Jane Eyre ou la nudité de l'âme

Hélène Laberge

«Qu'il aura été long et dur le chemin de Jane vers l'amour. Elle sera passée de l'émerveillement de l'amour naissant aux tortures de l'amour trahi, puis interdit, de l'amour trahi à la joie ineffable de l'amour recouvré: tous les étages de l'amour, toutes les étapes de l'amour, tels que peu d'êtres les connaissent au cours d'une vie.»

Jane Eyre est davantage un récit, d'ailleurs en partie biographique, qu'un roman, même si la trame, – les amours d'une pauvre gouvernante et d'un riche gentleman et le contexte historique et social dans lequel ces amours se déroulent –, relève d'une fiction telle qu'elle a inspiré tout un courant de la littérature romanesque. Il s'agit toutefois d'un romanesque si étroitement au service du réel,que l'impression dominante demeure la véracité: véracité suprême des personnages, plus réels que beaucoup d'êtres vivants. Les observations de Jane sur Rochester, sur la société qui l'entoure et sur elle-même, les descriptions des lieux, de la nature, de la température même, rien qui ne soit criant de vérité. Brontë s'étonnait, par la bouche de Jane Eyre, qu'il y ait des gens incapables «de faire l'esquisse d'un caractère ou d'observer et décrire les aspects saillants des personnes ou des choses». Elle-même possédait une exceptionnelle perception de ces aspects saillants, une perception qui rend crédible un récit dont certains éléments, en particulier tous les événements associés à la folie d'un des personnages, pourraient sembler invraisemblables.

Enfant, Jane a connu tous les déboires possibles: orpheline, elle est recueillie par une tante qui la déteste et la place en pension jusqu'à l'âge de dix-huit ans dans une école d'une terrifiante austérité. Deux êtres l'accueillent; une compagne de son âge qui devient sa seule amie et confidente mais sera fauchée par la tuberculose, une institutrice qui l'aime et en l'aimant éveille et cultive son intelligence et ses talents. Voilà tout le bagage affectif de Jane. Selon la logique freudienne, Jane aurait dû rester prisonnière de tous les complexes d'une enfance malheureuse. Mais rien n'aura pu détruire son esprit; et vu sous cet angle, le roman de Brontë est un hymne à la liberté intérieure, à cette mystérieuse disposition qui permet à un être humain d'échapper aux pires conditionnements et de s'épanouir dans l'amour.

Lorsque à dix-huit ans Jane obtient un emploi comme gouvernante à Thorncliff, elle est une adulte réfléchie, ayant déjà une pensée personnelle, formée en dehors des opinions et des préjugés. C'est en découvrant cette étonnante maturité que Rochester commence à s'intéresser à elle. On a reproché à Brontë le caractère idéal des conversations de Jane avec Rochester. Il faut les lire comme des dialogues presque platoniciens:

«Croyez-vous donc que pour être une jeune fille ordinaire, pauvre, petite, obscure, je sois dénuée de coeur ou d'âme? Vous êtes dans l'erreur! J'ai autant d'âme que vous et infiniment plus de coeur! [...] Je ne m'adresse pas à vous selon les coutumes et les conventions habituelles ou même en tant qu'être mortel: c'est mon esprit qui parle au vôtre; comme si nous étions tous deux de l'autre côté du tombeau et nous trouvions agenouillés devant Dieu, égaux comme nous le sommes.» Voilà révélée la profondeur de l'amour de Jane pour Rochester: c'est un amour qu'elle met au-delà des conventions sociales (impitoyables à l'époque pour les mésalliances; Jane Austen l'a définitivement démontré dans Sense and Sensibility), et des contraintes propres à la nature humaine: l'amour de deux êtres libres et égaux, comme s'ils étaient déjà entrés dans l'éternité.

Étonnante déclaration de la part d'une si jeune fille; elle offre au départ ce à quoi aspirent plus ou moins consciemment tous les amants, un lien inconditionnel, fondé sur l'harmonie des âmes plus encore que sur celui des corps. Ne nous y trompons pas, il ne s'agit pas là d'un amour platonique; Jane Eyre aime Rochester de toute l'ardeur de sa jeune féminité. Quant à Rochester, il est difficile de le voir comme un être désincarné!

