Greta et la phalange mondiale des enfants

Jacques Dufresne

Le mouvement vu de loin : depuis 1971, plus précisément depuis un colloque de la revue Critère sur l'environnement où un expert en matière de pollution par le bruit, G.J.Thiessen avait prédit que l’infantilisme des citoyens serait la cause de bien des atteintes à la biosphère. Or, voici que ce sont les enfants qui, aujourd'hui, rappellent ces citoyens à leurs responsabilités.

L’enfant, disait en substance Thiessen,  « pleure quand il a faim ; il est satisfait aussitôt qu’il a mangé. Il n’est pas du tout préoccupé par le fait qu’il pourrait très bien n’avoir rien à se mettre sous la dent le lendemain.»[1] À la même époque, le philosophe Olivier Reboul, nous rappelait que l'infantilisme c'est notamment «l’inaptitude à s’abstraire du présent, à vouloir les moyens des fins que l’on désire, à se soucier des conséquences réelles, c’est-à- dire lointaines, de ses actes, ce qui ramène ceux-ci au niveau ludique.»[2]

Les enfants auraient-ils donc renoncé à leurs jeux ? Greta et, à sa suite, une phalange mondiale d'enfants, rangent en effet leurs jouets pour donner à leurs parents des leçons de maturité et de responsabilité. Partout dans le monde Greta provoque les mêmes jugements extrêmes et opposés : Jeanne d’Arc pour les uns, Cassandre pour les autres. De chaque côté, la liste des superlatifs s’allonge et toutes les grandes questions de l’histoire de l’humanité, tous les tons, tous les genres littéraires se retrouvent pêle-mêle dans le débat. Passions et idées, tous les ingrédients des guerres de religion y semblent rassemblés, mais il s’agit peut-être de ce que les ethnopsychiatres appellent mouvement de libération mythique, d’une surchauffe sans lendemain, au terme de laquelle le système en place se trouve renforcé.

Un départage s’impose.  Il faut remonter à la Genèse : voici l’humanité chassée du paradis terrestre par les efforts mêmes qu’elle a faits pour s’y installer. C’est du moins ce que ressentent des enfants nés dans la crainte, scientifiquement justifiée, du réchauffement climatique et des autres formes de pollution. Le sacré est en cause et ceux qui s’en indignent au nom de la raison devraient se poser à eux-mêmes la question suivante : ce sacré apocalyptique n’est-il pas l’envers inévitable de la sacralisation du progrès technique. À l’école, on élève les mêmes enfants dans le culte du robot. Et ces enfants ont tous vu des films où des robots font la loi sur une terre désertifiés par la pollution.

On reste proche du sacré quand on soulève la question de la limite dans le sillage des plus grands philosophes de l’antiquité comme dans celui des biologistes et des physiciens contemporains les plus éclairés. La nature a horreur de la démesure. Or, la croissance exponentielle, devenue le dogme central de la civilisation mondiale est une institutionnalisation de la démesure. Le seul fait que l’on brûle en un an l’énergie fossile que la vie à mis des centaines de milliers d’années à enfouir sous terre sous forme de carbone est une démesure qui, abstraction faite des effets mesurés du réchauffement climatique, justifierait une crainte révérencielle. Mais il faut bien nourrir ces humains auxquels la même énergie a permis de se multiplier. En devenant homo deus, homo sapiens savait-il à quelles contradictions il s’exposait, dans quelles responsabilités il s’engageait ?

Ceux qui sont nés entre 1940 et 1970 ont non seulement dilapidé l’énergie fossile accumulée dans le passé, mais on peut dire aussi qu’ils ont puisé une grande partie de leur force morale dans des traditions qu’ils ont malmenées en même temps qu’ils s’en nourrissaient. Dans le même mouvement, ils ont hypothéqué l’avenir sur ces deux plans. Faut-il s’étonner que nos petits-enfants nous demandent de rendre des comptes?  Notre unique excuse sera de leur avoir transmis un savoir susceptible de se transformer de science conquérante en science réparatrice. Leur avons-nous aussi transmis les sources d’inspiration et de force morale qui rendront cette métamorphose possible?

