Victor Hugo

Fernand Gregh
Parler de Victor Hugo, aujourd'hui et à cette place, est un honneur périlleux. Quand paraîtront ces pages, son nom éclatant, à la fois latin et saxon, où, comme dans son oeuvre, se heurtent avec un fracas harmonieux le nord et le midi, la Germanie et la Méditerranée, aura déjà rempli pendant une semaine les journaux et les rues de sa sonorité impérieuse; et le lecteur fatigué demandera du nouveau à qui viendra l'entretenir encore du grand homme. Or que dire sur Victor Hugo qui n'ait déjà été dit? J'y veux tâcher moins que personne. J'essaierai d'être original par la seule méthode, si c'est être original que d'avoir du bon sens, - lequel, il est vrai, semblait à Descartes « la chose du monde la moins bien partagée », -et, par exemple, en Victor Hugo, de considérer surtout le poète.
On a publié depuis quinze ans sur Napoléon des livres 'innombrables, où il apparaît sous les aspects les plus divers; on nous a présenté tour à tour Napoléon juriste, Napoléon administrateur, Napoléon écrivain. M. Frédéric Masson nous a révélé Napoléon amant; et M. Arthur, Lévy Napoléon bourgeois. En lisant ces intéressants ouvrages, on n'oublie qu'une chose, c'est que Napoléon fut un grand capitaine, un homme qui gagnait des batailles avec de l'infanterie, de la cavalerie et de l'artillerie, qui calculait des distances topographiques et résolvait des problèmes d'intendance. De même pour Hugo. On nous a montré, on nous montrera en lui le républicain, le patriote, le Latin, le représentant de l'humanité; et la foule qui verra passer les carrosses de gala au Panthéon n'oubliera peut-être qu'une chose : c'est que le grand homme fut un grand poète, un homme qui écrivait en vers, qui mettait du noir sur du blanc en lignes inégales, un homme qui méditait une épithète et risquait une rime, qui maniait les mots et les rythmes comme d'autres le pinceau ou l'ébauchoir, un grand poète comme Delacroix est un grand peintre, comme Rodin est un grand sculpteur.
Au lieu de tracer autour de Victor Hugo des cercles toujours plus vastes, mais toujours plus distants aussi, nous tâcherons de percer tout droit jusqu'au centre même, qui, chez lui, est le poète. Il est de plus grands romanciers ou de plus grands dramaturges; il est, à plus forte raison, des penseurs plus profonds ; il fut des hommes d'État plus perspicaces. Il est peu d'aussi grands poètes, il n'en est pas de plus grand.
Oui, Balzac et Flaubert, pour ne citer que les morts, ont fait des romans qui dépassent _ ou égalent les Misérables et Notre-Dame de Paris. Le théâtre de Corneille, de Racine et de Molière est supérieur à Hernani et à Ruy Blas. Celui même de Musset, au XIXe siècle, est plus humain que celui de Hugo. Il fut un politique chancelant et sans action véritable, et un philosophe qui, s'il n'est pas aussi vain qu'on se plait à le dire, n'est pas substantiel comme il le croyait. Mais nul poète, en son siècle et dans les autres siècles, n'a fait de plus beaux vers. Nul poète n'a tiré de la lyre de plus magnifiques harmonies.

Avant d'étudier l'oeuvre lyrique de Hugo, faut-il parler de sa vie et de son caractère? On a dit que sa vie privée et publique n'était pas le modèle de la constance, et que son caractère ne fut pas toujours à la hauteur de son génie. Mais quoi! Hugo se donnait-il pour un saint? Non. Eh bien! alors permettez-lui d'avoir été un homme. Vous êtes peut-être pareil à lui, vous qui le lui reprochez ; seulement vous n'êtes pas Hugo. C'est pourquoi l'on ne s'en aperçoit pas. Ne lui en veuillez pas de vous ressembler : c'est un grand honneur qu'il vous fait. M. Edmond Biré, en des volumes fort amusants d'ailleurs, a sué sang et eau pour prendre Hugo en flagrant délit de mensonge ou d'intrigue. Il a studieusement accumulé les dates, les citations, les comparaisons de textes et de contextes, pour un piètre résultat. J'aime assez, s'il faut le dire, son courage: il y a un certain héroïsme à se poser de façon aussi nette en Zoïle. Les livres de M. Biré sont d'ailleurs pleins de documents que nous n'aurions pas été rechercher dans les papiers d'alors : la haine est parfois aussi utile que l'amour. Mais que prouvent, en somme, ces copieux volumes contre Hugo? L'oeuvre seule importe. Pindare était peut-être un mauvais confrère, et Homère, s'il a existé, un faux aveugle qui spéculait sur la charité publique. Cela ne les empêcherait pas d'avoir fait les Odes et l'Iliade.

