La peur noire, encore...
Les terribles attentats de Bruxelles sont venus cruellement nous rappeler à quel point nos sociétés ont un urgent besoin de changer de vision du monde. Dans un article intitulé La Peur noire , j'ai essayé de montrer comment le pétrole et le terrorisme international interagissent dans un système économique mondialisé. Les événements récents m'invitent à creuser le sujet davantage et à réfléchir sur les conséquences de la structure en réseau qui détermine le comportement de notre système complexe mondial. Pour écrire ce texte, je me suis inspirée de la pensée systémique de Fritjof Capra1, et de l'expérience sur la lutte au terrorisme de l'ex-directeur des affaires étrangères au journal The Mirror, John Pilger2. Je vous proposerai trois documents visuels qui rendront mes propos très concrets.
Voici d'abord quelques brefs rappels théoriques. Dans un «système complexe» les effets secondaires ou les dommages collatéraux n'existent pas; ce que nous observons ce sont les conséquences «naturelles» de nos actions. Ces dernières sont souvent amplifiées ou atténuées par les rétroactions dans le système; on ne peut prédire le comportement de ce dernier mais, avec un peu d'intuition, on peut l'anticiper. Dans une «structure en réseau», chaque partie du système est reliée à toutes les autres, alors les causes et les effets peuvent être éloignés dans l'espace et dans le temps. Par exemple, l'adoption des véhicules électriques au Québec aujourd'hui pourrait provoquer la fermeture d'une usine au Mexique dans cinq ans. Les effets ne sont pas nécessairement proportionnels à leur(s) cause(s). Ainsi notre petit geste de consommateur au Québec, par exemple manger du quinoa, peut être amplifié par un ensemble de facteurs et avoir un énorme impact dans les pays andins, par exemple une flambée des prix au Pérou ou en Bolivie, ou encore le remplacement des cultures vivrières ou des élevages traditionnels de lamas par la culture du quinoa. Mais, par contre, tel important programme de la Banque mondiale pour lutter contre la pauvreté, peut être atténué par différents facteurs et ses effets seront inopérants ou peu efficaces.
La compréhension systémique du terrorisme
Le 11 septembre 2001, nous avons soudainement pris conscience de notre vulnérabilité. Nous sommes de plus en plus obsédés par le terrorisme, mais nous refusons de reconnaître que ce phénomène est alimenté par le modèle économique mondial et le climat de peur qui règne empêche toute discussion en profondeur.
Il n'est pas facile de se défendre contre le terrorisme. Il faut d’abord comprendre que sa véritable nature s’est constituée à partir de décisions politiques, économiques et technologiques interreliées. Pour réduire notre vulnérabilité, nous devons identifier les conditions qui créent la haine et la violence. Malheureusement, nos leaders politiques ne s’intéressent pas aux racines de cette vulnérabilité lesquelles sont rarement analysées par les médias ; ni les uns ni les autres n’oseraient remettre en question un système économique basé, d’une part, sur l'extraction des ressources, la consommation et le gaspillage, et d’autre part, sur une infrastructure technologique qui, en permettant la planification d'attaques de grande envergure, devient une arme redoutable et extrêmement efficace.
Pour comprendre le terrorisme, il faut donc penser en termes de systèmes, d'interrelations et de contextes. En somme, il faut adopter une perspective systémique.
Dans cette perspective, la sécurité, l'énergie, l'agriculture, l'économie et les changements climatiques ne sont pas des problèmes séparés mais différentes facettes du même système mondial. Voyons comment ce système conditionne «l'humeur» des terroristes.
Iniquités sociales
Des millions de personnes à travers le monde constatent que la mondialisation a généré une richesse sans précédent pour quelques individus au sommet de la pyramide économique tout en enfonçant des milliards de personnes dans la pauvreté et le désespoir. Il y a quelques mois, la Banque mondiale annonçait un recul de l'extrême pauvreté à un niveau sans précédent de moins de 10% de la population mondiale. Mais les chiffres optimistes de la Banque Mondiale ne tenaient pas compte de l'accès à l'eau, à l'énergie, à l'éducation, à la santé et de toutes les autres dimensions de la pauvreté.
Les interconnexions mondiales ont tendance à réduire les options en matière de politiques sociales à une gamme étroite de solutions, ce qui limite les capacités locales de protéger la population des iniquités sociales et de la discrimination. En conséquence, les relations entre les riches et les pauvres sont de plus en plus fondées sur la peur et la haine, et on comprend aisément pourquoi plusieurs jeunes marginalisés et sans espoir sont si attentifs aux discours extrémistes et si facilement recrutés par les organisations terroristes.
