Justice saoudienne: le supplice plutôt que la prison

Jacques Dufresne

J’ai trouvé la matière de cet article dans un livre paru en 1955 sous le titre Ibn Saoud1 ou la naissance d’un royaume. Il m’a semblé que ce livre, écrit par l’un des plus fins connaisseurs de cette région du monde et de l’Islam en général, Jacques Benoist-Méchin, était de nature à jeter quelque lumière dans les arcanes du Royaume d’Arabie. Benoist-Méchin, un ancien collaborateur avec l’Allemagne, était fasciné par les hommes qui font l’histoire, ce qui l’a peut-être incité à un excès d’admiration pour cet Ibn Saoud, dont il a pourtant raconté les crimes sans les embellir.


Ibn Saoud était un wahabite et à ce titre il est bien différent des musulmans moins austères de l’Iran ou de l’Égypte. Les moeurs de ses fils qui depuis sa mort en 1953 se sont succédés au pouvoir suprême d’Arabie saoudite se sont sans doute adoucies depuis. Dans quelle mesure? Il est difficile de le dire tant l’écran qui sépare l’Arabie saoudite du reste monde est opaque. En 1979, deux cents terroristes ont occupé La Mecque pour protester contre les liens trop étroits que le roi d’Arabie entretenait avec les mécréants occidentaux Le GIGN2 français les en a  délogés à la demande même du roi! Le moins qu’on puisse dire c’est qu’il y a des ressemblances frappantes, sinon des filiations entre d’une part les méthodes utilisées dans cette région par Ibn Séoud et les terroristes de 1979 et d’autre part celles de l’État islamique d’aujourd’hui. Ibn Saoud n’a jamais caché ses visées universelles.

 

La justice selon Stephen Harper

Le premier ministre canadien aime à ce point la prison qu’il se propose de faire durer le plus longtemps possible les séjours qu’y font les criminels. Et s’il n’en tenait qu’à lui, il n’y aurait plus d’espoir de libération conditionnelle pour les condamnés à vie. Au même moment, son gouvernement entreprend des démarches auprès des autorités saoudiennes pour exiger un adoucissement de la peine infligée au blogueur Raif Badawi.

Il risque fort de provoquer un sourire sarcastique chez ses interlocuteurs si l’on en juge par la conception qu’ils ont, par tradition, de la prison. Pour comprendre cette conception, il faut d’abord remonter jusqu’à Ibn Saoud, père de tous les rois qui ont régné sur le pays depuis sa mort en 1953. Cet homme, aussi vrai que sa légende, a fait l’unité de son pays avec des méthodes fortes, à tous égards, mais il l’a aussi enrichi et modernisé. Sa méthode a consisté à ouvrir son pays à l’argent et au savoir-faire des Américains, tout en opposant une fin de non-recevoir catégorique à leurs valeurs, à leur culture.

Au même moment, en Turquie, un autre grand soldat, Mustapha Kémal, lecteur de Voltaire et de Rousseau dans sa jeunesse, modernisait son pays en faisant table rase de traditions qu’il jugeait obscurantistes. Il eut de bonnes raisons de croire qu’il avait transformé le pays des sultans en un pays laïc comme la France. Que penserait-il de la Turquie d’aujourd’hui?

Pétrole si, yankee no!

«Contrairement à Mustapha Kémal, Ibn-Saoud ne voulait aucunement arracher les Arabes à leur passé, ni à leurs traditions. Il voulait au contraire les y enraciner davantage, considérant qu'elles constituaient le meilleur antidote aux poisons du monde moderne. Il refusa toujours l'habillement européen, et ne toléra jamais qu'un visiteur se présentât devant lui en veston. Il ne permit de la part des étrangers aucune critique à l'égard de la religion islamique. Il interdit les films et la musique de jazz, sur toute l'étendue de son territoire. Il demanda aux directeurs américains de ne pas embaucher de juifs, pour éviter les pogroms, et de ne pas sonner les cloches de leurs églises, pour ne pas provoquer la colère du clergé wahabite.»3aWahabite! Ibn Saoud appartenait à cette mouvance musulmane fondée au début du XVIIe siècle par Mohammed Ibn Saoud, lequel avait fait alliance avec Abdul Wahâb un réformateur religieux rappelant Savonarole par son rigorisme. Notre Ibn Saoud, né en 1881, était le descendant direct de Mohammed Ibn Saoud et de la fille d’Abdul Wahâb. Il réunissait dans sa personne le génie militaire et le charisme religieux de ses deux ancêtres.


