Le génie dramatique de Molière

Johann Wolfgang von Goethe
« Molière est tellement grand, qu’on est toujours frappé d’étonnement lorsqu’on le relit. C’est un homme complet. Ses pièces touchent au tragique; elles vous captivent et personne n’a le courage de marcher sur ses traces. Son Avare, dans lequel le vice ruine toute affection entre le père et le fils, a un caractère particulier de grandeur dramatique. Mais si, comme un imitateur allemand, vous convertissez le fils en un parent, vous affaiblissez le rôle et il n’a plus guère de signification. On craint de voir apparaître le vice sous sa véritable forme. Mais quel effet en obtenez-vous autrement ?

Je lis tous les ans quelques comédies de Molière, de même que, de temps à autre, je contemple mes gravures d’après les maîtres italiens. Nous autres petites gens, nous ne sommes point capables de conserver en nous de si riches trésors, et nous devons en conséquence y revenir quelquefois pour renouveler nos impressions. »


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« Du reste, si nous autres modernes nous voulons apprendre à bien diriger nos efforts pour réussir au théâtre, Molière est l’homme auquel nous devons nous adresser.

Connaissez-vous son Malade imaginaire ? Il y a là-dedans une scène qui, toutes les fois que je lis cette pièce, se montre à moi comme le symbole d’une connaissance parfaite des planches; je veux parler de celle où le malade imaginaire interroge sa petite fille Louison, pour savoir d’elle si un jeune homme ne s’est pas trouvé dans la chambre de sa sœur aînée.

Tout autre qui n’aurait pas entendu son métier aussi bien que Molière aurait fait, à l’instant même et tout simplement, raconter l’histoire par la jeune Louison, et tout eût été fini.

Mais combien Molière, par une multitude de motifs qui retardent cette découverte, sait animer cet examen et impressionner le spectateur ! D’abord la petite Louison affecte de ne pas comprendre son père; ensuite elle nie qu’elle sache quelque chose; puis, menacée des verges, elle tombe et fait la morte; enfin, au moment où son père s’abandonne au désespoir, elle se relève de son évanouissement simulé avec un air qui respire à la fois la ruse et la gaieté, et se décide à faire peu à peu des aveux complets.

J’apprécie et j’aime Molière depuis ma jeunesse, et, durant tout le cours de ma vie, j’ai appris à son école. Je ne néglige jamais de lire tous les ans quelques pièces de lui, afin de m’entretenir sans cesse dans le commerce de ce qui est excellent. Ce qui me charme en lui, ce n’est pas seulement cette perfection des procédés de l’art, mais surtout cet aimable naturel, cette haute valeur morale du poète. Il a une grâce, un sentiment des convenances, un ton de politesse, auquel l’esprit délicat dont la nature l’avait doué, ne pouvait atteindre que par le commerce journalier avec les personnes les plus distinguées de son siècle… Je ne connais de Ménandre qu’un petit nombre des fragments, les seuls qui nous restent; mais ils me donnent également de celui-ci une idée tellement haute, que je regarde ce Grec illustre comme le seul homme qu’il fût possible de comparer à Molière.

Schlegel, dans ses leçons sur la poésie dramatique, traite Molière du haut de sa grandeur; il le qualifie de farceur vulgaire, d’homme qui n’a vu la bonne compagnie que de loin, et qui a pris à tâche d’imaginer toutes sortes de jongleries pour le divertissement de son maître. C’est dans ces farces d’un comique de bas étage qu’il a le mieux réussi, quoique, au fond, les meilleures choses y soient des larcins. Quant à la comédie d’un genre élevé, Molière aurait vainement forcé son talent, sans jamais lui rien faire produire.

Assurément, Schlegel doit être offusqué à la vue d’une nature d’élite comme celle de Molière; il sent qu’il n’a pas la moindre fibre analogue et il ne peut le supporter. Le Misanthrope que je lis et relis sans cesse, comme ma pièce favorite entre toutes, lui répugne; s’il accorde quelques éloges au Tartuffe, c’est par contrainte; mais aussi il se hâte de le rabaisser autant qu’il peut. Quant au ton des Femmes savantes, ridiculisées par Molière, c’est un délit impardonnable aux yeux de Schlegel : il sent probablement, selon la remarque qu’en a faite un de mes amis, qu’il l’aurait tourné lui-même en ridicule, s’ils eussent vécu du même temps.

On ne saurait nier le savoir immense de Schlegel; on est presque épouvanté, quand on songe à ses connaissances extraordinaires et à ses vastes lectures. Mais cela ne suffit pas. Toute l’érudition possible ne constitue pas à elle seule le jugement. Dans sa critique, Schlegel n’examine jamais les choses que par un côté, il ne se préoccupe, dans toutes les pièces de théâtre que du squelette et de l’arrangement de la fable; il s’attache exclusivement à démontrer des analogies secondaires avec de grands modèles, sans s’inquiéter le moins du monde de ce qu’un auteur peut nous offrir de grâce, de vie, de politesse et d’élévation dans les sentiments. À quoi servent tous les artifices du talent, lorsque la personnalité aimable ou grandiose de l’écrivain ne ressort pas d’une œuvre dramatique ? C’est là pourtant la seule chose qui contribue au perfectionnement d’une nation.

Dans cette manière dont Schlegel traite le théâtre français je trouve la recette pour former un pitoyable critique, dénué de toute faculté pour apprécier ce qui est excellent et passant par-dessus les natures d’élite et les grands caractères, comme indignes de la moindre attention. »

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