Violation des droits humains
En perpétuant leur dépendance aux combustibles fossiles, les gouvernements occidentaux ont adopté des politiques énergétiques mal avisées qui exercent une influence dévastatrice sur la politique étrangère. Ainsi, en échange d'un accès illimité aux «ressources stratégiques», ils donnent leur appui à des régimes répressifs et anti-démocratiques partout dans le monde, et particulièrement au Moyen Orient. Ces politiques continuent d'alimenter la haine de l'Occident dans les populations qui sont privées de leurs droits humains les plus élémentaires.
On entend souvent dire que les terroristes détestent nos droits et libertés (droit de vote, d'association, liberté de religion, d'opinion, d'expression, etc.) Se pourrait-il, au contraire, que la colère qui anime les jeunes extrémistes ne trouve pas sa source dans la liberté et la démocratie, mais dans le support des gouvernements occidentaux aux personnes, aux états et aux mouvements qui ne s’en soucient pas comme les dictateurs, les juntes militaires, les fondamentalistes religieux, les corrompus ou ceux qui commettent des génocides inqualifiables?
De nombreux élus de pays occidentaux, dont le Canada, au nom de leurs citoyens, ne vendent-ils pas des armes au régime moyenägeux de l'Arabie saoudite qui décapite les hérétiques, méprise les femmes et entretient le fanatisme religieux? Dans un texte intitulé Hidden Agenda Behind War on Terror3, le journaliste et documentariste d'origine australienne John Pilger raconte que le jour même de l'attentat sur les tours du World Trade Center, un «salon-arsenal», offrant des armes propices au terrorisme (comme des bombes à fragmentation et des missiles) à différents tyrans et autres violateurs des droits humains, s'est tenu à Londres avec la pleine approbation du gouvernement de Tony Blair...
Bien sûr, rien ne peut justifier le massacre de tant d'innocents à New York le 11 septembre, mais rien ne justifie le massacre de gens innocents ailleurs non plus. Pilger décrit l'effet des bombes à fragmentation qui ont été utilisées par la Coalition militaire en Irak: «Ces bombes dispersent des centaines de plus petites bombes qui n'ont qu'un objectif: tuer ou mutiler. Celles qui n'explosent pas en tombant restent sur le sol comme des mines antipersonnelles attendant que quelqu'un marche dessus. (...) Si une arme a jamais été conçue pour commettre un acte terroriste, c'est bien celle-là! Quand vous utilisez de telles bombes, parler d'une «erreur» ou d’une «bévue»" n'est que pur cynisme.»
John Pilger a réalisé plusieurs documentaires sur la lutte au terrorisme dont les deux suivants, que je vous recommande fortement. Paying the Price: Killing the Children of Iraq (2000)4 montre les effets sur les enfants irakiens des sanctions économiques imposées par le Conseil de Sécurité de l'ONU pour forcer le gouvernement de Saddam Hussein à mettre fin à l'annexion ou à l'invasion du Koweït. Dans ce film, on voit des petits garçons et des petites filles atteints de cancer qui sont privés des médicaments nécessaires pour les soigner ou même simplement les soulager. Il y a eu plus de morts d'enfants innocents à chaque mois pendant ces sanctions (1990-2003) que le nombre total de victimes dans le World Trade Center! On voit aussi des enfants terrorisés, ayant des pro-blèmes de santé mentale. Ils avaient entre 5 et 10 ans en 2000, que sont-ils devenus? Certains ont peut-être grossi les rangs des groupes terroristes...
Ailleurs dans le film, Pilger rencontre une femme au nord de l'Irak; son mari, un berger, a été tué par deux avions mitrailleurs alors qu'il gardait les moutons avec son vieux père et ses quatre enfants. C'était en terrain complètement découvert et il n'y avait aucune cible militaire à proximité. «Je veux voir le pilote qui a fait ça», déclare la veuve agenouillée à l'endroit où est enterrée sa famille entière. Pour eux, comme le dit un Pilger indigné, pas de funérailles dans la cathédrale St-Paul en présence de la reine Élisabeth, ni de concert rock de Sir Paul McCartney...
Le deuxième film, Palestine Is Still the Issue (2002)4, montre les humiliations répétées que subit le peuple palestinien. Ce film a été critiqué et qualifié d'inexact et de biaisé par le président de Carlton Communication, la compagnie même qui a produit le film. Mais les autres membres de la direction ont rappelé leur président à l'ordre et se sont rangés du côté de Pilger.