Parti de rien, les Turcs ayant réduit sa famille à la misère, il s’empara de Ryad en 1905 et en 1928, il avait achevé l’unité de l’Arabie, une Arabie fière de son indépendance retrouvée. Le pétrole allait ensuite faire de lui l’un des hommes les plus riches et les plus puissants du monde.

Il semble avoir plu aux Américains. Ce n’est de toute évidence pas uniquement par cynisme que ces derniers n’ont pas exigé le respect des chartes de droit au pays des pétro dollars. Ces Américains avaient eux-mêmes imposé la prohibition de l’alcool chez eux au début du XXe siècle. Ils étaient bien mal placés pour s’opposer au roi d’Arabie quand il prit en 1952 cette décision draconienne :
«Toute entrée d'alcool fut prohibée en Arabie. Pour éviter la contrebande, il donna l'ordre à la douane de Djeddah de saisir la moindre importation d'alcool destiné à l'Aramco ainsi qu'aux légations et aux ambassades. Priver les Américains de whisky était une mesure audacieuse.[…]Les Américains s'inclinèrent devant la volonté du roi.»4

Des milliers d’Américains travaillant dans le pays étaient témoins de la forme que prenaient les châtiments sur cette terre promise. Ils s’en émurent au point d’expliquer au souverain que ces pratiques étaient barbares : il répondait qu'elles étaient' moins barbares que de priver des hommes de leur liberté, en les enfermant pendant des années dans des prisons. Il refusa de les modifier. Tout ce que les Américains obtinrent, fut que le sabre du bourreau fût désinfecté avant l'usage, et qu'un médecin fût autorisé à badigeonner au mercurochrome les moignons des suppliciés après l'amputation... La ‘’civilisation’’ avait marqué un point. Ainsi Yankees et Bédouins ajustaient tant bien que mal leurs préjugés et leurs croyances»! 5

Il faut rappeler ici qu’Ibn Saoud est resté très attaché à l’indépendance de son pays. Il s’est toujours tenu à bonne distance des Anglais de crainte qu’ils n’exigent un contrôle politique en retour des services qu’ils rendraient. Dans son célèbre entretien avec Roosevelt, juste après Yalta, il a fait preuve d’une fermeté qui a suscité l’admiration du président américain.
Quand en 1924 il s’empara de La Mecque et des autres villes saintes, il trouva la région dans un état de corruption et d’anarchie si avancé que la situation paraissait irrémédiable. Qui donc a dit : «Les moyens faibles sont inopérants, les moyens forts sont oppressifs»? Oppressifs, ils le furent jusqu’à l’extrême.

Gagner l’estime de son peuple par la terreur

«Les détachements du roi appliquèrent la loi avec une rigueur implacable. Criminels et délinquants étaient immédiatement
traduits devant une cour martiale, formée de trois Wahabites. La procédure était expéditive. La vie primitive du désert ne permet pas les châtiments longs et raffinés, les tribunaux et les geôles. ‘’ Chez elle, nous dit Hitli, le sang appelle le sang, et le seul châtiment admis est la peine du talion.’’ Aussi les peines sont-elles simples, rapides et dures. Les meurtriers ont la tête tranchée. Pour les voleurs, quiconque est pris en flagrant délit a la main coupée; s'il récidive, l'autre main suit, puis le pied droit, puis le pied gauche. Les ivrognes rencontrés en état d'ébriété, reçoivent quatre-vingts coups de bâton. Quant à ceux qui se rendent coupables d'adultère, ils sont enterrés jusqu'à mi-corps dans le sable et lapidés jusqu'à ce que mort s'ensuive.»6

Ces choses se passaient en 1924 et 1928. Elles rappellent la froide efficacité avec laquelle le commandant d’Auschwitz, Rudolf Höss, a rempli sa mission.

