Le beau fait aussi pleurer

Daniel Laguitton

Lorsque je fouille les champs, en automne, à la recherche d'orchidées sauvages, ce sont les racines profondément enfouies que je cherche, pas les fleurs.
Izumi Shikibu

Qu’est-ce que la beauté? Posez la question à un philosophe et il manquera d’encre ou de souffle avant que sa dissertation ait cerné la question. Posez-la à un démagogue, il évitera d’y répondre en affirmant qu’elle est dans l’œil qui la voit. Posez-la à un poète, Musset en l’occurrence ici, et il vous dira en alexandrins :

« Rien n’est beau que le vrai, dit un vers respecté :
Et moi, je lui réponds, sans crainte d’un blasphème :
Rien n’est vrai que le beau, rien n’est vrai sans beauté ».

La réponse proposée ci-dessous fouille l’humus sémantique dans lequel a poussé le mot pour y chercher le rhizome d’expérience ancestrale d’où le concept de beauté a initialement germé.

La vieille racine indo-européenne de « beau » est deu[1] (ou du[2]) qui exprimait la reconnaissance d’un bon fonctionnement, d’une puissance inspirant la révérence. Une racine indo-européenne voisine, dei[3], désignait la clarté du ciel et la brillance du soleil; elle a produit le sanscrit dyaus ainsi que le grec Zeus (qui au génitif devenait Dios) et le latin deus et dies qui, en français, ont respectivement donné dieu et les sept di du lun-di au di-manche.

Mais revenons aux racines de la beauté : Expression d’une force efficace, la racine deu, en passant par le grec dunamai[4] (verbe « pouvoir »), a donné, en français, dynamique, dynastie et dyne; la dyne est une unité de mesure servant à quantifier la force (symbole « dyn »). De la souche grecque sont aussi sortis, en latin archaïque, duonus et duenus qui ont évolué en bonus et en benus puis en bellus d’où viennent respectivement bon et beau en français contemporain.

En tant que force agissante, la nature du beau est parfaitement représentée dans cette citation de Jean-Jacques Rousseau tirée de Julie ou la Nouvelle Héloïse : « J’ai toujours cru que le beau n’était que le bon mis en action, que l’un tenait intimement de l’autre, et qu’ils avaient tous deux une source commune dans la nature bien ordonnée ». Source commune, en effet, non seulement dans force émanant de la nature bien ordonnée, mais jusque dans la racine même des mots.

 Outre Musset, cité plus haut, bien des plumes illustres ont aussi souligné un lien entre beauté et vérité : « Le beau, c’est le vrai bien habillé » (Balzac); « J’oserai dire qu’il n’y a de vrai au monde que le beau » (Anatole France); « Tout ce qui est le beau manifeste le vrai » (Hugo); « Le beau est ce qui traverse impunément la sottise des âges » (J. Rostand)[5]. « La splendeur de la vérité » est le titre d’une encyclique du pape Jean-Paul II publiée en 1993.

De ce qui précède, il ressort que l’expérience primordiale que l’homme a voulu exprimer en forgeant les concepts de beauté et de bonté (et cela vaut pour la vérité) est la rencontre et la reconnaissance d’une force imposante invitant à une soumission. Se soumettre n’est un verbe lâche que pour l’ego démesuré. Se soumettre à l’évidence n’est-il pas l’essence même de la démarche scientifique? Sans soumission, pas de compréhension. Se soumettre, c’est, à la lettre, « se mettre sous ». On remarquera en passant que « to under-stand » (littéralement « se tenir sous ») signifie « comprendre » en anglais. La moindre promenade dans la nature, la visite d’un musée ou la contemplation d’une fourmi permettent à tout esprit ouvert d’observer que le beau, quand on s’y soumet, induit le plaisir de l’émerveillement. « Ob‑server », c’est, à la lettre, « servir totalement », une forme active de soumission. La rencontre du beau n’est rien de moins que l’antichambre de l’advaita, la non-dualité ou, en langage mystique, le contact conscient avec le divin.

