable, sur la fièvre typhoïde. »

On croirait entendre un visiteur médical qui fournit à un meneur d’opinion sponsorisé la matériel didactique de conférences destinées à la formation médicale continue pour mousser le nouveau produit de son employeur.

Les profits du pharmacien Mousquet : multipliés par cinq
-- « Mousquet : Il est certain que j’ai quintuplé mon chiffre d’affaires, et je suis loin de le déplorer. L’esprit pharmaco-médical court les rues, les notions abondent. »

Les intérêts du pharmacien de St Maurice convergent avec ceux de l’instigateur de la médicalisation réussie de tout le canton. Et aujourd’hui c’est pareil. Au Québec les pharmaciens propriétaires gagnent plus qu’un médecin généraliste.

Les annonces professionnelles diffusées par le crieur public
-- Tambour de ville : « Le docteur Knock donnera les lundis matin une consultation gratuite…dans un esprit philanthropique et pour enrayer les progrès inquiétant des maladies de toutes sortes »

L’industrie du médicament tient le même discours aujourd’hui :

a) Elle offre des échantillons aux cliniciens sous prétexte qu’ils les refileront aux patients les plus pauvres, et qu’ils apprendront à les bien prescrire, alors que ce sont souvent les familles et les amis qui en profitent, et que ces échantillons ne sont pas accompagnés des précautions et mises en garde appropriées.

b) Elle développe des produits destinés aux maladies inventées par elle-même à l’aide de glissements sémantiques ou de campagnes de dépistage de la préhypertension, du prédiabète, de la pré-hyperlipidémie, de la pré-dépression, de l’ostéoporose, de la pré-démence, du risque de VIH, du risque de rechute dépressive, et j’en passe.

Fixation des prix selon la capacité de payer
Le Dr Knock connaît les revenus de toute sa clientèle car il sait la faire parler et prend des notes :

-- La dame en noir : « J’ai 18 vaches, 2 bœufs, 2 taureaux, 1 jument, 1 poulain, 6 chèvres, 12 cochons + la basse-cour, 3 valets, 1 servante + les journaliers »

On croirait lire les recensements des plus prospères de nos ancêtres après leur arrivée en Nouvelle-France !

De nos jours le marketing analyse dans chaque pays la capacité de payer des caisses d’assurance médicament publiques et privées, et celle de la bourgeoisie non assurée, avant de fixer les prix de lancement et ultérieurement de les augmenter proportionnellement à la cupidité des actionnaires du moment.

Knockisme
Ce néologisme est entré dans le vocabulaire de l’anthropologie médicale en 1998 selon Bamforth, pour désigner la crédulité populaire. Cette crédulité n’est elle pas en partie responsable du Trumpisme qui balaie nos voisins du Sud en 2017?

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