Gasterea, la dixième Muse

Hélène Laberge

D"abord paru dans la revue Critère, No 8, L'art de vivre,, Montréal, 1975

 

Le Guêpard

... l'aspect de ces vol‑au‑vent monumentaux était bien digne de susciter des frémissements d'admiration. L'or bruni de la surface, le parfum de sucre et de cannelle qui s'en dégageait n'étaient que le prélude des délices que révélait l'intérieur, dès que le couteau entamait la croûte: il s'échappait d'abord une fumée chargée d'arômes, et puis l'on découvrait les foies de volaille, les oeufs durs, les truffes, les filets de jambon et de poulet, perdue dans la masse onctueuse et chaude des macaronis coupée, à qui l'extrait de viande donnait une précieuse couleur chamois.

Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Le Guépard, Paris, Seuil, 1966, p. 110.

 

Sénèque
Impossible de rien retrancher à mon repas; il ne faut pas une heure pour le préparer: je ne suis jamais sans figues ni tablettes. Je mange mes figues avec mon pain, si j'ai du pain; sinon elles m'en tiennent lieu; et chaque jour je fais ainsi un vrai repas de nouvel an, que je rends heureux et fortuné par mes bonnes pensées et des sentiments nobles, qui n'ont jamais plus de noblesse que lorsque je renonce aux biens extérieurs et me donne à moi‑même la paix en ne craignant rien et l'opulence en ne désirant rien.
Sénèque, Lettres à Lucilius, t. II, Classiques Garnier, 1955, p. 241

 

Le Survenant
La nourriture abondait comme à des noces. Entre la dinde, bourrée de for aux fines herbes à en craquer, à une extrémité de la table et, à l'autre, la tête de porc rôti avec des pommes de terre brunes alentour, il y avait de tous les mets d'hiver, surtout de la viande de volaille et de porc apprêtée de toutes les façons, avec, ça et là, des soucou­pes pleines die cornichons, de betteraves, de marmelade de tomates vertes et, en plus, des verres remplis de sirop d'érable et de! mélasse où l'on pouvait tremper son pain à volonté.
Guèvremont, Germaine, Le Survenant, Montréal, Fides, 1959, P. 85.

 

Molière
Apprenez, maître Jacques, vous et vos pareils, que c'est un coupe‑gorge qu'une table remplie de trop de viandes; que pour se montrer ami de ceux que l'on invite, il faut que la frugalité règne dans les repas qu'on donne; et que, suivant le dire d'un ancien, il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger !
Molière, L'Avare, Acte III, scène 1
.

 

Il semble bien que le conseil d'Harpagon résume toutes les attitudes possibles de l'homme à l'égard de la nourriture et qu'au cours de l'histoire, il n'ait fait qu'osciller entre ces deux branches contradictoires, selon les conditions plus ou moins favorables des civilisations, des pays et des cités où se déroulait sa vie.

Manger pour vivre: restait‑il à nos ancêtres des cavernes le loisir de faire autre chose, eux pour qui la chasse était la condition impérieuse, omniprésente, quotidienne de survie, qui exigeait à la fois unie concentration et un déploiement de forces considérables? Ont‑ils d'abord procédé par essais et erreurs? Ou faut‑il supposer que leurs instincts libres et intacts leur servaient de guide gastronomique et leur indiquaient avec sûreté la bête la plus apte à satisfaire leurs besoins et leurs goûts?

De quels rites s'accompagnaient leurs repas? Car l'homme, animal social, étant essentiellement un être de rites, on peut, sans risque de trop errer, se représenter nos ancêtres des cavernes s'essuyant les mains après avoir porté à leur bouche la viande grillée de bison, taillant et offrant des morceaux dans des vases de terre cuite1, etc.

L'art de manger a surgi progressivement au fur et à mesure que l'homme a pu maîtriser son milieu naturel, dominer le monde animal et cultiver la terre. Les tombeaux égyptiens violés après trois mille ans d'oubli ont offert à nos regards curieux et éblouis un art de l'architecture, de l'ébénisterie et de la joaillerie d'une haute perfection. Quel devait donc être l'art de la table, cet art que les autres arts, dans les grandes civilisations, n'entourent que pour le mieux offrir aux délecta­tions de la vue, du toucher et du goût?

