Biographie de Talleyrand: 1. La Révolution

Jean-Baptiste Honoré Raymond Capefigue
Première partie de l'étude biographique consacrée à la vie et la carrière diplomatique de Talleyrand, par l'historien Jean-Baptiste Honoré Raymond Capefigue parue dans la réputée Biographie universelle, mieux connue sous le nom de son directeur, la Biographie Michaud. Capefigue ne fait pas partie du panthéon des grands historiens du XIXe siècle. Auteur terriblement prolifique, trop au dire des critiques pour être un historien consciencieux, son Histoire de la Restauration, en 10 volumes, signée: "Un homme d'État", demeure néanmoins un ouvrage incontournable sur cette époque.
Biographie de Talleyrand, par Jean-Baptiste H. R. Capefigue

1. La Révolution (de 1754 à 1797)
2. Le Consulat et l'Empire (de 1797 à 1813)
3. La Restauration (de 1813 à 1834)
4. Les derniers années (de 1834 à 1838)


Première partie: les premières années, la Révolution

TALLEYRAND Charles-Maurice; homme d,État et diplomate, mêlé si longtemps aux grandes affaires de l'Europe, naquit à Paris en 1754; il était issu des comtes de Grignol, princes de Chalais, qui se disaient une branche cadette des comtes souverains du Périgord, dont ils portaient le blason et poussaient le tri d'armes un peu orgueilleux Re que Dies.

Ce sera toujours une tâche considérable que d'écrire cette longue vie politique, de démêler la vérité à travers les pamphlets outrageants et les fades éloges d'académie; nous chercherons à conserver la liberté, la dignité de nos jugements historiques.

En naissant, Talleyrand reçut les prénoms de Charles-Maurice; confié aux soins d'une nourrice imprudente, il éprouva un accident qui le rendit légèrement boiteux. Dans la famille des Talleyrand, il y avait toujours deux grandes carrières ouvertes: l'épée et l'épiscopat. Charles-Maurice fut destiné a l'état ecclésiastique et placé au collège d'Harcourt, la plus noble institution universitaire: les études y étaient fortes, les élèves distingués; le jeune Talleyrand y contracte de vives amitiés qu'il retrouva dans sa longue existence.

Sorti du collège d'Harcourt, Charles-Maurice vint continuer ses classes au séminaire de St-Sulpice, puis en Sorbonne, où il fut confié aux leçons des abbés Manney et Bourlier (plus tard, après le concordat, il les fit nommer évêques de Trèves et d'Evreux). Les études du jeune abbé furent très-distinguées en théologie: il fut remarqué à St-Sulpice et en Sorbonne. Au milieu de sa vie si brillante, si active, Talleyrand aimait à dire qu'il devait à la théologie cette sagacité instinctive, cette mesure d'esprit et d'expression qui l'avaient fait remarquer dans le monde des grandes affaires. Il acheva ses études auprès de son oncle l'archevêque de Reims, illustre et vertueux prélat, à cette époque, hélas! où le haut clergé ne donnait pas l'exemple des qualités morales. Au XVIIIe siècle, il était de bon ton de méconnaître les pieux devoirs de l'état ecclésiastique pour devenir ce qu'on appelait ou abbé de cour.

[Évêque d'Autun]
Avec ces mœurs faciles et une sérieuse éducation. le jeune abbé de Périgord vint à Paris; il avait de l'esprit, une charmante élégance de formes, une certaine gravité dans sa démarche encore augmentée par sa légère infirmité. Parfaitement accueilli à Versailles, presque immédiatement nommé abbé de St-Denis, il fut élu agent général du clergé, fonction de finance qui mettait dans ses mains l'administration des biens considérables de l'Église de France. Ce fut ainsi qu'il connut le comte Calonne, brillant esprit, hardi dans les idées de crédit, homme de spéculations et de bourse; le contrôleur général remarqua dans le jeune abbé de Périgord une vive intelligence d'affaires, un besoin de hasard, et il se lia très-sérieusement avec lui. Talleyrand garda toute sa vie ce goût très-prononcé pour les spéculations; facile et prodigue dans ses dépenses, il lui fallait beaucoup d'argent pour balancer son budget de plaisir et de société, dont il s'était fait une habitude. De cette époque datent ses gracieuses liaisons avec mesdames de Buffon et de Flahaut; dans leurs salons spirituels, il connut le duc de Chartres (devenu duc Orléans), il se lia d'une assez vive amitié avec Mirabeau et le duc de Lauzun, cette société un peu anglomane qui aspirait aux changements politiques pour excuser sa vie de dissipation. L'usage étant qu'en sortant de la place d'agent général du clergé, on obtint un évêché: le jeune abbé fut nommé au siège d'Autun, qui donnait quatre-vingt mille livres de revenu et menait à l'archevêché de Lyon.