Mais qu'est-ce qui attire donc Jane chez Rochester? Sa beauté? «Cet homme a des sourcils épais, un front large et carré, un nez ayant plus de caractère que de beauté, des narines prononcées, signe d'un tempérament colérique, une bouche, un menton et des mâchoires sévères, oui indubitablement sévères et même menaçants; un corps athlétique mais trapu et dénué de grâce.» Un aspect extérieur qui reflète le caractère de Rochester, homme sceptique, amer, colérique, imprévisible: qui peut passer de la plus courtoise politesse à l'indifférence la plus hautaine, sinon à la cruauté. Jane n'est pas dupe de ces attitudes rébarbatives; sous ces apparences, elle perçoît le noyau de souffrance qu'elles servent à enrober et à dissimuler aux autres.

Et à quoi ressemble Jane? Aux yeux de Rochester, elle a l'air d'une nonnette; paisible, grave, au charme désuet. Mais au lecteur, auquel elle s'adresse constamment, et qui lui tient lieu de miroir, elle dévoile son être profond; sa passion intense et à l'abri du changement, sa lucidité perçante, son intelligence des situations, sa raison qui intervient toujours pour corriger les accès ou les excès de sa sensibilité, son infinie capacité d'attendre, et de supporter les coups du sort. Toutes qualités qui lui serviront à pénétrer le dur caractère de son maître, à le comprendre et à l'aimer progressivement de tout son être, puis, le moment de l'épreuve venu, à supporter les douloureuses conséquences de la rupture.

À travers un dédale parfois machiavélique d'événements provoqués par lui, ou dramatiquement inattendus, Rochester, pour qui la présence de Jane dans sa vie est devenue aussi nécessaire que sa respiration, l'amène à déclarer elle aussi l'amour qu'il lui inspire. Le mariage est décidé et au moment où le pasteur va bénir cette union, surgit un témoin qui révèle l'existence d'une union antérieure, et la présence à Thornfield (le manoir de Rochester) d'une femme, son épouse légitime, qui, atteinte d'une forme incurable de folie, y est détenue en secret sous bonne garde.

Tous ceux qui ont été trahis se retrouveront dans le désespoir que ressent Jane devant cette révélation: sa foi en Rochester a reçu un coup mortel. Elle se sent tomber comme dans le lit desséché d'un grand fleuve, «sans volonté pour se lever, sans force pour s'enfuir. Cette heure amère ne peut pas être décrite; les flots envahirent mon âme, je sombrai dans un abîme profond où je ne rencontrai aucun point d'appui; je fus submergée.»

Ce sentiment de trahison, c'est Rochester lui-même qui le fera disparaître: «Jane, je n'ai jamais cherché à vous blesser. Un berger qui aurait par mégarde égorgé sa favorite, une jeune brebis qui aurait partagé son pain et bu dans la même coupe que lui, qu'il aurait souvent pris sur ses genoux, n'aurait pas éprouvé plus d'horreur de cet acte sanguinaire que j'en ai maintenant de vous avoir fait souffrir.» Devant l'amour recouvré, Jane pardonnera sur-le-champ et de tout son coeur mais aura à affronter une douleur aussi vive que l'abîme du doute: l'obligation de se séparer de l'homme qu'elle adore.

Se séparer! Ah! Mais pourquoi? C'est une haute moralité, que nous avons peut-être peine à comprendre, nous qui naviguons sur des canaux aux digues incertaines, qui pousse Jane à choisir un chemin opposé à celui vers lequel la porte son désir le plus vital. Une moralité que le philosophe Alain a résumée de façon saisissante: «L'âme, c'est ce qui dit non quand le corps dit oui!» «Je garderai, dit-elle, la loi donnée par Dieu, sanctionnée par les humains. Les lois et les principes ne sont pas faits pour les moments de la vie où nous ne sommes pas tentés: ils sont faits pour des moments comme celui que je vis alors que le corps et l'âme se rebellent contre leur rigueur; leur caractère implacable doit les rendre d'autant plus inviolables.» Car, poursuit-elle, «si je puis les briser à ma convenance, quelle serait leur valeur? J'ai toujours cru qu'ils en avaient une; et si maintenant je ne puis plus le croire, c'est que j'ai perdu la tête, complètement perdu la tête.» Et lorsque désespérée, elle se bat contre cette décision:«Mais enfin à qui ferais-je du mal? Et qui donc dans le monde se soucie de moi?» Sa réponse est: «Moi. Je me soucie de moi-même. Plus je suis solitaire, privée d'amis, abandonnée, plus je dois avoir du respect pour moi-même.»