La pharmacopée égyptienne, décrite dans les fameux Papyrus Ebers, montre en tout cas que ce sont les égyptiens qui nous ont transmis la connaissance et l'usage des herbes, épices et aromates que nous utilisons encore de nos jours: les papyrus mentionnent le genièvre, le fenouil, l'érable, le cumin, l'ail, le thym, le céleri et quoi encore. Certains remèdes de bonne femme utilisés en Europe jusqu'au XVIIIe siècle provenaient directement de l'époque des Pharaons.

Mais remontons plutôt l'histoire en suivant nos racines et attardons‑nous aux conseils que donnait l'aimable Ovide aux belles romaines du premier siècle sur l'art de festoyer:

Tout d'abord, venez‑y tard (au festin) et attendez pour vous montrer dans tout l'éclat de vos charmes que les flambeaux soient allumés. L'attente est propice à l'amour et, fussiez‑vous laide, vous paraîtrez belle à des yeux troublés par le vin et la nuit jettera un voile sur vos imperfections.Là, prenez vos alimente du bout des doigts; manger avec grâce est tout un art; que votre main tachée par le contact des mets ne souille pas votre bouche. Ne croyez pas utile de manger chez‑vous avant d'assister au repas, mais une fois à table, demeurez sur votre appétit et mangez un peu moins que vous le pourriez faire. Je suis certain que si le fils de Priam eût vu Hélène dévorer avec gloutonnerie, il l'eût prise aussitôt en aversion et n'aurait pas tardé à se repentir de l'avoir enlevée. Il est plus convenable, en revanche, plus admis qu'une jeune femme se permette un léger excès dans le boire car les file de Vénus et Bacchus s'accordent assez bien ensemble. Ne buvez, cependant, qu'autant que le peut supporter votre tête et conservez, je vous en prie, l'usage de votre esprit. N'allez surtout pas jusqu'à voir double ! Quel plus honteux spectacle qu'une femme totalement plongée dans l'ivresse? Elle mérite, en vérité, d'être alors livrée à ceux qui désirent la prendre !2

Que peut‑on ajouter à des règles si pertinentes que l'art actuel de la table ne manque pas d'en tenir compte? Ces rites du repas, il semble qu'ils ont été portés à leur perfection par toute civilisation digne de ce nom. Et, à cet égard, les civilisés que nous sommes et qui se targuent d'avoir tant et si bien évolué n'ont‑ils pas conscience, lorsqu'ils lisent Homère, d'avoir remplacé les rites sacrés de l'hospitalité et du repas par les obligations envahissantes et sans grâce d'un travail qui s'est progressivement substitué à ce lent et bénéfique art de vivre?

Vint une chambrière, qui, portant une aiguière en or et du plus beau, leur donnait à laver sur un bassin d'argent et dressait devant eux une table polie. Vint la digne intendan­te: elle apportait le pain et le mit devant eux. Puis le maître‑tranchant, portant haut ses plateaux de viandes assorties, les présenta et leur donna des coupes d'or. Un héraut s'empressait pour leur verser à boire... les femmes entassaient le pain dans les corbeilles; puis vers les parts de choix préparées et servies, chacun tendit les mains... Quand on eut satisfait la soif et l'appétit, le coeur des prétendants n'eut plus d'autre désir que le chant et la danse, ces atours du festin.3

L'art de la table a toujours été inséparable de l'art de l'hospita­lité: l'hôte avec qui on a partagé son repas devenant un prolongement de soi, de sa maison. C'est pourquoi, indépen­damment de la foi et de la religion qu'on a liées à ce rite, la dernière cène a exercé une telle fascination. Les hommes ont toujours pressenti que la même nourriture qui, par une métamorphose restée malgré tout mystérieuse, devenait os, muscle et tissu organique, était également, mystère plus grand encore, transformée en pensée, en désir, en parole et en geste créateur. Pour les Indiens d'Amérique, cela ne faisait aucun doute: ils étaient anthropophages par désir de s'incorporer le courage de leur ennemi, de s'emparer de la forme dans la matière.

