Winckelmann vu par Goethe

Johann Wolfgang von Goethe
Mais, dans toutes nos études sur l'art et l'antiquité, chacun de nous avait sans cesse devant les yeux Winckelmann, dont le mérite était reconnu avec enthousiasme dans sa patrie. Nous lisions assidûment ses ouvrages, cherchant à connaître les circonstances dans lesquelles il avait écrit les premiers. Nous y trouvions bien des vues qui semblaient empruntées à Oeser, et même des plaisanteries et des boutades qui rappelaient les siennes; nous n'eûmes pas de repos avant de nous être fait une idée approximative de l'occasion dans laquelle avaient pris naissance ces écrits si remarquables et pourtant quelquefois si énigmatiques : et cependant nous n'en faisions pas une étude bien approfondie, car la jeunesse cherche beaucoup plus l'émotion que la science, et ce n'est pas la dernière fois que je fus redevable d'un progrès marqué à des feuilles sibyllines.

C'était un beau temps que celui-là pour la littérature. Les hommes éminents jouissaient encore de l'estime publique. Cependant les querelles de Klotz et les controverses de Lessing annonçaient déjà que cette époque allait bientôt finir. Winckelmann était l'objet d'un respect général, inviolable, et l'on sait comme il était sensible à tout jugement public qui semblait n'être pas en rapport avec sa dignité bien sentie. Toutes les gazettes s'accordaient à célébrer sa gloire, les voyageurs d'élite le quittaient éclairés et ravis, et les vues nouvelles qu'il émettait se répandaient dans la science et dans la vie. Le prince de Dessau ne s'était pas acquis moins d'estime. Jeune, animé de bonnes et nobles pensées, il s'était distingué par ses voyages et toute sa conduite. Winckelmann était enchanté de lui, et, lorsqu'il avait à en faire mention, c'était toujours en termes magnifiques. L'établissement d'un parc, alors unique en son genre, son goût pour l'architecture, qu'Ermannsdorf entretenait par son activité, tout parlait en faveur d'un prince qui donnait aux autres un brillant exemple, et promettait un âge d'or à ses serviteurs et à ses sujets. Tout à coup les jeunes élèves apprennent avec allégresse que Winckelmann va revenir d'Italie, visiter le prince son ami, s'arrêter chez Oeser en passant et, par conséquent, paraître dans notre société. Nous n'avions point la prétention de l'entretenir, mais nous espérions le voir, et, comme les jeunes gens saisissent volontiers toute occasion pour en faire une partie de plaisir, nous étions déjà convenus de faire à Dessau une course à cheval et en voiture, avec le projet de nous mettre aux aguets çà et là dans une belle contrée, que l'art avait ennoblie, dans un pays à la fois bien administré et gracieusement décoré, pour voir ces hommes, qui nous étaient si supérieurs, se promener devant nos yeux. Oeser lui-même était dans une véritable exaltation, à la seule pensée de revoir son ami, et, comme un coup de foudre dans un ciel serein, éclata au milieu de nous la nouvelle de la mort de Winckelmann. Je vois encore la place où je l'appris. C'était dans la cour du Pleissenbourg, non loin de la petite porte par laquelle on montait chez Oeser. Un de mes condisciples vint au-devant de moi, et me dit qu'on ne pouvait voir le maître, et pourquoi. Cet affreux événement produisit un effet immense. Ce furent des plaintes et des gémissements universels. La mort prématurée de Winckelmann fit sentir plus vivement la valeur de sa vie. Peut-être, si son activité se fût déployée jusque dans un âge avancé, son influence n'aurait pas été aussi grande qu'elle devait l'être maintenant, qu'à l'exemple de tant d'hommes extraordinaires, il recevait de la destinée la consécration d'une étrange et lamentable mort.

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