Revêtu du caractère sacré d'évêque, de Talleyrand ne mit pas plus de gravité dans ses mœurs; il resta un de ces prélats du monde, d'aristocratie, qui donnèrent l'exemple de plus d'un scandale à côté du pieux et austère clergé des paroisses et des campagnes. Toutes les liaisons sérieuses de l'évêque restèrent financières; il fut l'ami de Necker après l'avoir été de Colonne; et c'est tout empreint des nouveaux principes de philosophie et de politique qu'il fut élu député du clergé d'Autun aux états généraux de 1789. Il n'est pas besoin de dire que l'évêque fut de cette partie du clergé qui vint se réunir au tiers état, en entrant sans hésiter dans la voie des innovations. Il se prononça contre les mandats limités et fit prévaloir l'idée anglaise, d'un pouvoir exécutif exercé par des ministres responsables. Il fut nommé membre du comité de constitution; les rapports que fit alors l'évêque d'Autun sont philosophiques par la pensée et élégants par l'expression; on les attribuait à l'abbé Desrenaudes, son grand vicaire, ou à Chamfort, l'académicien; nous n'approuvons pas ce système de dénigrement littéraire qui entête à un homme le mérite et la responsabilité de ses œuvres. De Talleyrand avait assez d'esprit et de tenue pour écrire ses rapports avec convenance et facilité.

[L'Assemblée constituante; les décrets contre l'Église]
L'évêque d'Autun, toujours lié aux idées de Necker, prépara les éléments du projet de décret qui donnait les biens de l'Église comme garantie aux créanciers de l'état; nous n'avons pas à examiner l'idée financière en elle-même; toutefois, il fut très-peu consenable à l'ancien agent général du clergé de livrer à l'état la fortune, le patrimoine de son ordre. L'évêque s'habituait à ce système de toute sa vie qui consistait à peu s'inquiéter de la moralité des actions devant le but d'utilité publique. À cette époque, de Talleyrand, mêlé à tous les débats de l'Assemblée constituante, s'était épris de son œuvre; il fit l'éloge du nouveau contrat social de 1791 avec enthousiasme:
    Vous n'aviez, s'écria-t-il, que des états généraux, ô Français, vous avez maintenant une assemblée nationale; elle ne peut plus vous être ravie. Des ordres nécessairement divisés et asservis à d'antiques prétentions, y dictaient les décrets et pouvaient arrêter l'essor de la volonté nationale; les ordres n'existent plus, tout a disparu devant l'honorable qualité de citoyen. Une féodalité vénatrice, si puissante encore dans ses derniers débris, couvrait la France entière: elle a disparu sans retour. Vous étiez soumis dans les provinces au régime d'une administration inquiétante, vous en êtes affranchis. Des ordres arbitraires attentaient à la liberté des citoyens, ils sont anéantis. Les droits des hommes étaient méconnus, insultés depuis des siècles; ils ont été rétablis dans cette déclaration, qui sera le cri éternel de guerre contre les oppresseurs et la loi des législateurs eux-mêmes.

Cet enivrement pour la constitution de 1791, il le manifesta hautement à la face du soleil dans la fête de la fédération du 14 juillet; l'évêque d'Autun y célébra la messe en présence des députations de tous les départements, de l'Assemblée nationale, du roi et de la reine; il fut assisté des deux abbés Louis et Desrenaudes. On dit que, durant la célébration du saint sacrifice, de Talleyrand fit un échange, avec l'abbé Louis, de bons mots et de petites impiétés; nous ne croyons pas à ces calomnies de pamphlet. De Talleyrand garda toujours les convenances; on lui attribua plus de mots qu'il en fit jamais; il n'avait pas besoin de railler la religion au moment des plus grandes épreuves pour le clergé de France. L'Assemblée venait de voter la constitution civile; l'évêque d'Autun n'hésita pas à prêter le serment exigé, il exhorta même les ecclésiastiques de son diocèse à suivre son exemple: tous refusèrent. Evêque constitutionnel, en schisme ouvert avec le pape, de Talleyrand consacra plusieurs évêques élus par le peuple, dans l'église de l'Oratoire. Au reste il cessait de posséder l'évèché d'Autun, car la constitution civile du clergé donnait un évêque à chaque département, élus comme de simples fonctionnaires. Un bref du pape prononça l'excommunication contre tous les membres du nouveau clergé. À ce sujet on fit circuler un petit billet railleur de l'évêque excommunié, fort goûté parmi les philosophes de l'Assemblée constituante: «Vous savez la nouvelle (écrivait-il au duc de Lauzun), l'excommunication, venez me consoler et souper avec moi. Tout le monde va me refuser le feu et l'eau; ainsi nous n'aurons ce soir que des viandes glacées et nous ne boirons que du vin frappé..» C'était l'esprit du temps.