Mais laissons les Grecs à leurs chants et à leurs danses, les Romains, par trop gourmands, à la méditation de la sagesse gastronomique de Sénèque, et demandons à Sigrid Undset, ce troubadour moderne du Moyen âge scandinave, de nous décrire l'art de la table à la maison de Christine Lavransdatter:

Là‑bas, à Joerundgaard, le sol était couvert d'une couche épaisse de joncs, car tous les bruits domestiques devaient s'éteindre pendant les nuits de tête. On avait coutume, avant de se rendre à l'église, de débarrasser les restes des plats maigres; la mère et les servantes dressaient la table aussi joliment qu'elles pouvaient, avec du beurre et du fromage, des piles de petite pains blonds, du lard luisant et d'énormes gigots de mouton salée. Il y avait des pots en argent et d'étincelantes cornes d'hydromel. Et le père lui-même plaçait sur le banc le tonneau de bière.4

Et pouvons‑nous franchir cette époque sans relire Jaufre, sans aller humer les mets de la cour du Roi Arthur?

Le roi (Arthur) et monseigneur Gauvain
marchent devant; le reste des invités suit.
... Quand ils sont entrés au palais,
le repas se trouvait prêt.
Ils demandent de l'eau pour se laver les mains,
car ils ont hâte de se mettre à table.
... Après quoi le sénéchal Queu,
sans vraie distinction, mais fort superbement,
apporta le premier service, d'abord au roi,
puis à la reine
à qui toute beauté rend hommage.
On servit ensuite des bouillons;
ce sont les damoiseaux qui les apportent.
... grues, outardes ou paons,
cygnes, oies ou chapons,
poules grasses ou perdrix,
pains blutés et bons vins.
Il y avait de tout largement et chacun était occupé à manger5

L'abondance de la table n'a jamais été assurée à l'homme au destin chancelant. Des famines périodiques l'ont souvent réduit à n'être qu'un besoin errant, impossible à combler. Le
paysan français du XIIIe siècle, tuant un vautour pour se nourrir, est le frère miséreux de l'habitant de Stalingrad, arrachant pendant la guerre le papier peint des murs de sa maison pour en lécher la farine qui lui avait servi de colle.

Un grand oiseau s'abattit par terre, aux pieds d'Auberi, lui balayant les jambes de ses ailes palpitantes. L'enfant poussa un cri et recula. Riquet se baissa, trancha la gorge du vautour avec son couteau, et se mit à boire le sang, à même la blessure, crachant plumes et duvet. Puis il tendit la proie toute chaude à Auberi, essuyant des deux mains sa bouche pleine de sang. “Tiene ! cria‑t‑il. Tiens ! Bois, c'est bon. Bois vite tant que ça coule encore !” Et il se signa plusieurs fois, tout tremblant d'émotion.

... Auberi tenait dans sa main le vautour, dont les longues ailes traînaient par terre; il souriait d'un air hébété. Riquet était tout frémissant de joie et de gratitude. “Ah1 Auberi, mon petit gars, tu vois bien que Dieu pense à nous. Nous aurons de quoi manger ce soir.”6

Revenons au bien manger et à ses artisans! Nous avons vu que les rites de la table ‑ étonnamment semblables d'une civilisa­tion à l'autre, les festins d'Ulysse auraient pu se dérouler à la Cour du roi Arthur ‑ ont été antérieurs aux finesses gastrono­miques, la façon dont on mangeait et les hôtes avec qui on partageait son repas comptant autant, sinon plus, que ce qu'on mangeait.

Les mets se sont raffinés en même temps que les moeurs. Sautons une étape importante dans cette progression de l'art de vivre, celle de la Renaissance, dont le bouillon culturel si dense est difficile à décanter, et arrêtons‑nous à la Cour de Louis XIV pour méditer sur le célèbre suicide de Vatel, dont les raisons feraient sourire un être qui pense et pleurer un être qui sent. Quoi qu'il en soit, ce suicide révèle l'extrême importance qu'on attachait à la perfection de la table en ce XVIIe siècle de toutes les grandeurs, sinon de toutes les bontés!

