Le Don de soi… Un voeu pour aujourd’hui

Jean-Pierre Bonhomme

Il m’est venu à l’esprit, en ces jours où les lumières de Noël commencent à décorer les balcons – un peu tôt à mon avis – ce temps où le don de soi avait un pouvoir d’émerveillement et de questionnement. Un pouvoir qui se répandait tout au long de l’année et qui illuminait la vie de tous les jours. C’était celui de la compassion spontanée et naturelle.

Le moment le plus éclatant pour moi est survenu en Colombie au cours d’un voyage de tourisme dans les environs de Carthagène. Je m’étais joint à un groupe de voyageurs Québécois lesquels, comme moi, se prélassaient dans un hôtel ordinaire de la plage où les eaux de la mer « sont si bleues qu’il n’y a que le sang qui soit plus rouge »!… Au  quatrième jour de cette vie de chaises longues, l’ennui, comme toujours, a commencé  à nous guetter;  j’ai alors proposé aux amis d’aller faire un tour dans l’intérieur du pays… pour voir.

Nous avons donc loué une voiture et qu’est-ce que nous avons vu dans ces montagnes de brousse, plus haut là-bas? Un petit village de Noirs où les enfants étaient si pauvres qu’ils se promenaient nus… tous! Et au fond de la piste de terre, qui faisait office de boulevard, se trouvait une petite maison où logeait une jeune fille qui n’avait pas dépassé de beaucoup ses vingt ans. C’était une religieuse, la mairesse du lieu, en quelque sorte, l’agent à tout faire;  il n’y avait pas d’autre autorité. Elle s’occupait de ces Africains qui avaient eu l’idée, jadis, de fuir la côte pour sortir de l’esclavage. Et elle était Québécoise!

Notre groupe s’est demandé comment, en ces années 70, cette jeune fille avait bien pu se rendre en ces lieux d’Amérique du Sud.  Sa petite communauté du Québec l’avait envoyée là, c’est tout ce qu’il fallait comprendre.

Mais notre groupe d’« explorateurs » d’occasion n’a pas mis de temps à se rendre compte qu’il se trouvait devant un cas de « Don de soi absolu », un don qui avait du sens. Et il n’a pas mis de temps non plus à venir en aide à la petite communauté qui avait un modeste bureau à Cartagène. L’appui s’est fait naturellement et il a duré longtemps.

Le Québec, on le sait, a fait naître ainsi des douzaines de communautés qui envoyaient des « missionnaires » à travers le monde comme en Haïti par exemple. On peut – et on doit – se demander pourquoi, car notre contrée était encore largement analphabète fonctionnelle; l’Église aurait bien pu se donner la tâche de hausser le niveau culturel de chez nous, ou d’en créer une nouvelle culture? Disons que les familles débordaient jadis d’enfants et que ceux-ci avaient certes là, dans les missions, un bon débouché pour leurs talents et leur…Foi. Mais bon, au total, nos envoyés angéliques n’ont fait de tort à personne. Peut-être même ont-ils fait – beaucoup – de bien?

Je parle de tout cela maintenant parce que dans ma vieillesse je me sens un peu écorché spirituellement. Je le suis parce que j’ai toujours la mémoire des quatre Jésuites des quatre classes d’éléments latins (la porte d’entrée du cours classique) du collège Sainte-Marie où ils donnaient leurs cours. Ils étaient là, après une quinzaine d’années de préparation solide à répandre le latin et à préciser le français. Il y avait du don là-dedans. Ils répandaient là, rue de Bleury, les avantages d’un système d’enseignement d’exception imaginé à LaFlèche dans le meilleur temps de la culture française. Un certain Don de soi peut-être? Certes. Un don qui ouvrait l’esprit à la Vérité . Et dans moult domaines des sciences.

Aujourd’hui tout cela s’est fonctionnarisé, mécanisé, partout dans les secteurs importants de la vie commune et je trouve cela un peu sec. Je croyais que, dans  toute notre évolution, bien nécessaire et urgente, nous aurions pu conserver plus ouvertement une part de notre élan d’animateurs discrets, une part de notre esprit généreux issu de la civilisation occidentale, le meilleur de notre âme en somme.

Un citoyen qui a le malheur de dire qu’il a lu les Évangiles synoptiques (qui constituent la  base de la pensée d’Occident) risque de passer pour un nigaud…. C’est le sourire narquois qu’on lui renvoie, ici au Québec. Car le spirituel des choses ne fait pas le poids ici. Il faut être « pratique ». Mais l’ignorant, qui n’a pas beaucoup lu, en ce cas, c’est celui qui réagit par son sourire sarcastique. C’est dangereux car ça ne fait pas surgir le dialogue, cet instrument nécessaire à la prise de conscience individuelle et sociale.

S’il y a un vœu à formuler, vu du haut de mes jours, c’est que les anciens, ceux qui ont donné « du leur », tels les Pères Blancs d’Afrique qu’on admirait dans les familles, soient reconnus et aimés plutôt que dénigrés dans notre société. Il n’y a pas eu que de la prévarication et du stupre dans la vie du religieux de notre passé. Il y a eu beaucoup de compassion derrière les dons de soi. Et puis le religieux n’était-il pas le seul bâton que notre société avait pour se tenir debout?