Le duc de Lauzun (Biron), élégant et beau gentilhomme, faisait partie de cette grande noblesse: les Montesquiou, tes Montmorency, les la Rochefoucauld, qui s'étaient jetés dans les idées d'innovation; tous aspiraient à promulguer une sorte de constitution anglaise. Les uns voulaient un gouvernement avec les deux chambres: les lords et les communes; les autres allaient plus loin: ils marchaient à un changement de dynastie, à une révolution de 1688, en plaçant le duc d'Orléans sur le trône. Ce dernier parti fut un moment conduit par Mirabeau, avant son traité secret avec la cour. Le comte de Mirabeau avait eu des rapports avec de Talleyrand; durant le ministère de de Calonne, l'abbé de Périgord avait contribué à lui obtenir une mission secrète pour Bedia; ils s'étaient brouillés par des indiscrétions, puis raccommodés, car entre eux il existait de grandes sympathies; un certain mépris pour les lois éternelles de la morale, un dédain pour ce qu'ils appelaient les préjugés vulgaires, les petites idées de vertu. Ils avaient un besoin de fortune acquise à tout prix: les grands talents n'excusent pas les mauvaises actions, pas plus que la beauté n'excuse la licence des mœurs. On s'est trompé quand on a dit que de Talleyrand donna sa démission d'évêque d'Autun; par le fait de la constitution civile du clergé, nous le répétons, cet évêché avait été supprimé. Il fut un moment question de l'élire archevêque de Paris, il eut le bon sens de refuser; il vit que la hiérarchie ecclésiastique était finie; il accepte la place d'administrateur du département de la Seine, se sécularisant ainsi par le fait. Aux yeux de la discipline de l'Église, le caractère de prêtre restait pourtant indélébile.

Dans une séance solennelle de l'assemblée nationale, de Talleyrand vint lire le discours de Mirabeau sur les droits du testament et des successions, qui lui avait été confié par le mourant, éloquente déclamation contre l'autorité paternelle. De Talleyrand récita d'enthousiasme cette harangue hardie; il parla de l'immense proie que la mort venait de saisir (Mirabeau); il fit décréter le Panthéon pour l'illustre orateur et l'homme d'État si corrompu. Sur la proposition de Pastoret, l'église récemment achevée de Ste-Geneviève fut consacrée aux grands hommes par la patrie reconnaissante.

[Les missions de Londres]
Après la Constitution de 1791, de Talleyrand commença sa vie diplomatique dans une première mission en Angleterre, et voici à quelle occasion. La fraction constitutionnelle de l'Assemblée législative, maîtresse du conseil du roi Louis XVI, en présence de la coalition menaçante. voulait s'assurer la neutralité de l'Angleterre et l'assentiment de la Prusse. De Talleyrand reçut une mission pour Londres, en même temps que le duc de Lauzun partait pour Berlin. Tout en négociant au nom du roi Louis XVI, de Talleyrand devait également étudier les chances d'une révolution de 1688 en France, déjà favorablement acceptée par les whigs. Si le duc d'Orléans manquait d'énergie, ses amis avaient plus de courage que lui, et un parti déjà se formait qui rationnellement soutenait qu'il n'y aurait jamais sincèrement d'alliance entre l'autorité et la liberté que par un changement de dynastie en France, comme cela avait eu lieu en Angleterre. Ceci était la négociation secrète. L'ambassadeur dut se borner publiquement à remplir les instructions de Louis XVI sur la possibilité de maintenir la neutralité anglaise. La correspondance de Talleyrand, d'une rédaction parfaite, est encore déposée aux affaires étrangères. Si l'on en croit le témoignage de Morris, le parti constitutionnel de l'assemblée faisait les plus grands sacrifices pour acheter cette neutralité anglaise; il était même question de la démolition du port fortifié de Cherbourg.

