La fille de l’épicier et mère du capitalisme financier

Stéphane Stapinsky


Je l’avoue d’emblée : je n’ai jamais aimé Margaret Thatcher. Je ne nie pas qu’elle ait accompli certaines choses remarquables. Je ne nie pas son courage, sa détermination à procéder à des changements qui sans doute s’imposaient vu la situation de son pays. Son rôle dans la chute du communisme est indéniable et est même reconnu par ses anciens ennemis, tel Gorbatchev. Elle a aussi tenu tête à l’Europe technocratique et bureaucratique, au nom de la souveraineté britannique, ce qui, de mon point de vue, ne joue pas en sa défaveur.

Je ne récuse pas par ailleurs toutes ses conceptions. Par exemple, l’importance qu’elle accordait au travail et à la responsabilité de la personne est assurément quelque chose de positif. Sa valorisation de l’esprit d’entreprise est aussi une bonne chose. L’amélioration de son sort par le travail et l’épargne sont fort louables. De même le souci de nos proches et de notre entourage m’apparaît fondamental pour bâtir une communauté digne de ce nom.

Toutefois, je n’aimais pas son caractère tranchant, le côté glacial de sa personnalité, Je détestais particulièrement son dogmatisme (certains commentateurs, admiratifs, ont mentionné qu’elle était le seul homme politique à avoir vu son nom devenir doctrine : le « thatchérisme » ; une question : est-ce vraiment quelque chose de positif ?), son radicalisme, sa partisanerie extrême, sa mesquinerie envers ses adversaires (qui le lui rendaient bien, il faut le dire). Son obsession anti-communiste, anti-socialiste, m’agaçait aussi au plus haut point (bien sûr, c’était une autre époque, et le rideau de fer n’était pas encore tombé.)

Elle avait, et j’y étais tout à fait allergique, un côté petit-bourgeois, dans ce que cette expression peut avoir de péjoratif, avec sa bonne conscience, son sentiment d’être seule à être dans le vrai, sa fermeture à l’autre, à toute perspective autre que la sienne, et même à la souffrance de l’autre (générée par ses politiques). Élevée « à la dure », ayant connu les épreuves de la guerre, je pense que Margaret Thatcher transposait sa propre situation, son éducation à l’ensemble de la population. Si elle avait survécu à des privations, pourquoi les pauvres affectés par ses politiques ne survivraient-ils pas ? La fermeture de son esprit, un certain manque d’imagination, l’empêchaient de concevoir la souffrance d’autrui. La reine Élisabeth II, qui ne l'aimait guère, parlait de son "manque d’empathie" pour son peuple. Je me suis toujours dit qu’un Léon Bloy aurait pu puiser dans ses discours et ses écrits la matière lui permettant d’écrire un nouveau tome de son Exégèse des lieux communs. L'extrait suivant, tiré d'une lettre, aurait sûrement constitué pour lui un bon point de départ.

Les fondamentalismes me répugnent, et par-dessus tout le fondamentalisme du marché. Jusqu’à la fin de sa vie active, elle a dispensé ses conseils aux élites du monde entier, en leur donnant des conférences, où elle prônait l’extension du libre-échange à la surface de la planète. Elle se faisait ainsi préposée à l’exportation du thatchérisme…

Ce qui est très étrange, c’est le contraste entre le monde qui apparaît à la base de la mythologie thatchérienne (qu’elle a elle-même contribué à édifier, il faut le dire – dans des entrevues, des conférences, etc), à savoir ce monde très humain, communautaire d’où elle venait, un monde simple, un monde, en définitive, conservateur au sens positif du terme – la fille de l’épicier aux valeurs britanniques traditionnelles, très terre à terre, adepte d’un christianime basé davantage sur le devoir que sur la charité, au sens de la responsabilité et du travail très développé – et la réalité du monde qu’elle a contribué à mettre en place lorsqu’elle était au pouvoir. Ce monde, qui est encore le nôtre, en est un où le petit épicier et ses valeurs humaines et communautaires n’ont plus vraiment leur place. La concurrence déloyale des grosses corporations, qui vendent la camelote en provenance de pays comme la Chine, a eu tôt fait de mettre un terme à ses activités. Le petit épicier est sans doute devenu aujourd’hui un « associé » chez Walmart. 

C’est le monde des multinationales et des banques. Un monde où le travail, en tant que travail, dans sa dimension essentielle, humaine, est totalement dévalorisé. Oui, on me dira, on n’a jamais autant travaillé qu’aujourd’hui, et le mot « travail » est sur toutes les lèvres, dans tous les discours, dans tous les programmes politiques. Oui, mais ce travail-là, ce n’est qu’un pion sur l’échiquer économique, ce n’est qu’une variable parmi d’autres, et s’il faut la sacrifier pour que les profits des grandes corporations s’accroissent, eh bien ! on le sacrifiera sans état d’âme. Une monde où l’on voit les boursicoteurs crier de joie lorsque des milliers de travailleurs sont mis à pied dans le cadre du « plan de restructuration » d’une grande entreprise, est-il encore un monde véritablement humain ? À l'époque où nous vivons, pour devenir riche, il faut que « l’argent travaille », comme on dit – et qu'importe si la population est au chômage. 