Laissée à elle-même, la conscience réflexive, en dépit de ses prouesses, confine la vie humaine à un champ d’existence duel. « En désignant le beau, on invente le laid, en parlant du bon, on crée le mal »[6], affirme Lao-Tseu dans le Tao Te King. Notons que duel désigne à la fois ce qui est double et un combat entre deux antagonistes. Dans ce dernier sens, il vient du latin archaïque duellum[7] qui est devenu bellum, la guerre. Dans le duel comme dans la guerre, il y a séparation et conflit. Dans l’expérience de la beauté, il y a appel à l’union. « Être ou ne pas être… » se dit alors « union ou duel, voilà la question ».

L’éventail des formes subjectives de la notion de beauté est infini, d’où l’affirmation qu’elle réside dans l’œil qui la voit. Ventre affamé fera rimer belle et poubelle et cœur manchot tentera d’embrasser la beauté du diable. La frénésie des modes vestimentaires, cosmétiques ou culturelles véhicule une beauté éphémère en capitalisant sur le besoin d’appartenance inassouvi de sociétés prisonnières d’un enclos technologique de plus en plus exigu où le manque de transcendance est endémique. Force agissante qui inspire un mélange de fascination et de crainte, la transcendance est un autre nom du Beau (celui-là mérite une majuscule) et sa perte se traduit par un désenchantement.

Les religions sont une réponse au besoin d’être relié à plus grand que soi et, si l’on veut bien se donner la peine de dépasser des préjugés souvent moralisateurs, force est de reconnaître que toutes les assuétudes possibles et imaginables (dépendance aux drogues, compulsions et manies en tous genres) sont des formes tragiques de recherche du bon, du beau et du vrai induites par un besoin d’évasion de la prison existentielle. Elles sont tragiques en ce sens que le tunnel par lequel le prisonnier croit s’évader débouche dans une cellule de confinement solitaire. Carl Jung, dans une lettre datée du 30 janvier 1961 à Bill Wilson, cofondateur des Alcooliques anonymes, avait compris le lien entre soif d’alcool et soif spirituelle lorsqu’il écrivait au sujet d’un de ses patients venu le consulter pour tenter d’enrayer sa dépendance à l’alcool : « Sa soif d'alcool était l'équivalent, à un moindre niveau, de la soif spirituelle de notre être pour une plénitude que le langage médiéval appelle l'union à Dieu ». Dans la note de bas de page qu’il associe à cette affirmation, Jung cite le début du Psaume 42 : « Comme le cerf soupire après les sources d'eau, ainsi mon âme soupire après toi, ô Dieu ». Il concluait en affirmant aussi : « La formule utile est donc : spiritus contra spiritum »[8]. On dirait en français « esprit de vin contre esprit divin ».

Le beau invite à l’union. Il est la force qui met l’art en branle en tant que yoga, tant pour l’artiste qui accouche d’une œuvre que pour le témoin de l’œuvre qui, la trouvant belle, découvrira en elle un chemin de transcendance. La plus touchante affirmation dont je me souvienne, au sujet du beau, est de Claude Darget (1910-1992), journaliste à télévision française, lors d’un spectacle de patinage artistique dont il assurait le reportage en direct. Je l’entends encore, après un long moment de silence et visiblement ému, murmurer comme une confidence : « Le beau fait aussi pleurer ».

Daniel Laguitton
Abercorn Qc



[1] Joseph T. Shipley, The Origins of English Words: A Discursive Dictionary of Indo-European Roots, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, London, 1984, p. 60

[2] Jacqueline Picoche, Dictionnaire étymologique du français, Les usuels du Robert, Paris, 1987, p. 71

[3] Joseph T. Shipley, op. cit., p. 54

[4] Jacqueline Picoche, op. cit., p. 71

[5] Jean-Yves Dournon, Le grand dictionnaire des citations françaises, Acropole, Paris, 1982.

[6] Daniel Laguitton, La voie du cœur selon un sage (chez l’auteur), 1993.

[7] Jacqueline Picoche, op. cit., p. 61

[8] C. G. Jung, Lettre à Bill Wilson, 30 janvier 1961, voir http://www.barefootsworld.net/jungletter.html

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