Mais voici ce que j'apprends en entrant ici, dont je ne puis me remettre, et qui fait que je ne sais plus ce que je vous mande: c'est qu'enfin Vatel, le grand Vatel, maître d’hôtel de M. Foucquet, qui l'était présentement de M. le Prince, cet homme d'une capacité distinguée de toutes les autres, dont la bonne tête était capable de contenir tout le soin d'un État; cet homme donc que je connaissais, voyant à huit heures, ce matin, que la marée7 n'était pas arrivée, n'a pu soutenir l'affront qu'il a vu qui l'allait accabler, et, en un mot, il s'est poignardé. Vous pouvez penser l'horrible désordre qu'un si terrible accident a causé dans cette fête. Songez que la marée est peut‑être arrivée comme il expirait. Je n'en sais pas davantage présentement; je pense que vous trouvez que c'est assez. Je ne doute pas que la confusion n'ait été grande; c'est une chose fâcheuse à une fête de cinquante mille écus.8

Voilà une oraison funèbre un peu courte, madame la marquise!

Changeons de siècle, et, du cuisinier du roi, passons au roi des cuisiniers, à Brillat‑Savarin, cet épicurien égaré dans la magis­trature, ce gastronome‑écrivain dont la plume servit maintes anecdotes gastronomiques9 et codifia des recettes, sinon copiées du moins célébrées!

PRÉPARATION DE L'OMELETTE AU THON

Prenez pour six personnes, deux laitances de carpes bien lavées que vous ferez blanchir, en les plongeant pendant cinq minutes dans l'eau déjà bouillante et légèrement salée.

Ayez pareillement gros comme un oeuf de poule de thon nouveau, auquel vous joindrez une petite échalotte déjà coupée en atomes.Hachez ensemble les laitances et le thon, de manière à les bien mêler, et jetez le tout dans une casserole avec un morceau suffisant de très bon beurre, pour l'y sauter jusqu'à ce que le beurre soit fondu. C'est là ce qui constitue la spécialité de l'omelette.Prenez encore un second morceau de beurre à discrétion, mariez‑le avec du persil et de la ciboulette, mettez‑le dans un plat pisciforme destiné à recevoir l'omelette; arrosez‑le d'un jus de citron et posez‑le sur la cendre chaude.Battez ensuite douze oeufs (les plus frais sont les meil­leurs); le sauté de laitance et de thon y sera versé et agité de manière que le mélange soit bien fait.Confectionnez ensuite l'omelette à la manière ordinaire et tâchez qu'elle soit allongée, épaisse et mollette; étalez‑la avec adresse sur la plat que vous avez préparé pour la recevoir, et servez pour être mangé de suite.Ce mets doit être réservé pour les déjeuners fins, pour les réunions d'amateurs, où l'on sait ce qu'on fait et où l'on mange posément; qu'on l'arrose surtout de bon vin vieux et on verra merveilles.10

Quel code souple! Quelle part laissée à l'initiative bien dirigée. Comme on sent derrière cette recette, l'épopée de la bonne chair transmise de bouche à oreille, le tour de main qu'on se passait dans une même maison de mère à fille, de cuisinière à apprentie, de cuisinier à marmiton. Les mesures sans me­sure... Ce morceau de beurre calculé à l'oeil et à l'imaginative, cette merveilleuse imprécision qui laissait au cuisinier la liberté de l'ordinaire ou du sublime.

Rostand, moins d'un siècle plus tard, nous alléchera avec les fameuses tartelettes amandines de Ragueneau:

Battez pour qu'ils soient mousseux
quelques oeufs;
Incorporez à leur mousse
Un jus de cédrat choisi;
Versez‑y
Un bon lait d'amande douce;

Mettez de la pâte à flan
Dans le flanc
Battez, pour qu'ils soient mousseux,
De moules à tartelette;
D'un doigt preste, abricotez

Les côtés;
Versez goutte à gouttelette
Votre mousse en ces puits, puis
Que ces puits
Passent au four, et, blondines,
Sortant en gais troupellets,
Ce sont les
Tartelettes amandines !11

Ragueneau était un cuisinier‑poète qui nourrissait les poètes affamés. Quel horrible comptable l'a donc remplacé derrière ses fourneaux, troquant contre cette heureuse imprécision des mesures ce malencontreux dosage des moindres ingrédients. Voici la recette de Ragueneau, revue et corrigée par The Horizon Cookbook:

Une enveloppe de gélatine sans saveur
1/4 tasse de jus de citron
5 oeufs
1/2 tasse de sucre
un pincée de sel
2 cuillerées à thé de zeste de citron
1/2 cuillerée à thé d'extrait d'amandes
1 tasse de crème épaisse fouettée
16 tartelettes12

Quelle disgrâce que cette emprise du chiffre sur la gastrono­mie, cet art classique par le fond et romantique par la forme!