De Talleyrand avait cherché son appui dans le parti whig, et Pitt, le chef des tories, rejeta toutes ses propositions. L'ambassadeur forma des relations fort étroites avec Fox, qu'il retrouva à toutes les époques de sa vie. Ce n'est qu'en 1814 qu'il fit sa paix avec les tories. Quand il revint à Paris, l'état des esprits s'était bien empiré. Les constitutionnels avaient espéré rétablir l'ordre, maintenir le gouvernement monarchique avec Louis XVI pour roi; ainsi ne l'avaient pas voulu les Jacobins, esprits audacieux, mais logiques, qui n'avaient pas fait une révolution pour la contenir sous une couronne. Les pouvoirs de la commune avaient grandi et les clubs demandaient hardiment, avec l'aide de la licence de la presse, la déchéance de Louis XVI. Les constitutionnels avaient déchaîné la multitude sans s'être assuré des moyens de la combattre. L'Assemblée législative était sous ces impressions; la majorité était bonne, mais une minorité ardente devait bientôt la dominer; cela se voit souvent dans les assemblées: les majorités sont impuissantes devant certains désordres des minorités.

Paris offrait, en 1794, le spectacle de toutes les licences; les mauvaises mœurs aidaient les mauvaises actions: bals, cercles, maisons de jeux, il semblait que l'on s'empressât de s'enivrer de sensualisme avant les grandes expiations des échafauds. Les gentilshommes de l'ancien régime, qui n'avaient pas émigré, gardaient les mœurs de la régence; ou dépensait beaucoup; les assignats étaient faciles; les uns pensionnés par la cour, les autres par le duc d'Orléans: fêtes de nuit au Raincy, à Monceaux. au Palais-Royal. De Talleyrand fut mêlé à ces petites orgies, à l'agiotage des assignats comme aux intrigues politiques; il n'eut pas assez soin de sa dignité, il s'accoutuma à voir l'excuse de tout dans le besoin et le succès. Membre du département de la Seine, il voulait assurément le maintien de l'ordre; le mouvement jacobin emportait bien loin ces idées. La journée du 20 juin fit une impression très vive sur les sages esprits, impression bientôt secouée à l'aspect du drapeau rouge. Le séjour de Paris devenait difficile à de Talleyrand; la vie diplomatique lui convenait surtout; il accepta avec joie une seconde mission en Angleterre, celle-ci sans titre officiel (car la constitution ne permettait pas qu'un membre de l'Assemblée pût occuper un poste politique avant quatre ans accomplis après la fin de son mandat). Le titre officiel d'ambassadeur fut donné au jeune marquis de Chauvelin; l'agent réel était de Taileyrand; le but de la mission était encore d'éviter la déclaration de guerre de la Grande-Bretagne; la coalition était alors en pleine marche. Pitt, tout-puissant, obtenait des subsides contre la France; le marquis de Chauvelin proposait toute concession pour éviter une rupture. La mission de Talleyrand trouva des obstacles de deux espèces parmi les émigrés et les radicaux. Les émigrés regardaient avec colère et mépris un évêque de France, un gentilhomme de grande race qui avait oublié son nom et trahi son roi. Les Jacobins avaient bien d'autres projets que ceux du parti constitutionnel; il ne s'agissait pas pour eux de traiter avec l'Angleterre, mais de bouleverser ses institutions, de renverser son aristocratie; le sol britannique était couvert d'affiliations jacobines, toutes avec le dessein formel de renverser Pitt et même la royauté anglaise.

La situation de Talleyrand et du marquis de Chauvelin était donc fort mauvaise; ils durent quitter l'Angleterre sur l'incitation officieuse de Pitt. Revenus à Paris, ils annoncèrent à leurs amis politiques que la neutralité de l'Angleterre ne pouvait s'obtenir, et que son cabinet, nécessairement à la tête de la coalition, ferait une guerre à la outrance.