Thatcher, qui valorisait beaucoup le sens des responsabilités, a joué un rôle de premier plan dans l'établissement d’un monde où cette valeur est battue en brèche, un monde où dominent l’irresponsabilité, l’égoїsme, la cupidité, l’individualisme outrancier. La crise de 2008, en plus d’être une crise financière et économique, est aussi une crise morale. Et ce n’est pas un vain mot, une formule rhétorique creuse. La crise de 2008 a, pour moi, révélé purement et simplement la faillite, sur le plan moral, du capitalisme financier mondialisé. On dit souvent que le véritable caractère d’une personne se dévoile au moment des crises. Eh bien! Nous voyons, depuis 2008, le véritable "caractère" de ce capitalisme mondialisé et des élites politiques, économiques, médiatiques, qui le portent. 

Certains déploreront que le capitalisme ne respecte pas le bien commun. Mais, même si on est d’accord avec cette critique, on dira qu’on peut difficilement faire le reproche aux élites libérales de ne pas respecter le bien commun, puisque le libéralisme ne conçoit pas ce que c’est que le bien commun, ne croit pas qu’on l’on puisse s’entendre, en société, en communauté, sur une définition du bien. Il y a, tout au plus, ce qu'on appelle l'intérêt général, et qui n'a rien à voir avec le bien commun. Mais, depuis le crise de 2008, ce qu’on a pu observer, c’est que le capitalisme mondialisé, et ses représentants, ne respectent même plus les propres règles qu’ils ses sont eux-mêmes fixé, ainsi que les valeurs qu’ils n’ont de cesse de professer dans leur prêche pour la libre concurrence et l’extension infinie du marché.

On l’a déjà déjà dit, l’idéologie libérale porte au pinacle la responsabilité individuelle, et elle aime beaucoup moraliser en ce sens. Parlons-en aux chômeurs et aux assistés sociaux des pays du monde entier (je pense à David Cameron, digne successeur de Thatcher, et à la « réforme » de l’État providence qu’il s’efforce de faire, ou au gouvernement Harper et à sa réforme restrictive de l'assurance-emploi), qu’on présente, dans leurs discours, comme des paresseux et des irresponsables, quand ce n'est  pas comme des profiteurs et des fraudeurs. Les idéologues libéraux ont malheureusement toujours l'habitude détestable de pointer chez les autres les défauts qu’ils sont incapables de reconnaître en eux, et qui existent à un degré bien pire. 

On a pu constater, avec la crise, « l'impunité ou presque des professionnels de la finance. En effet, malgré la responsabilité de la City ou de Wall Street dans le déclenchement de la plus grave crise économique depuis la Grande Dépression, aucun banquier n'a été inquiété, jugé ou condamné, même dans les cas de fraude avérée. [...] Même Alan Greenspan, l'architecte de la politique de laisser-faire et d'argent bon marché à l'origine du tsunami financier pendant les dix-neuf ans passés à la tête de la Réserve fédérale américaine, a reconnu que "bien des aspects de la crise actuelle sont dus à des escroqueries pures et simples". » (1) Des erreurs effroyables ont été commises. Des manipulations douteuses ont été faites. Des risques inconsidérés ont été pris. Des crimes même ont été commis. Combien, parmi ces responsables, ont été porsuivis, combien ont été condamnés et punis, aux Etats-Unis, en Europe, ailleurs dans le monde? Ceux qui l’ont été, s’il y en a eu, sont probablement des sous-fifres.

Bien plus, je dirais que le véritable sens moral n’a pas besoin de sanction, de punition, pour se révéler. Au contraire même, on peut voir si un personne est guidée par un certain « sens moral » lorsqu’on la voit agir en l’absence de toute contrainte. Et, sur ce plan, la faillite est tout aussi complète. Aucun banquier d’importance, aucun des leaders économiques, politiques, médiatiques, qui contribuent à mettre en place la mondialisation n’a accepté la moindre responsabilité dans le déclenchement de cette crise. On n’a vu aucun mea culpa, aucune excuse de leur part. Aucun remboursement, de quelque banque ou institution que ce soit, n’a été fait à la société, aux États, aux particuliers que leurs magouilles ont ruinés. Tout au contraire. Les banques ont profité de l’argent public pour se relever et on continué, en même temps, à arroser leurs employés « performants ». Et combien de fois ai-je lu, sous la plume de ces utopistes du marché, l’accusation fantaisiste que ce seraient les États qui seraient les vrais responsables de la crise ! Rien de moins. En somme, c'est toujours la faute des autres... Et on nous parle de responsabilité.

 Ce qu'on observe, en définitive, c'est rien de moins que la poursuite du Même, et l’injonction permanente à « déréguler », à déréglementer, à privatiser, a détruire plus en profondeur le tissu social et institutionnel de nos sociétés, à poursuivre la mondialisation sans qu’on puisse lui imposer quelque encadrement, quelque limitation que ce soit. Pour nos élites mondlaiisées, le thatchérisme n'est pas passé, il reste encore à faire. Il faut "thatchériser" encore plus. "Thatchérisons"! C’est, encore et toujours, le plongeon dans l’illimitation. Parler de la faillite morale du libéralisme économique ne me paraît vraiment pas exagéré.

 

(1) Rocher, Marc, "La quasi-impunité des banquiers", Le Monde, 13 avril 2013. Cité par le journaliste Patrice de Plunkett sur son blogue - http://plunkett.hautetfort.com/archive/2013/04/23/ps-les-deputes-ont-un-malaise.html



 




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