Il y a pire. Le plat couvert dont parle Balzac, “un des bonheurs du pique‑assiette... la surprise, l'impression gastronomique du plat extraordinaire... de ce qui, jadis, dans les ménages de nos aïeux, se nommait le plat couvert”13. Ce plat couvert, on l'a retiré de la table pour le décomposer par l'analyse chimique dans des laboratoires aseptiques et le reconstituer sous des formes innombrables dont voici un exemple:

MÉLANGE À SOUPE À L'OIGNON LIPTON (poids net, 3 on.) (85g)

Ingrédients: oignon déshydraté, sel, graisse végétale, bouillon d'os de boeuf déshydraté, citrate de sodium, fécule de pommes de terre, dextrose, extrait de levure, amidon de maïs, caramel et guanylate bisodique.
Valeur nutritive:
Protéine, 11 grammes Graisse, 8 grammes
Hydrates de carbone, 50 grammes
Calories, 317, par 100 grammes de mélange à soupe.

Nous ne savourons plus le miraculeux potage qui répara les effets désastreux des débordements amoureux de l'ami de Brillat‑Savarin, et lui sauva la vie; nous avalons, en les comptant presque, 317 calories aux 100 grammes.

Triste mets, triste devoir: on ne mange plus, on ne savoure plus ces élixirs de vie dont parle Savarin; on fournit gravement, méthodiquement, à son corps la mesure calorique, “protéini­que” et vitaminique dont il a besoin pour produire une quantité x d'énergie. Il faut relire La Bruyère pour rappeler à l'existence Cliton le gourmet:

Cliton n'a jamais eu en toute sa vie que deux affaires, qui est de dîner le matin et de souper le soir; il ne semble né que pour la digestion. Il n'a de même qu'un entretien: il dit les entrées qui ont été servies au dernier repas où il s'est trouvé; il dit combien il y eut de potages, et quels potages; il place ensuite le rôt et les entremets; il se souvient exactement de quels plats on a relevé le premier service; il n'oublie pas les hors d'oeuvre, le fruit et les assiettes; il nomme tous les vins et toutes les liqueurs dont il a bu; il possède le langage des cuisines autant qu'il peut s'éten­dre, et il me fait envie de manger à une bonne table où il ne soit point. Il a surtout un palais sûr, qui ne prend point le change, et il ne s'est jamais vu exposé à l'horrible inconvénient de manger un mauvais ragoût ou de boire un vin médiocre. C'est un personnage illustre dans son genre, et qui a porté le talent de se bien nourrir jusque où il pouvait aller: on ne reverra plus un homme qui mange tant et qui mange si bien; aussi est‑il l'arbitre des bons morceaux, et il n'est guère permis d'avoir du goût pour ce qu'il désapprouve. Mais il n'est plus: il s'est fait du moins porter à table jusqu'au dernier soupir; il donnait à manger le jour qu'il est mort.14

Qui donc aurait à l'esprit de mettre Cliton et Denissovitch en présence l'un de l'autre? Et pourtant, ces frères humains auraient eu en commun une préoccupation identique: manger. Mais alors que chez le premier, la nourriture tenait lieu de tout, chez l'autre, elle était la condition de tout. Soljénitsyne rappelle les Clitons surnourris, boulimiques et obèses à la dégustation réfléchie, essentielle et sacrée de la nourriture:

Aux camps, Choukhov s'est bien des fois rappelé la façon dont on mangeait, autrefois à la campagne: les pommes de terre, par pleines poêlées, la kacha, par pleines potées, et puis encore, avant, de la viande, et de ces tranches ! Et du lait, on en buvait à se faire éclater les boyaux. C'est pas comme ça qu'on doit faire, c'est ce qu'il a compris dans les camps. On doit manger en ne pensant absolument qu'à ça; tiens, comme maintenant qu'il attrape, avec ses dents, de petits morceaux, les écrase avec sa langue, les fait juter contre ses joues, et, du coup, ce pain noir, qu'il en paraît tout odorant.