Le sol tremblait alors: au 20 juin avait succédé le 10 août; la commune de Paris, maîtresse du gouvernement, agissait avec violence. Si l'on en croit les amis de Talleyrand, ce fut par l'appui de quelques commis des affaires étrangères qu'il se procura un passeport avec une mission relative aux poids et mesures; selon une version plus vraisemblable, ce fut par le tout-puissant Danton qu'il obtint ce passeport. Chef du gouvernement de la commune, avec de fortes idées politiques, Danton voulait avoir un habile explorateur en Angleterre, un agent toujours prêt à parier d'un rapprochement ou de la neutralité, afin d'isoler la Prusse et l'Autriche. Cette mission plaisait à de Talleyrand, qui mit toujours une grande insistance à constater qu'il n'avait jamais émigré, d'abord pour arrêter la confiscation de ses biens, ensuite parce qu'il gardait une rancune profonde des mépris dont l'émigralion l'avait accablé. À Londres, de Talleyrand tâta le terrain, et, avec sa sagacité accoutumée, il sût bien qu'il n'y avait rien à espérer pour la neutralité. La guerre fut déclarée par le ministère Pitt, après la mort de Louis XVI, avec un acharnement et une popularité dont il n'y avait pas d'exemple dans l'histoire. Tous les Français suspects furent invités à quitter l'Angleterre; de Talleyrand envoya en vain au ministère anglais une déclaration formelle qu'il s'était démis de toute fonction, de toute qualité; qu'il n'était plus qu'un simple citoyen réclamant le bénéfice des lois anglaises: l'alien bill était voté. De Talleyrand resta quelque temps encore en Angleterre, en butte aux sarcasmes, aux accusations de la noblesse émigrée; on. ne peut dire toutes les épigrammes, tous les pamphlets alors dirigés contre lui; les partis ne se les épargnent jamais:
    Sans savoir, sans talent, beaucoup de suffisance,
    Sous Calonne à la bourse escroquant dix pour un;
    Et dans son vieux sérail outrangeant la décence,
    Tel on vit autrefois le pontife d'Autun.
    Plus heureux aujourd'hui, sa honte est moins obscure.
    Froidement du mépris il affronte les traits;
    Il conseille le vol, enseigne le parjure,
    Et sème la discorde en annonçant la paix.
    Sans cess on nous redit qu'il ne peut rien produire,
    Et que de ses discours il n'est que le lecteur.
    Mais ce qu'un autre écrit, c'est lui seul qui l'inspire.
    Et l'on ne peut du moins méconnaître son cœur.

[L'exil en Amérique]
Enfin, sur l'invitation expresse du ministère britannique, de Talleyrand dut quitter l'Angleterre, et il choisit l'Amérique pour le lieu de son exil. ll s'embarqua sur un vaisseau de commerce; il eut besoin d'énergie, car la traversée fut difficile; le mal de mer ne lui laissa pas un moment de repos. Il craignait d'être enlevé par quelque frégate française, et on dit même qu'il se déguisa en cuisinier pour échapper à l'examen des papiers de bord; il ne se crut sauvé qu'en débarquant à Philadelphie. Un moment Talleyrand se transforma avec beaucoup d'intelligence; le diplomate devint commerçant, industriel; il avait toujours aimé la spéculation. On doit reporter à son séjour aux Etats-Unis la rédaction des deux mémoires remarquables sur les questions de droit maritime que la guerre pouvait soulever; ils furent plus tard lus à l'Institut.

Après le 9 thermidor et la chute de Robespierre, la société française s'était jetée presque en folle vers une réaction d'oubli et de plaisir: la révolution en était à sa régence. Le Directoire ouvrit ses salons bientôt remplis de gentilshommes déclassés sous l'impulsion du comte de Barras, noble comme les rochers de la Provence. Cette noblesse, il est vrai, était un peu trempée de sang, mais enfin elle n'avait pas perdu son caractère rieur, ses façons Richelieu: on dansait, on jouait, on agiotait avec frénésie, le caractère français emportait la révolution vers les habitudes de l'ancien régime. Il s'était formé dans les conseils des Anciens et des Cinq-Cents un grand parti que dirigeaient madame de Staël, Chénier, Daunou, Sieyès, et c'est à ce parti que de Talleyrand s'adressa pour obtenir son rappel en Le général vint à Paris, et le ministre l'entoura de fêtes, l'on pourrait dire d'adulations. Ce fut dans les bureaux des affaires étrangères que l'on recueillit avec beaucoup de soin les documents sur l'expédition projetée en Égypte, et ils étaient nombreux. Le duc de Choiseul, sur l'ordre de Louis XV, après la guerre de 1765, avait ordonné des expéditions scientifiques et commerciales en Égypte; la France, à cette époque, aspirait déjà à la possession ou au moins à une domination morale sur l'Égypte. Louis XVI avait développé cette idée, et de nombreux travaux existaient dans les archives des affaires étrangères. De Talleyrand put fournir au général les plus intimes documents, service qui ne fut jamais oublié. L'expédition d'Égypte n'était qu'un épisode et le retour du général Bonaparte toujours espéré. Devinant la chute prochaine du Directoire, de Talleyrand s'en sépara après la petite révolution du 9 prairial, lorsque le parti jacobin, développant ses forces, voulut donner une tendance plus énergique à la révolution; or cette recrudescence jacobine n'avait pas raison d'être et ne trouvait pas d'appui. En politique, de Talleyrand n'avait ni parti pris ni scrupule, il marchait généralement avec les vainqueurs; il se fût associé aux triomphes du 9 prairial comme à ceux du 18 fructidor, s'il avait cru à la longue durée du Directoire reconstitué. Il se retira donc du ministère pour ne pas être écrasé sous des ruines.

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