Une des choses qu'on reproche le plus communément à Hugo, c'est son immense orgueil. Ce grief n'est plus même injuste, il est bouffon. Peut-on reprocher à Napoléon ou à Victor Hugo de n'avoir pas la modestie qui siérait à un sous-lieutenant d'artillerie ou à un poètereau? Ces grands hommes se jugent eux-mêmes, avec la même intelligence qu'ils jugent les autres, et, plaçant les autres dans l'ensemble du monde, ils s'y placent tout pareillement. Il faudrait précisément qu'ils ne fussent pas eux, pour ne pas sentir ce qu'ils valent. Et ils en conçoivent une fierté naturelle qu'on ne doit pas leur reprocher, car elle adoucit à peine les tristesses de leur solitude. Il y a toujours une victime en tout élu. C'est ce que Vigny a si bien montré dans son Moïse. Laissons aux Moïses l'orgueil d'avoir vu Dieu : ils en sont pâles à jamais. Ne demandons pas aux grands hommes, qui se savent tels, de faire semblant de ne pas le savoir. Ne leur demandons pas, sous prétexte de modestie, je ne sais quelle hypocrisie gauche. Et donnons-leur, nous, l'exemple d'une modestie non feinte, en sentant auprès d'eux que leur orgueil est légitime. Au surplus, si Hugo a exécuté quelques palinodies,

L'homme absurde est celui qui ne change jamais,
La vie est plus forte que tous les principes et plus large que tous les partis; et dix-huit ans d'exil supportés patiemment ont racheté ce qu'il y avait eu d'un peu soudain dans
ses volte-faces. De cet exil, la troisième République l'a payé avec usure. C'est à lui qu'il a dû son immense popularité, plus encore qu'à son oeuvre. Soit; mais sans cette guerre inopinée de 1870, il aurait pu mourir à Guernesey. Si Hugo avait fait un calcul, c'était un calcul assez aléatoire pour qu'il équivalût au désintéressement ; il ne faut pas lui reprocher d'avoir eu de la chance. Et, ses évolutions politiques mises à part, quelle grandeur un peu âpre, moins aimable qu'imposante, mais émouvante tout de même, n'y a-t-il pas dans son labeur continuel, dans sa probité d'art jamais en défaut 1 De quelle fierté il fit preuve devant l'insuccès ! Comme il a dignement supporté l'échec des Burgraves ! Et comme, à la fin de sa vie, il a montré un instinct toujours plus profond de la liberté et de la vérité, un appétit de la lumière toujours plus vif, un amour toujours plus tendre du peuple et de l'humanité ! Comme il a bien crié : indulgence, pardon, pitié ! Comme il a bien été le prêcheur des amnisties et l'adversaire des guerres ! Comme les grandes causes qu'il est facile de railler àdistance, mais où se révèlent les points douloureux de la conscience humaine, ont trouvé en lui un champion généreux ! On a beau résister d'abord, on finit par se laisser aller à l'élan qui entraîne la vie de Hugo

Et l'on sent bien qu'on est emporté vers l'azur !

Voilà ce que sentait confusément le peuple noir et bourdonnant qui se pressait autour de l'Arc de Triomphe dans les jours fameux où le corps du grand poète était exposé sous la voûte sublime. Vision ineffaçable, passé récent qui est déjà de l'histoire lointaine! C'était en mai. Le délicieux printemps parisien flottait dans les rues. Les marronniers des promenades étaient fleuris comme de gros bouquets; la joie de vivre était si forte que la mort même semblait sourire. Un flot de peuple, joyeux malgré lui du beau jour férié, déferlait toujours plus dense vers l'Arc de l'Étoile. Les pas innombrables soulevaient la poussière, le vent bruissait dans les feuilles des arbres, un murmure religieux sortait de cent mille bouches.Les cavaliers de la garde républicaine, immobiles comme des statues équestres, entouraient la place déserte. Et sous la voûte, en plein air, dans le beau soleil tiède, le catafalque noir se dressait, petit et grand à la fois, au croisement des quatre brises qui s'engouffraient sous la voûte, par les quatre porches de l'arc immense. Attaché au fronton de pierre, un long voile de crêpe palpitait dans l'azur. Et le vent qui le faisait flotter par moments, et qui, venu de très loin par l'avenue de la Grande-Armée, passait sous l'Arc avant de le gonfler, semblait le vent même de la gloire. Quelque chose d'héroïque sortait de ce spectacle triomphal et funèbre ; et l'on songeait à Rome...