Quels seraient vos sentiments si vous étiez à la place des parents irakiens et des Palestiniens qui apparaissent dans les deux films? Pensez-vous qu'ils aiment moins leurs enfants que les Occidentaux? Ces conditions ne sont-elles pas créatrices de haine et de violence?
Victimes des richesses naturelles
Loin d'être tous des terroristes, la majorité des peuples musulmans du Moyen Orient et du Sud de l'Asie ont plutôt été largement victimes de l'exploitation des précieuses ressources naturelles de leurs pays par les Occidentaux. La géopolitique du pétrole est une histoire de corruption, de fourberies, quand ce n'est pas carrément de violence ou de crimes.
En Afghanistan, le régime taliban était en partie composé de jeunes réfugiés afghans et de Pakistanais défavorisés, endoctrinés dans un réseau d'écoles coraniques financées par l'Arabie Saoudite et prêchant le respect strict et littéral d'un islam primaire inspiré des principes les plus durs de la charia5. Les États-Unis ont soutenu les talibans jusqu'en 1997, car ils voyaient dans cette milice religieuse un allié précieux pour éventuellement contrôler les réserves de gaz et de pétrole de la mer Caspienne par la construction d'un important oléoduc reliant l'Asie centrale et le Pakistan en traversant l'Afghanistan.
Mais comment les Américains pouvaient-ils justifier un soutien à ce régime dont le «ministère pour la promotion de la vertu et de la répression du vice» contrôlait tous les aspects de la vie des Afghans? Ils ont sauvé la face en introduisant dans le discours officiel la notion de «talibans modérés»... Pilger rapporte qu'un diplomate américain aurait déclaré: «Les talibans vont probablement se développer comme l'ont fait les Saoudiens». Il soutenait que l'Afghanistan pourrait devenir une colonie pétrolière américaine et qu'il y aurait d'énormes profits pour les Occidentaux, malgré l'absence de démocratie et la persécution légale des femmes. «Mais on peut vivre avec ça», aurait dit le diplomate!
«L'hypocrisie ne s'arrête pas là. Quand les talibans ont pris Kaboul en 1996, Washington n’est pas intervenu. Pourquoi? Parce que les leaders talibans étaient en route pour Houston au Texas où les dirigeants de la compagnie pétrolière Unocal les avaient conviés. Avec l'approbation secrète du gouvernement américain, la compagnie leur a offert une généreuse portion des profits du gaz et du pétrole qui circuleraient dans le pipeline qu'elle souhaitait construire» .
Pression sur l'alimentation et sur l'environnement
La mondialisation est une grande cause de stress pour l'environnement. L'augmentation de la circulation des biens et des services exige de nouvelles infrastructures et beaucoup d'énergie. De nouvelles autoroutes traversent des forêts primaires, de nouveaux ports détruisent les zones humides et les habitats côtiers, de nouveaux aéroports occupent des terres fertiles et l'accroissement du volume des transports de marchandises, de matières premières et de combustibles pollue l'air et cause de fréquents déversements de pétrole et de produits chimiques, mettant en danger la santé de nombreuses personnes.
Par ailleurs, nous avons appris cette semaine que l'accroissement annuel de CO2 dans l'atmosphère a connu sa plus forte accélération en 56 ans. Or, ce gaz à effet de serre contribue aux changements climatiques responsables de l'élévation du niveau de la mer. Dans les îles du Pacifique, au Bangladesh et dans de nombreux villages côtiers, les gens perdent littéralement leur habitat. En outre, aux sécheresses, inondations et tempêtes qui déciment les cultures, s'ajoute la hausse des températures propice à la propagation de maladies des plantes, ce qui se traduit par une vulnérabilité alimentaire accrue. Les réfugiés climatiques viendront grossir les rangs des réfugiés de guerre et des réfugiés économiques, ces derniers chassés de chez eux par notre mode de vie.
La ville de Baotou, en Mongolie intérieure, est le plus grand site chinois de pro-duction de terres rares, matériaux stratégiques pour la haute technologie, des cellulaires aux GPS, et indispensables aux énergies vertes et aux voitures électriques. La Chine domine le marché des terres rares avec 97 % de la production mondiale, dont 70 % sont traitées à Baotou6.
La concentration des terres rares dans la roche est très faible, alors il faut les séparer et les purifier par des procédés très polluants. Dans les effluents, on trouve toutes sortes de substances chimiques, mais aussi des éléments radioactifs dont l'ingestion peut provoquer des cancers. Le lac Baotou est en fait «un immense déversoir toxique de 10 km2»7.