Aujourd’hui c’est un autre temps, évidemment. Le camp des républicains et des laïques s’est formé solidement et c’est une merveille. Voilà une force qui assume sa présence et formule ses projets. Il y a une grande part de générosité dans cette forteresse.  Dans un autre camp, intéressé, celui-là, aux aspects plus spirituels, plus rituels de la vie, il y a encore ces vicaires qui œuvrent dans les quartiers et ces bénévoles qui se rendent jusque dans les prisons pour parler d’espoirs…

Que les deux camps ouvrent un dialogue nouveau, c’est possible.  Il y a des républiques où ces deux voies s’entrecroisent. Je l’ai vu en France notamment où le mépris et le sarcasme sont moins sournois qu’ici et où il y a une sorte de reconnaissance mutuelle. Le  Don de soi existe encore maintenant ici chez nous. Mais il se pourrait que le respect mutuel des deux camps ne soit pas aussi manifeste qu’il le devrait. Il est vrai que la hiérarchie de l’Église a été trop autoritaire, trio ceci, trop cela, comme bien des observateurs l’ont constaté.

Le sociologue Fernand Dumont, par exemple faisait voir que sans une adaptation de l’institution de l’Église elle-même à la culture ambiante, les citoyens « vont voir en elle un corps étranger sans lien avec leurs vrais problèmes ». (Dans « Fernand Dumont, » par Gregory Baum). Mais la question n’est pas tout à fait là. Il s’agit du respect du sacré, par la population en général. « Rien n’est profane, ici-bas, à qui sait voir » écrit  Teillard de Chardin dans « Le milieu divin ».  Est-ce que nous voyons cela avec assez de clarté?

Ne serait-il pas merveilleux que les militants du sacré, les vrais, fassent alliance avec la forteresse du monde « pratique », qu’ils se reconnaissent mutuellement, pour créer des branches de société neuve; c’est mon vœu, car le Don de soi semble meilleur que le Don pour soi?

À lire également du même auteur

Les villes, visage des nations. Erreurs d’hier, à éviter demain
Voici, sur les villes du monde et celles du Québec en particulier, un témoignage prophétique, celui d’un penseur, Jean-Pierre Bonhomme, qui, au cours d’une longue carrière au journal La Presse, en tant que spécialiste de la scène municipale

Le bon vide et l'autre
Quand les Taoïstes ont recommandé aux citoyens du monde, il y a trois mille ans, de faire silence, soit le vide du bruit, ce n’était pas pour rendre l’humanité insensée. C’était pour lui permettre de bien valoriser la nature dans toute

L’ère du « switch » n’annonce rien de bon !
Switching. Mot intraduisible qui désigne le passage rapide à autre chose dans tous les domaines : emplois, liens d’affaires, internet, politique, amitié, amour, genre. Vertige! Et si toutes ces décisions prises dans l’euphorie de la liberté

Le maelstrom de la communication
Dans l’article précédent, il est question de l’émiettement universel. Dans celui-ci, l’auteur se limite à l’émiettement de l’information. Pour le commun des mortels, incapables de relier entre eux les fragments de savoir dont ils sont

L'expédition de Lewis & Clark
A travers son récit sous-titré «L'expédition de Lewis&Clark» et la naissance d'une nouvelle puissance», c'est tout autant la nécessaire participation canadienne-française à cette même expédition que célèbre l'historien Denis Vaugeois, qu




Lettre de L'Agora - Printemps 2025

  • Billets de Jacques Dufresne

    J'ai peur – Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles – «This is ours»: un Texan à propos de l'eau du Canada – Journée des femmes : Hypatie – Tarifs etc: économistes, éclairez-moi ! – Musk : danger d'être plus riche que le roi – Zelensky ou l'humiliation-spectacle – Le christianisme a-t-il un avenir?

  • Majorité silencieuse

    Daniel Laguitton
    2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l'abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

  • De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

    Daniel Laguitton
    Un post-teilhardisme s'impose devant l'évidence des ravages physiques et spirituels de l'ère industrielle. L'écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l'écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

  • Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

    Georges-Rémy Fortin
    Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu'une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l'humanité et pour la philosophie classique.

  • François, pape de l’Occident lointain

    Marc Chevrier
    Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu'il venait d'Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l'Occident ?

  • L'athéisme, religion des puissants

    Yan Barcelo
    L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

  • Entre le bien et le mal

    Nicolas Bourdon
    Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J&

  • Le racisme imaginaire

    Marc Chevrier
    À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic et de François Charbonneau, L'affaire Cannon

  • Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

    Georges-Rémy Fortin
    Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme de la finitude. C'est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué

  • Brèves

    La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – Chine: une économie plus fragile qu'on ne le croit – Serge Mongeau (1937-2025) – Trump: 100 jours de ressentiment – La classe moyenne américaine est-elle si mal en point?