«Les soldats de l'Ikwan (armée d’Ibn Saoud) poursuivirent les malfaiteurs avec un zèle infatigable. Ils demeuraient sourds aux supplications comme aux menaces et se montraient totalement inaccessibles à la pitié. Cuirassés par leur puritanisme contre les tentatives de corruption, ils ne connaissaient ni compromis ni accommodements et ne faisaient aucune différence entre les catégories sociales. Lorsqu'un homme était reconnu coupable, ils lui appliquaient le même tarif, qu'il fût haut fonctionnaire ou berger. Ils ne pardonnaient rien et ne relâchaient personne. Ils remplissaient leur rôle de bourreaux avec une rigueur inflexible. Leur conscience d'être des « Justes » empêchait leurs bras de
faiblir et apportait à leurs âmes sectaires des satisfactions intenses. Ils sévissaient avec l'énergie farouche que confère à la cruauté le fait de s'exercer au nom de la vertu.

Aussi la répression fut-elle impitoyable. Durant les mois qui suivirent, on ne pouvait guère traverser de village sans y rencontrer quelque estropié. Mais elle eut au moins un résultat heureux : en très peu de temps, il régnait dans le Hedjaz une tranquillité telle que la physionomie du pays en fut profondément transformée.»7

La justice canadienne est une institution hautement civilisée par rapport à ce débordement sauvage de l’instinct de justicier. Stephen Harper n’a donc pas à mettre de gants blancs pour exiger un adoucissement de la peine de Raif Badawi. Il n’empêche qu’en durcissant et en prolongeant les peines de prison, il affaiblit sa position et s’engage sur la voie de la barbarie.


Dans la vieille tradition chrétienne le châtiment avait pour but de réconcilier le pécheur avec Dieu et de lui donner ainsi accès au paradis. Dieu et le paradis ne pouvant être invoqués pour justifier le châtiment dans nos pays laïques, il ne peut y prendre que deux formes : vengeance de la société destinée à assurer sa sûreté ou réhabilitation du prisonnier destinée à le réconcilier avec la société. N’eût-il pas été préférable que le Canada lance un débat de fond sur le châtiment?

L’hétérotélie

Le succès de l’Arabie saoudite, dont a témoigné de façon éclatante l’afflux de dignitaires étrangers à l’occasion de la mort du dernier roi, soulève un problème qui donne le vertige : celui du bien et du mal. Les dirigeants étrangers affluent en Arabie parce que, disent-il, ce pays est stable. Il s’agit en effet, sans l’ombre d’un doute, du pays important le plus stable da région. Partout ailleurs des méthodes de gouvernement plus civilisé ont produit des catastrophes qui sautent eux yeux en ce moment. En d’autres termes, le mal commis par Ibn Saoud a des effets plus bienfaisants que le bien tenté ailleurs, sous l’influence des démocraties occidentales. C’est un triste exemple d’hétérotélie.


Vidéo : histoire de la dynastie saoudite par Alain Decaux

Annexe 1


On vient d’apprendre, par le Figaro du 2 février 2015, que le gouvernement américain sait de puis 2002 que l’Arabie saoudite a financé au moins une partie des terroristes qui ont pris part aux événements du 11 novembre. Dès la publication du rapport, George W Bush a ordonné qu’il soit classé parmi les documents secrets. L’ex-sénateur Bob Graham, qui était alors président du Comité de renseignement en avait pris connaissance. À la mi-janvier, lors d’une conférence de presse qu’il donnait en compagnie de deux sénateurs, il a réclamé la dé classification du document.

«Ce rapport montre la participation directe du gouvernement saoudien dans le financement du 11 Septembre», déclare l'ancien sénateur au Figaro. «Nous savons au moins que plusieurs des 19 kamikazes ont reçu le soutien financier de plusieurs entités saoudiennes, y compris du gouvernement. Le fait de savoir si les autres ont été soutenus aussi par l'Arabie saoudite n'est pas clair, car cette information a été cachée au peuple américain», ajoute Graham. «On nous dit que cela ne peut être fait pour des raisons de sécurité nationale, mais c'est exactement le contraire», poursuit-il.


