La terreur souterraine ou la nouvelle censure au Québec

Jacques Dufresne

Cet article a d’abord paru, avec un certain écho, dans Le Devoir du 25 janvier 2017. On trouvera en annexe video le résultat d'une enquête sur la liberté d'expression pratiquée au début de février 2017 à l'Université du Québec à Montréal.

Après les accusations de racisme dont Christian Rioux a été l’objet dans son propre journal, Le Devoir, suite à un article du 13 janvier, après la publication d’une enquête de La Presse destinée à convaincre les Québécois qu’ils sont racistes malgré les apparences, après les réactions méprisantes, pour l’homme et pour son peuple, suite au passage de Bernard Gauthier, surnommé Rambo, à l’émission Tout le monde en parle, une réflexion sur la nouvelle censure au Québec s’impose.

Quand le psychanalyste André Lussier s’attaquait à la censure du cinéma au cours de la décennie 1950, ce fléau avait un visage, celui de l’autorité ecclésiastique. Sachant contre qui ils se battaient, les défenseurs de la liberté pouvaient adopter une stratégie intelligente…et efficace. Moyennant quoi ils ont gagné la bataille en une décennie.

En ce moment, la censure suinte de partout. Elle a son centre partout et sa circonférence nulle part. C’est une jeune femme de 23 ans, Aurélie Lanctôt, qui a exécuté Christian Rioux, un des meilleurs journalistes du D evoir.L’article en cause a paru sur le site du Devoir, quelques heures à peine après celui de Christian Rioux. Mme Lanctôt était si pressée de le terminer qu’elle a omis de l’écrire, tenaillée qu’elle était par la hâte d’atteindre cette dernière ligne où elle lâcherait enfin la bombe lui tenant lieu de pensée : Christian Rioux est un raciste.

C’est dans le journal Métro du 16 janvier que j’ai trouvé l’anathème le plus éloquent contre Bernard Gauthier : « Il est, selon Stéphane Morneau, l’expression la plus brute et la plus pure de l’incitation à la haine, à la violence, au mépris et à la médisance. » Sur la question intouchable de l’immigration, B.G. s’en est pourtant tenu à un mot, «limite», sur lequel tous, sauf les inconditionnels de la diversité illimitée, sont d’accord. Il est vrai qu’il a adopté le ton d’un travailleur de la Côte Nord habitué à défendre son emploi contre les travailleurs venus des autres régions. Est-ce là « l’expression la plus brute de l’incitation à la haine ? » Cette incitation n’est-ce pas plutôt dans votre vocabulaire qu’on le trouve, cher monsieur Morneau.

Au Québec en ce moment, il y a un garde rouge derrière chaque arbre. Sous chaque arbre, devrais-je dire, pour être fidèle aux thèses de Deleuze et Guattari sur la conspiration par le rhizome, où tout est déhiérarchisé, décentralisé, rempli de dénonciations souterraines à faire trembler jusqu’aux chênes de la liberté. L’arbre est justement le symbole de cet enracinement, de cette filiation qu’il faut déconstruire pour achever la grande entreprise d’émancipation, la rupture des liens qui, pendant des centaines de milliers d’années, ont rattaché les hommes à une communauté et à la nature. Ce mouvement, identifié au progrès, a été marqué par tant de victoires contre l’inégalité, l’esclavage et les contraintes de la vie quotidienne, qu’il se prolonge, avec une intolérance accrue contre les résistants, même quand il est devenu fou comme c’est le cas dans les revendications les plus récentes du LTJBQIA2S [i]et dans la lutte contre les nations.

Une racine hélas est une limite, une contrainte mais c’est aussi un canal par où passe la vie. Et à mesure que ces canaux se brisent ou se ferment, l’homme, sans même s’en apercevoir, la perte de l’âme étant indolore, s’assimile au minéral et au mécanique. Il troque le destin du brin d’herbe contre celui du grain de sable, mais ce qu’il gagne ainsi en souplesse et en mobilité, il le perd en identité. Le brin d’herbe résiste au pied qui l’écrase tandis que le grain de sable risque toujours d’être emporté par le vent pour former une masse. C’est ainsi que les grands totalitarismes du XXème siècle se sont constitués.

C’est à ce niveau de réflexion que se situe Christian Rioux. Avant de le jeter dans la fosse commune des racistes, il faut se rendre apte à le comprendre et à poursuive avec lui un débat nécessaire, en lisant par exemple les livres récents de Chantal Delsol (Le populisme), de Jean-Claude Michéa (Notre ennemi, le capital), de Peter Sloterdijk, (Après nous le déluge), d’Alain Finkielkraut (L’identité malheureuse), ou encore, le numéro de novembre/décembre de Foreign Affairs, consacré au populisme.

 

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