C'est la façon humble, nette et courageuse avec laquelle elle accepte d'obéir à une voix intérieure, tout aussi indiscutable que l'amour auquel il lui faut renoncer, qui nous rend Jane si profondément attachante: «J'étais au supplice. Une main de fer broyait ma force vitale. Moment terrible. Quel être humain sur terre aurait pu souhaiter être aimé comme je l'étais; et celui qui m'aimait ainsi, moi je l'adorais absolument. Et il me fallait renoncer à cet amour, à cette idole!»

«Absence, le moins clément de tous les maux!» C'est sur ce rude chemin que s'engage Jane. Un chemin qui est une aventure intérieure, une purification. Épreuve physique de la pauvreté, du froid, de la faim et finalement, d'un épuisement dont elle sortira, sinon guérie de son mal d'amour, du moins assez forte pour le supporter. Mais surtout, épreuve morale de la rencontre d'un homme qui est, par rapport à Rochester, ce qu'est le jour par rapport à la nuit. Un jour toutefois qui se mire dans sa propre beauté. Non seulement St John Rivers est-il beau mais «c'est un homme qui a de la grandeur et de la bonté. Seulement, dans la poursuite de ses idéaux, il est sans pitié pour les sentiments et les désirs des petites gens. Il vaut donc mieux que les êtres insignifiants se tiennent loin de peur d'être piétinés par lui dans sa progression vers le bien.» Alors que l'obscurité même dans laquelle se débattait Rochester le rendait susceptible d'être éclairé par le soleil de l'amour!

Rivers représente le pôle idéal du missionnaire qui renonce à tout «pour le service du Souverain Maître.» S'il offre à Jane de l'épouser, ce n'est pas par amour, mais par souci des convenances, pour en faire son associée. Brontë pousse presque jusqu'à la caricature les contrastes entre ces deux hommes: le noir Rochester défiant les puissantes lois sociales et religieuses pour lier Jane à sa vie; le transparent Rivers asservissant Jane aux lois du mariage pour la lier à son oeuvre. «Je sentis que si jamais je l'épousais, cet homme bon, pur comme une profonde source que n'éclaire pas le soleil, pourrait me faire mourir rapidement sans me soutirer la moindre goutte de sang et sans avoir sur sa claire conscience la moindre souillure de son crime.» Car si elle devenait sa femme, elle sait que se développerait «inévitablement une étrange forme d'amour extrêmement douloureuse, une torture.» Toujours chez Jane ce réalisme qui fait échec aux leurres et aux séductions.

Toutes les cartes sont maintenant distribuées: voici Jane, toujours remplie intérieurement de son amour pour Rochester. Voilà Rivers, qui a toutes les qualités qui devraient le rendre aimable, ou en tout cas, toutes celles qui font défaut à Rochester. Manque ce dernier. Jane désire d'autant plus le revoir qu'elle a entendu sa voix l'appelant, dans des circonstances étranges.(Lorsqu'on reprochait à Brontë cet incident parapsychologique, elle répondait simplement: cela s'est produit). Et elle affronte courageusement la dernière épreuve, celle que doit affronter dans les contes de fée le chevalier à la recherche de sa bien-aimée. En arrivant sur les lieux où réside Rochester, elle découvre avec horreur le manoir brûlé de fond en comble, «comme un amant qui, se penchant sur la femme aimée qui semble endormie calmement sur l'herbe, et vers laquelle il s'est approché sans bruit, s'aperçoît qu'elle est rigide comme une pierre: morte.» Elle apprend toutefois que Rochester, en voulant sauver sa femme, finalement morte dans l'incendie, est devenu aveugle et infirme et vit en réclusion.

Et c'est la scène des retrouvailles d'une simplicité qui n'est pas sans rappeler la rencontre d'Oreste et d'Électre dans la trilogie grecque d'Euripide:

Jane vient d'arriver à la tombée du jour dans la propriété retirée où vit désormais Rochester avec deux domestiques. Elle s'offre à lui porter à boire, dans la pièce où il se tient seul près d'un maigre feu de cheminée. Pilot, le vieux chien, vient de la reconnaître et Rochester dresse l'oreille devant l'excitation de l'animal que Jane calme en quelques mots.