«Publier est important précisément pour notre sécurité nationale. Les Saoudiens savent ce qu'ils ont fait, ils savent que nous savons. La vraie question est la manière dont ils interprètent notre réponse. Pour moi, nous avons montré que quoi qu'ils fassent, il y aurait impunité. Ils ont donc continué à soutenir al-Qaida, puis plus récemment dans l'appui économique et idéologique à l'État islamique. C'est notre refus de regarder en face la vérité qui a créé la nouvelle vague d'extrémisme qui a frappé Paris», martèle l'ancien sénateur. Un autre élu qui a lu le document a confié au New Yorker que «les preuves du soutien du gouvernement saoudien pour les événements du 11 Septembre étaient très dérangeantes» et que la «vraie question est de savoir si cela a été approuvé au niveau de la famille royale ou en dessous».


L’ex sénateur a reçu l’appui de l’un des avoccat des vicitmes
«Nous affirmons que des organismes de bienfaisance établis par le gouvernement du Royaume pour propager l'idéologie radicale wahhabite ont servi de sources majeures de financement et de soutien logistique à al-Qaida, pendant toute la décennie qui a mené au 11 Septembre.»
Sean Carter, un des avocats des victimes du 11 Septembre

 

 

Annexe 2

Il se pourrait que l’Arabie saoudite soit plus fragile qu’il ne semble en ce moment. Voici à ce propos un extrait du blogue de Yves Montenay, un observateur français de cette région.


Le plus grave pour le nouveau roi est l’évolution aux frontières : l’État islamique s’approche au nord et a tué un général saoudien ; les chiites appuyés par l’Iran progressent au Yémen, à la frontière sud ; les chiites du nord (la région pétrolière du royaume et ceux de Bahreïn) semblent matés, mais l’Iran est tout proche de ces deux régions et s’installe dans la partie chiite de l’Irak, voisine de l’Arabie.

L’Iran, justement

La même situation, mais vue de l’Iran, peut être décrite de la façon suivante en exagérant à peine : « Nous, Perses, vieux ennemis des Arabes et bien supérieurs à eux, contrôlons quatre capitales arabes: Bagdad (ce qui est symboliquement énorme), Damas, Beyrouth et Sanaa (capitale du Yémen qui vient de tomber entre les mains des chiites houtistes) ». Bien sûr, les Iraniens s’expriment plus diplomatiquement, mais c’est impressionnant pour un pays au bord de la faillite, étranglé par les sanctions et par la chute du prix du pétrole.


J’en profite pour rappeler un point peu connu du grand public : les amateurs de discussions philosophiques ou religieuses, et notamment les catholiques, préfèrent les chiites aux sunnites car les textes de ces derniers seraient beaucoup plus sommaires et beaucoup moins sérieux. Les Iraniens diront que c’est bien naturel qu’un vieux pays civilisé depuis 6 000 ans ait produit un islam justement plus civilisé que la variante sunnite « venant des barbares du désert » (précision historique : le sunnisme, en tant que corps de doctrine, est né à Damas dans une bourgeoisie nouvellement musulmane n’ayant plus grand-chose à voir avec le désert et avec le renfort de théologiens iraniens. Par contre le wahhabisme est effectivement un enfant du désert, à la fois historiquement et par son littéralisme, très réducteur pour les autres musulmans).
Ces considérations d’Occidentaux appréciant la subtilité du chiisme font abstraction de la brutalité dictatoriale de Khomeiny et de son successeur.»

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1 En 1955, on écrivait Saoud. Nous nous sommes conformés au nouvel usage

2 On a vu ce groupe d’intervention à l’oeuvre en janvier à Paris3 Ibn Saud ou la naissance d’un royaume, Albin Michel/Livre de poche, Paris 1962, p.434

4 OP.CIT. P.434
5 OP.CIT. P.435
6 OP.CIT. P.332
7 OP.CIT.P.333

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