La lasagne comme destin du cheval
Pour notre mémoire du cheval.
Pour notre mémoire historique populaire.
Contre le déni de mémoire de l’idéologie marchande contemporaine.
Lasagnes façon buzz médiatique
Ce buzz – effervescence fébrile et épidémique – provoqué par la présence, apparemment frauduleuse, de viande de cheval dans des lasagnes industrielles congelées, finalement, nous en dit long sur la culture contemporaine.
D’abord, en conseil d’ami, rappelons à chacun que sa santé personnelle aura tout à gagner à ce que soit limitée au maximum la consommation de nourriture préparée industriellement, et cela pour d’autres raisons que la présence éventuelle de viande chevaline.
Ensuite, il est tout à fait curieux que les journalistes traitent ce sujet comme si la viande de cheval était en soi nocive, au point qu’on en arrive à parler de « lasagnes contaminées à la viande de cheval » ! La viande de cheval est tout à fait comestible et normalement commercialisée (au siècle dernier on trouvait encore des « boucheries chevalines » !).
Enfin, il est significatif qu’on soit, en cette affaire, obnubilé par le destin des lasagnes (dans notre estomac), alors qu’on ignore le destin du cheval.
Économiquement l’affaire se noue par un prix très bas de la viande de cheval. On peut inférer que certains ont cru trouver leur compte en la faisant passer pour de la viande de bœuf !
Mais pourquoi la viande de cheval a-t-elle si peu de valeur ? Parce que, aujourd’hui, en Roumanie, les chevaux sont de trop. Il faut les éliminer. C’est ce qu’a expliqué José Bové : dans un des derniers lieux d’Occident où le cheval demeurait un moyen commun de transport, le gouvernement roumain a interdit récemment la circulation des charrettes à cheval sur les voies publiques.
Charrettes et chevaux dans la campagne roumaine en 2006
Un si long compagnonnage
Voilà l’information qui eut fait le buzz dans le journalisme d’un monde pleinement humain : 2013 marque la fin de la si longue carrière du cheval comme transporteur des biens des hommes en Occident. Ce lien si dense de compagnonnage, d’asservissement, de proximité quotidienne, de partage d’épreuves, de services rendus, d’incompréhensions et de réconciliations, de violences, d’encouragements et de récompenses, de complicité dans la sobriété, d’intelligence silencieuse. Tout cela, c’est fini !
J’ai lu quelque part que des chevaux relevaient le défi des premiers trains en galopant à leur côté , jusqu’à ce que, finalement, ils soient distancés par l’obstination de la bête de fer fumeuse. Les chevaux avaient peur des automobiles qui les doublaient sur les routes avec leur moteur pétaradant, et, dans une longue période transitoire de dévalorisation de leur place auprès des hommes, ils se sont accommodés des œillères. Les chevaux, laissant leur crottin sur les voies, les moineaux qui voletaient pour y trouver leur nourriture étaient omniprésents dans les paysages d’alors.
Je me rappelle avoir vu mon dernier cheval tirant une carriole sur une voie publique en France (en dehors des défilés de fête et de quelques usages touristiques), au début des années 80. Qu’on me le dise si je me trompe : il n’a jamais été interdit de manière générale de transporter à cheval sur les voies publiques en France. Le cheval a disparu de nos routes dans un complet silence après les avoir intensément sillonnées au service des humains pendant des millénaires.
Ce mode de disparition a occulté la résistance que les hommes, attachés à leur chevaux comme compagnons utiles de leur vie, ont opposés à l’envahissement des voies par les machines automobiles 1. Mais ces gens n’avaient pas le vent en poupe et ne pouvaient pas faire de cette résistance une cause publique (de même que ceux qui, aujourd’hui en Roumanie, mènent en silence leur cheval à l’abattoir).
Il y a des tristesses déclamatoires, bruyantes … comme celle de savoir que l’on a mis de la viande de cheval à la place de celle de bœuf dans une préparation industrielle de lasagnes congelées. Il y a aussi des tristesses silencieuses. Comment se fait-il que ce soit toujours le cas de la tristesse de celui qui mène son cheval à l’abattoir ? Comment se fait-il que ce soit encore le cas de ceux qui ont conscience d’être témoins de la fin d’une longue période de l’histoire humaine – celle de la technique du transport à cheval ?
Pourquoi y a-t-il de la tristesse dans cette perte du cheval ? Le cheval n’est-il pas moins efficace en vitesse, en autonomie, en capacité de chargement, en fiabilité même, que l’engin motorisé ? Le cheval a ses ennuis de santé, ses fragilités physiques. Il a aussi son caractère – il est peureux, il peut s’emballer ou ruer –, mais il est aussi sensible et intelligent – il est capable de tenir compte de l’humeur de son conducteur, il sait mémoriser et retrouver seul un parcours.
Tous ces attributs, qui nous concernent, font que le cheval n’est pas seulement un instrument utile, il est aussi un être avec qui nous établissons un lien « humain ». Il ne s’agit pas ici de dire que nous traitons le cheval comme un semblable, mais plutôt que nous sommes humainement concernés par le cheval, avec qui nous avons des caractères communs, qui a des comportements, des expressions, que nous comprenons, et qui, en même temps, nous est impénétrablement différent. Si bien que sa fréquentation quotidienne engendre un lien affectif dont le prix est aussi précieux parce qu’il stimule l’approfondissement de notre conscience d’être humain.