«– Qui est-ce? qui est-ce? demanda-t-il, en essayant de voir me sembla-t-il, avec ses pauvres yeux devenus aveugles, tentative dérisoire et déchirante! Répondez-moi! Parlez encore! ordonna-t-il à haute voix d'un ton autoritaire.
– Ne prendrez-vous pas encore un peu d'eau monsieur? J'en avais renversé la moitié.
– Qui est là? Que se passe-t-il? Qui donc me parle?
– Pilot me connaît. John et Mary savent que je suis là. Je viens tout juste d'arriver ce soir, fut ma réponse.
– Grand Dieu! De quelle illusion suis-je donc la proie? Quelle douce folie s'est emparée de moi?
– Illusion? Folie? Mais non, monsieur, votre esprit est trop fort pour être en proie à l'illusion, et votre santé trop vigoureuse pour que vous déliriez.
– Mais où est la personne qui me parle? Est-ce seulement une voix? Oh! Je ne peux pas voir, mais il me faut toucher, autrement mon coeur va s'arrêter et ma tête éclater. Qui que vous soyez, quoi que vous soyez, permettez-moi de vous toucher ou je cesse de vivre.
Il s'avança à tâtons; je m'emparai de sa main qui me cherchait et l'emprisonnai dans les miennes.
– Ce sont bien ses doigts, s'écria-t-il, ses doigts si petits et si fins! Mais alors, il doit y avoir tout le reste de son corps. Sa main musclée s'échappa, saisit mon bras, mon épaule, mon cou, ma taille, m'enveloppa toute et m'attira contre lui. [...]
– Bien-aimée, tu es donc vivante! Mais oui, voilà les courbes de son corps et les traits de son visage. Mais comment puis-je être si heureux après tant de misères? Ce n'est qu'un rêve, un rêve semblable à tous ceux que j'ai faits la nuit, lorsque je la serrais sur mon coeur comme je le fais maintenant, et l'embrassais comme maintenant et sentais qu'elle m'aimait et croyais qu'elle ne m'abandonnerait pas. [...] Mais toujours je me réveillais pour m'apercevoir que tout cela n'était qu'une sinistre parodie. Et je me retrouvais sans espoir et abandonné dans une vie solitaire sans lumière, avec une âme assoiffée et un coeur affamé à qui l'eau et la nourriture étaient refusées. [...] Il sembla soudain se réveiller: la certitude de la réalité de tout cela s'empara de lui.[...]

–Tu ne dois plus me quitter, Jane. Non. Je t'ai touchée, j'ai entendu ta voix, j'ai senti le charme de ta présence, la douceur de tes consolations. Je ne puis plus être privé de ces joies. Il me reste si peu de moi-même, il faut que tu sois à moi. Le monde peut bien rire, juger que ma décision est absurde et égoïste, cela m'est égal. C'est mon âme même qui te réclame; ce voeu doit être comblé sinon mon esprit se vengera mortellement sur le corps qui le contient.
Puis le doute envahit l'infirme qu'il est devenu: il montre son bras mutilé, amputé de la main.
– N'est-ce pas une vision cauchemardesque? Qu'en penses-tu Jane?
– C'est une pitié de voir cela. Et une pitié de voir vos yeux et les cicatrices du feu sur votre front; mais le pire de tout c'est que cela ne me jette dans un grand danger, celui de trop vous aimer, de vous aimer démesurément.»

Qu'il aura été long et dur le chemin de Jane vers l'amour. Elle sera passée de l'émerveillement de l'amour naissant aux tortures de l'amour trahi, puis interdit, de l'amour trahi à la joie ineffable de l'amour recouvré: tous les étages de l'amour, toutes les étapes de l'amour, tels que peu d'êtres les connaissent au cours d'une vie.

Quant à Rochester, les épreuves lui auront fait perdre cette dureté qu'il tirait de sa richesse et de sa situation sociale et auront mis à nu le meilleur de lui-même. Nous touchons le coeur, le noeud et l'essence de ce récit: sa dimension métaphysique. Ce que Brontë a décrit à travers les dédales romanesques de son récit, c'est la montée de deux âmes, de deux esprits vers la vérité de l'amour: «comme si nous étions tous deux de l'autres côté du tombeau et nous trouvions agenouillés devant Dieu, égaux.»

Cette égalité est celle de la nudité de l'âme. En ce sens, il y a dans Brontë, dans sa conception même de l'amour et des épreuves qui sont inséparables de son évolution, car il faut que soit détruit dans l'âme tout ce qui n'est pas l'amour, quelque chose qui l'apparente, toutes proportions de temps et de lieux gardées, aux tragiques grecs et aux mystiques.

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