... Il faut concentrer cet instant‑là, tout entier, sur le manger : recueillir sur le fond la mince couche de bouillie, l'enfourner avec soin dans sa bouche et bien malaxer avec sa langue.

C'est là, à l'appel du soir, quand ils rentrent par le portail du camp, que les détenus sont le plus battus par le vent, gelés, affamés de toute la journée; et pour eux, la louche de soupe aux légumes, brûlante, du soir, c'est comme la pluie dans le désert. Ils l'avaient d'une goulée. Pour eux, cette louche est plus précieuse que la liberté, plus pré­cieuse que toute leur vie passée et que toute leur vie à venir.

Il n'est plus question de causer: voici venu le moment sacré... (Choukhov) se met à manger. Au début, il ne prend que le liquide, il boit, il boit. La chaleur se répand, lui envahit tout le corps; la tripe lui frétille pour cette soupe, elle l'espère. C'que c'est bon ! C'est pour ce court instant qu'il vit le détenu !15

Marcel Aymé avait aussi décrit une époque, celle de la guerre, où la nourriture, par sa rareté, prenait une valeur sacrée. Pierrette vient de servir du chocolat, denrée pratiquement introuvable en France pendant la guerre:

Autre sujet de tristesse pour Pierrette, les hommes re­tournés à leurs préoccupations et toute leur gaieté oubliée, ne semblaient plus prendre garde qu'ils déjeunaient de chocolat, et une bonne fortune aussi rare était déjà pour eux la chose la plus naturelle du monde. On ne pouvait non plus exiger d'eux une jubilation bruyante après chaque cuillerée de chocolat, Pierrette le compre­nait bien et se serait contentée d'un émerveillement discret, mais cette indifférence au milieu de la félicité, comme si c'était chose due, cette totale absence d'égards à la joie qu'elle avait de leur faire plaisir lui semblaient friser la muflerie.16

Pour Orwell, 1984, notre avenir, aura sonné le glas de toutes les dégustations, si brèves soient‑elles! Les hommes, drogués. de mauvais gin par Big Brother, auront perdu jusqu'à la “connaissance du vin”:

O'Brien saisit la carafe par le col et emplit les verres d'un liquide rouge foncé... Vue de dessus, la substance paraissait presque noire, mais dans la carafe, elle luisait comme un rubis. Elle avait une odeur aigre‑douce. Il vit Julie prendre son verre et le flairer avec une franche curiosité. ‑ Cela s'appelle du vin, dit O'Brien avec un faible sourire. Vous le connaissez par les livres sans doute...

Winston prit son verre avec une certaine avidité. Le vin était un breuvage qu'il connaissait par ses lectures et dont il rêvait... il appartenait à un passé romantique disparu, le vieux temps, comme il l'appelait en secret. Il avait toujours pensé, il ne savait pourquoi, que le vin était excessivement sucré, comme la confiture de mûres, et qu'il avait un effet immédiatement enivrant. En réalité, après avoir bu du gin pendant des années, c'est à peine s'il était capable de sentir le goût du vin. Il posa le verre vide.17

Bacchus est mort. Vive Bacchus!

C'est Bacchus que nous devons suivre;
Le nectar dont il nous enivre
A quelque chose de divin,
Et quiconque a cette louange
D'être homme sans boire du vin,
S'il en buvait, serait un ange.

Le vin me rit, je le caresse;
C'est lui qui bannit la tristesse
Et réveille tous les esprits.
Nous nous aimons de même force:
Je le prends, après J'en suis pris;
Je le porte, et puis il m'emporte.

Pour moi, jusqu'à ce que je meure,
Je veux que le vin blanc demeure,
Avec le clairet, dans mon corps,
Pourvu que la paix las assemble:
Car je les jetterai dehors,
S'ils ne s'accordent bien ensemble.
(Chanson à boire du XVIIIe)

XXe siècle! Savarin l'avait prévu, nous croulons sous l'abon­dance. “Et vous, enfin, gastronomes de 1825, qui trouvez déjà la satiété au sein de l'abondance, et rêvez des préparations nouvelles, vous ne jouirez pas des découvertes que les sciences préparent pour l'an 1900...; vous ne verrez pas les importations que des voyageurs qui ne sont pas encore nés feront arriver de cette moitié du globe qui reste encore à découvrir ou à explorer.”18

Où sont les bateaux rares qui rapportaient triomphalement des Indes les épices parfumées? Ces épices, elles sont maintenant à portée de notre main: le jaune safran des paellas avoisinant l'odorant gingembre du canard à la mode de Pékin et le rouge paprika des goulash hongroises.