Que le compagnonnage avec le cheval ait une valeur culturelle bien au-delà de son utilité technique est attesté, d’une part par l’impressionnante richesse du vocabulaire qui le concerne, d’autre part par la place de choix que le cheval a eu dans la création littéraire.
L'autre progrès
Dans cet hommage au cheval, il ne s’agit pas d’étaler une humeur nostalgique. Il ne s’agit pas du regret d’un heureux temps passé. Quand et où cet heureux temps ? Et d’ailleurs, pourquoi ne nous y sommes-nous pas maintenus ? Il ne s’agit donc pas de récuser le progrès – au sens étymologique du mot : avancer vers un état qui a plus de valeur.
Il s’agit de prendre conscience du déni de mémoire comme élément essentiel de l’idéologie marchande contemporaine.
La société mercatocratique – organisée pour la multiplication et l’accélération des flux de marchandises – proscrit tout ce qui peut freiner la prospérité de la marchandise. Pas question que le souvenir de la valeur de notre lien passé au cheval gêne la généralisation jusqu’à l’absurde de l’usage de l’automobile, fasse baisser le cours du pétrole, etc. Car, on le sait, le commerce de l’automobile est un des piliers de la société mercatocratique – au point que même la situation actuelle d’urgence écologique n’arrive pas à le remettre en question.
Pourtant nous sommes bien les descendants de nos arrière-grands-parents qui se levaient à 4 h. du matin pour charger la charrette et aller vendre leur production au marché. Ce par quoi ils gagnaient tout juste de quoi assurer leur subsistance, et restaient à la merci d’aléas de la vie tels une mauvaise récolte, une maladie (tuberculose, grippe espagnole), ou même une guerre. Ils mourraient jeunes. En voyant les premières manifestations du progrès techniques, ils rêvaient d’un monde meilleur, où leurs besoins élémentaires seraient assurés, et où ils auraient eu la possibilité de faire les choses qu’ils auraient aimer faire (lire, peindre, aller au spectacle, s’occuper de leur enfants et petits-enfants, etc.) Pour le dire simplement, ils se voyaient disponibles pour enfin vivre humainement. Pas plus ! Mais cela suffisait pour faire briller leurs yeux de rêveurs.
Nous sommes d’une certaine manière dans le monde dont ils rêvaient. Nous avons l’abondance de bien et assurons sans problèmes la satisfaction de nos besoins élémentaires 2. Nous utilisons une nombre considérables d’objets techniques qui simplifient ou nous dispensent de taches nécessaires, dégageant ainsi une importante quantité de temps disponible. Pourtant nous sommes très loin de la vie dont ils rêvaient.
Car nous sommes ordinairement les otages d’un système de surtravail et de surconsommation : nous sommes amenés à travailler et consommer au-delà de nos besoins. Nous sommes encombrés de choses urgentes à faire et d’objets indispensables, alors que cela ne nous est d’aucune importance vitale. Dès lors, si nous avons ce que nos ancêtres désiraient, nous n’avons le plus souvent pas le temps. Outre le temps – le bien vital par excellence – d’autres biens vitaux commencent à nous échapper, et à une échelle qui est totalement hors de notre contrôle. L’air ambiant, l’eau courante, peuvent nous rendre malade. La nourriture que nous sommes amenés à ingérer peut contenir clandestinement des substances nocives, etc. Tout ceci dans un monde qui reste, comme celui du passé, intolérablement injuste.
L’inquiétant est que ceux qui s’opposent légitimement à ce progrès, parce qu’il est épuisant pour la biosphère et aliénant pour notre humanité, en viennent à refuser le progrès en général et, en particulier, le développement des techniques.
Car si ce n’est pas de ce progrès dont nos ancêtres rêvaient, ils savaient bien que l’humanité avaient d’immenses progrès à faire pour vivre enfin humainement, et que de ce point de vue, les inventions techniques lui ouvraient des possibilités.
C’est pourquoi nous avons besoin de notre mémoire pour que notre esprit ne soit pas enfermé dans le progrès tel qu’il a été imposé par les intérêts marchands, et dont nous savons désormais combien il peut être nuisible pour l’avenir de l’humanité.
C’est par notre mémoire historique populaire que nous pouvons garder contact avec un autre sens du progrès, celui dont ont rêvé nos aïeux, celui pour lequel ils se sont battus, de la Révolution française à La Commune et au-delà, résistant sans succès à l’industrialisation inhumaine et forcenée requise par l’intérêt marchand. C’est aussi ce sens du progrès qu’on retrouve dans l’anarchisme et le socialisme dit « utopique » du XIX° siècle.
Nul doute que ce progrès-là n’impliquait pas le sacrifice du cheval comme compagnon de travail des hommes.
Nul doute que ce progrès-là impliquait le loisir et le plaisir de cuisiner ses propres lasagnes.
La leçon philosophique générale est donc celle-ci :
NOTES
1- Mon grand-père, qui avait acquis assez vite une automobile, l’a fait cohabiter avec son cheval pendant plus de trente ans. Et c’est toujours à cheval attelé qu’il emmenait sa famille au bourg du village le dimanche, pour la messe.
2- Le « nous » concerne d’abord les habitants des pays occidentaux, et encore pas tous. N’oublions pas que, selon une étude de la Banque mondiale, en 2005 près de la moitié de la population mondiale était en état de pauvreté, c’est-à-dire non assurée de pouvoir satisfaire ses besoins élémentaires.