Les adultes d’aujourd’hui présentent bien des signes d’infantilisme. Plusieurs oscillent entre quatre jouets : la voiture de luxe, la moto, la motoneige, la maison mobile et au lieu de faire preuve d’autorité à l’égard de leurs petits, ils mettent tout leur honneur à éviter de les contrarier. Faut-il exclure l’hypothèse que poussés vers l’angoisse par cet infantilisme de leurs parents, les enfants du monde entier veuillent remplir le vide de l’immaturité?

Mais ils ne deviendront pas magiquement adultes par cette opération. Comment interpréter un tel mouvement qui se complique du fait qu’outre les enfants inquiets, il attire divers groupes de personnes qui s’estiment exclues de la tendance dominante de leur société? Bien des hypothèses viennent à l’esprit. L’enfant roi serait-il devenu effectivement le roi? Un conflit de générations succéderait-il aux guerres entre adultes ennemis? L’apocalypse man made entraînerait-elle une plus grande frayeur que l’ancienne? Un plus grand besoin de distractions festives?  Où s’arrête la saine et nécessaire lucidité, ou commence l’alarmisme morbide? Est-il seulement possible de modifier radicalement le cours d’une histoire si bien engagée dans une direction? Nous examinerons quelques-unes de ces hypothèses dans la prochaine Lettre de l’Agora.

 Sans réduire le phénomène à un mécanisme social trop simple pour être vrai, on peut prendre comme point de départ pour la réflexion le comportement collectif que les ethnopsychiatres ont appelé mouvement de libération mythique. Les analyses classiques de ce mouvement nous apprennent qu’il se produit chez des peuples opprimés, qui, sous la gouverne d’un chef charismatique, souvent fragile, vivent, mythiquement, une libération impossible dans la réalité. Rien de commun à première vue avec le mouvement actuel des enfants. L’analogie reste tout de même frappante, si l’on en juge par cette page d’un ouvrage intitulé Les mouvements de libération mythique.[3]

« Une certaine attitude, de défi, de "folie", (de la part du chef) exaspère ses adversaires et attire sur lui leur mépris ou leur haine, mais les fidèles y voient justement une preuve de sa vocation. Un trait remarquable est la disproportion flagrante entre sa faiblesse réelle et l'énormité de ses prétentions.

Le premier contact entre le prophète et son milieu d'élection a pour effet d'infuser à un petit groupe de gens "tranquilles et inoffensifs" un esprit d'inquiétude et d'effervescence intérieure. L'événement essentiel est alors la proclamation du message, du mythe qui cristallisera cette agitation. Dès lors commence la phase de "mouvement" proprement dit. Une scission brutale se produit dans le groupe entre les fidèles et les incrédules ; ces derniers sont exclus et l’agressivité se canalisera sur eux. L'agitation peut rester limitée au groupe originel, mais souvent elle déborde en dehors et peut se propager à de nombreux autres groupes (on estime qu'en 1889-1890, sur 100 000 Indiens qui vivaient aux Etats-Unis, 60 000 participèrent à la "danse des esprits"). L'agitation, l'enthousiasme, subissent ainsi une intensification qui atteint bientôt son acmé mais ne saurait s'y maintenir longtemps. Deux issues sont possibles : soit la transformation du "mouvement" en "institution" fixée avec son organisation et ses rites, soit une catastrophe subite qui brise le groupe et disperse ses adhérents. Mais on ne peut jamais affirmer que le mouvement ne subsiste pas à l'état latent et ne revivra pas plus tard.

Les thèmes proclamés par les mouvements de libération mythique sont d'une remarquable uniformité à travers le monde. Le mythe fondamental est celui du rétablissement prochain d'un ordre originel, plus imaginaire que réel, et qui parfois s'étend à la nature entière. Comme dans le poème de Gérard de Nerval:

 "Le temps va ramener l'ordre des anciens jours ; La terre a tressailli d'un souffle prophétique... "»

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] http://agora.qc.ca/documents/greta_thunberg_un_engagement_enracine

[3] Henri F.Ellenberger, Éditions Quinze, Montréal 1978.

 

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