Mais, voilà le hic, cette abondance risque de tuer notre pouvoir créateur en le diluant dans un trop grand nombre d'essais culinaires. Avant même d'avoir épuisé la saveur de nos produits régionaux, nous risquons de payer à l'exotisme un tribut trop lourd pour nos moyens. Au milieu de tous ces étalages de produits étrangers, nous risquons de choisir et surtout de réunir des ennemis irréconciliables, en oubliant que les recettes étrangères obéissent à des lois et à des traditions tout aussi définies que celles de l'omelette au thon de Brillat-­Savarin.

Une certaine cuisine chinoise est née en Amérique des fantaisies de je ne sais quel cuisinier sans génie qui a créé un monstre en croyant imiter un modèle exquis.

Ne parlons pas de la cuisine américaine! Ou plutôt, parlons‑en! On se demande quel génie malfaisant a un jour ouvert la boîte de Pandore de la gastronomie en Amérique! Toujours est‑il que les pauvres cuisinières américaines en sont encore à essayer de remettre péniblement ensemble les ingrédients, épices et aromates qu'une expérience millénaire avait mariés. Elles n'ont pas encore réussi à faire la synthèse; aussi confondent‑elles le sucre avec le sel, et bien d'autres choses encore, et j'en sais une qui, avec un sourire, enduit son poulet de miel, de tomates concentrées et de beurre d'arachides avant de le mettre à braiser. Mânes de Brillat‑Savarin, baillon­nez votre maître!

On en vient à rêver à la petite ferme des aïeux, avec ses poules, ses dindons, ses vaches, son cochon, son jardin potager et ses baies sauvages; univers étroit de saveurs sans cesse renou­velées par leur fraîcheur et leur authenticité et par l'imagination créatrice de recettes mille fois éprouvées, et sans cesse retrouvées.

L'habitude d'essayer un nouveau plat, exotique de préférence et préparé avec des condiments dont on connaît mal et l'usage et la force, souvent altérés par le voyage et le temps, a remplacé l'art du plat mijoté, sans fin repris et amélioré jusqu'à ce qu'il ait, d'approximations en approximations, atteint sa saveur suprême, parfaite. “Ces plats à ravir la pensée”, dont parle Balzac.

Notes :

1 On a retrouvé des débris de poterie de la période néolithique.
2 Ovide, L'art d'aimer, Nouvel Office d'Éclition, 1963, p. 129.
3 Homère, L'Odyssée, chant I, Livre de Poche, p. 45.
4 Sigrid Undset, Christine Lavransdatter, “La Femme”, Stock, 1948, p. 28.
5 “Le Roman de Jaufre”, dans Les Troubadours, Desclée de Brouwer, 1960, pp. 65, 67.
6 Zoé Oldenbourg, La Pierre angulaire, Gallimard, 1953, p. 123.
7 La marée: poisson de mer qui n'est pas salé (Littré). Dans le contexte, il semble bien que la marée désigne tout le marché de poisson qui était livré à Paris tous les jours.
8 Lettres choisies de Mme de Sévigné, Hatier, 1927, p. 124.
9 Sait‑on qu'il n'y a rien à ajouter, ni à retrancher, à la diète mise au point par Brillat pour les obèses?
10 Brillat‑Savarin, Physiologie du Goût, Lemerre (éd. non datée), p. 155.
11 Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, Acte II, scene IV.
12 The Horizon Cookbook, American Heritage Co., 1968,p.683.
13 Balzac, Le Cousin Pons, Fernand Hazan, 1950, pp.102, 103, etc.
14 La Bruyère. Les Caractères, Classiques Garnier, 1960, p. 292.
15 Soljenitsyne, Une journée d'Ivan Denissovitch, Union Générale d'Éditions, 1970, pp. 68, 97, 149, 164‑165.
16 Marcel Aymé, Le chemin des écoliers, Livre de Poche, 1966, p. 12.
17 George Orwell, 1984, Gallimard, 1950, p. 243.
18 Brillat‑Savarin, op. cit., p. 247.

 

 


 

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