«Avant l'arrivée des usines, il n'y avait que des champs ici, à perte de vue ! À la place de ces boues radioactives, on pouvait voir des pastèques, des aubergines, des tomates...», soupire Li Guirong. Les sols et les nappes phréatiques étant saturés de produits toxiques, «Li a dû se séparer de ses cochons malades, derniers survivants d'un petit cheptel de vaches, de chevaux, de poulets et de chèvres, décimés par ces poisons». Pour que nous puissions télécharger la dernière application à la mode, ou regarder la partie de hockey sur notre écran au plasma, des familles ont dû fuir leur village. En une dizaine d'années, Xinguang Sancun est passé de 2 000 à 300 habitants. La seule façon de «vivre avec ça» pour reprendre l'expression du diplomate américain cité plus haut, c'est de faire comme si ça n'existait pas. Et c'est ce que nous faisons...»
Ailleurs, un effet des accords de libre-échange a été de sacrifier les cultures vivrières au profit des exportations et des importations. Les denrées alimentaires de base sont commercialisées dans le monde entier. Alors quand des maladies ou des conditions de culture difficiles affectent les récoltes, ou que les cultures sont utilisées pour produire des carburants plutôt que des aliments, les répercussions économiques sont ressenties au niveau mondial. Les prix montent en flèche, les agriculteurs se retrouvent au bord de la faillite, la nourriture coûte trop cher pour les plus pauvres, et le revenu national est absorbé par la facture des importations alimentaires, aggravant encore la vulnérabilité aux niveaux national et individuel. »Lizette Kilian, iaea.org)
Conclusion
Ce texte n'avait pas pour but d'excuser les terroristes ou de nous culpabiliser, mais plutôt d'essayer de comprendre les origines de la colère et de la haine qui alimentent leur désir de vengeance, et de dénoncer l'hypocrisie que décrit si bien Madame Fatima Houda-Pépin dans sa remarquable lettre d'opinion8, publiée par le Journal de Québec le 23 mars 2016. Bien sûr, souligne-t-elle, il n'y a pas qu'un problème de haine et de colère, les jeunes sont aussi «radicalisés» par «l'idéologie du salafisme violent» et le goût du combat, souvent entretenu par la drogue.
Selon l'écrivaine et militante indienne Arundhati Roy, «Pour des raisons stratégiques, militaires et économiques, il est essentiel pour les élus de persuader le public que leur engagement envers la liberté, la démocratie et notre mode de vie est attaqué. Dans le présent climat de deuil, d'outrage et de colère, c'est assez facile à faire»9. Mais nous ne vaincrons pas le terrorisme par les armes. Toutefois, si nous continuons de favoriser un système économique dépendant des combustibles fossiles, nous devrons le protéger à l'aide d'une importante force policière mondiale à des coûts énormes et avec des risques importants pour nos libertés civiles. Il faut plutôt élargir le concept de sécurité pour inclure (en-dehors de la sécurité publique), l'accès à l'énergie, la sécurité alimentaire, la santé environnementale, la justice sociale et l'intégrité culturelle pour tous. Car un réseau de relations ne peut fonctionner harmonieusement que si l'ensemble du système se porte bien.
Notes
1. Fritjof Capra, Terrorism and globalisation
http://www.theecologist.org/investigations/politics_and_economics/268524/terrorism_and_globalisation.html
2. Pour découvrir le journaliste et documentariste d'origine australienne John Pilger et apprécier son petit côté Crocodile Dundee: http://johnpilger.com/
3. John Pilger, Hidden Agenda Behind War on Terror
http://www.theforbiddenknowledge.com/hardtruth/hidden_agenda.htm
4. Films de John Pilger:
Paying the Price: Killing the Children of Iraq (2000)
http://youtu.be/8OLPWlMmV7s
Palestine is Still the Issue (2002)
http://youtu.be/AYF0td7Ykus
5. Stéphane Bordeleau, http://ici.radio-canada.ca/nouvelles/actualite/attentat/taliban/taliban.html
6. Film de la BBC sur le lac Baotou: http://youtu.be/iQtZrho1Jo0
7. Cécile Bontron, En Chine, les terres rares tuent des villages
http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2012/07/19/en-chine-les-terres-rares-tuent-des-villages_1735857_3216.html
8. Fatima Houda-Pépin, La guerre de hypocrites:
http://www.journaldequebec.com/2016/03/23/la-guerre-des-hypocrites
9. Arundhati Roy, The algebra of infinite justice:
http://www.theguardian.com/world/2001/sep/29/september11.afghanistan