Qu'on me permette un souvenir personnel : j'étais enfant, j'avais voulu passer devant le corps de Victor Hugo, dont le nom était aussi merveilleux pour moi que celui de Virgile ou d'Homère. Après une longue attente, je défilai avec la foule devant le catafalque écrasé de couronnes, diminué par la pompe même qui l'entourait. Le temps étant compté, il fallait presser le pas. Et moi qui espérais naïvement contempler Hugo couché dans son cercueil! Je dus me hâter sans rien voir, un peu déçu... Mais le lendemain, quelle revanche de l'enthousiasme ! J'avais acheté une anthologie poétique de Victor Hugo : je revois encore le petit livre rouge avec les initiales V. H. autographiées sur la couverture, de cette écriture si caractéristique, vigoureuse, un peu lourde. C'est là que j'ai lu pour la première fois la Tristesse d'0lympio, Mil huit cent onze, Butin et Booz, la Rose de l'Infante, la scène des portraits d'Hernani, l'apostrophe de Ruy Blas aux ministres, que sais-je ! Je lus, je dévorai tout en deux jours. C'était un monde qui s'ouvrait. Pour un enfant sensible aux vers et avide d'en lire, qui avait dû contenter sa fringale jusqu'alors avec de vagues Milles ou d'insuffisants Delavignes dans le « Feugère » et le « Merlet » traditionnel, c'était une révélation de la vraie poésie. Toute la lumière, tout le mystère, toute la musique, tout le pittoresque, - toute la beauté du monde me paraissait enclose en ce petit livre... Pendant quinze jours je fus comme ivre de poésie.
Certes, ils sont presque aussi doux que

Le premier oui qui sort des lèvres bien-aimées,

comme dit Verlaine,-aussi doux que les premiers rayons de la gloire, comme dit Vauvenargues, - les premiers vers qui viennent initier une âme ingénue à la beauté... Maintenant j'ai, selon le mot de Mallarmé, « lu tous les livres ». Mais au moment d'aborder l'examen de cette oeuvre même dont ce petit volume m'avait offert comme la fleur, je retrouve toute mon admiration enfantine; je n'ai presque rien à y retrancher, - et je ne m'en dédis pas.

Nous sommes les premiers à pouvoir juger véritablement l'oeuvre poétique de Victor Hugo : le dernier volume du Maître ne vient-il pas de paraître, gardé par la tendresse pieuse du vigilant Paul Meurice pour couronner d'une « dernière gerbe » le monument du Centenaire. A partir de mars 1902, il ne paraîtra plus de vers que Victor Hugo ait destinés à être publiés. Il meurt un peu pour nous une seconde fois.
Nous nous étions habitués à voir paraître périodiquement ses livres posthumes, comme venus de l'au-delà. Il semblait qu'il ne fût pas tout à fait mort, mais seulement très lointain, parti en voyage, ou en exil encore, dans quelque Guernesey de l'éternité, dans une île mystérieuse au milieu de la mort comme l'autre était au milieu de la mer. Mais enfin la voilà devant nous, tout entière, cette oeuvre immense.
Elle est elle-même l'Océan. Hugo a peut-être écrit quatre-vingt mille vers. Comment égaler un pareil sujet? On n'essaie pas d'étreindre l'Océan. On l'écoute chanter lame par lame, ou bruire, diminué mais total, au fond de ses coquillages. Ainsi ferons-nous. Nous écouterons déferler ses livres un à un, et nous approcherons parfois de notre oreille, afin d'y entendre toute l'âme du poète, quelques-uns de ses vers recueillis sur la grève, pour leur forme plus ample ou leur couleur plus écla-tante. Et si parfois c'est nous-mêmes que nous y entendons, nous ne nous en étonnerons pas. Si notre critique, pour employer les mots barbares qu'il faut, est plus souvent subjective et impressionniste qu'objective et dogmatique, si parfois nous racontons ici, suivant la phrase charmante d'Anatole France, « les aventures de notre âme au milieu des livres», nous y consentirons sans scrupule. Hugo lui-même eût approuvé cette manière de le louer. Ne dit-il pas dans la préface des Contemplations : « On se plaint quelquefois des écrivains qui disent « moi ». Parlez-nous de nous, leur crie-t-on. Hélas 1 quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? » Et, d'ailleurs, dans les conques sonores où l'on croit ouïr le murmure des vagues lointaines, ce qu'on entend battre, n'est-ce pas la musique de son propre sang ?

[...]

Les Feuilles d'Automne (1831) sont le premier recueil de Victor ,Hugo où son génie lyrique apparaisse nettement. Il commence à être en possession de lui-même. Les études clas-siques des Odes, les gammes chromatiques des Orientales, Cromwell, Marion de Lorme et Hernani, lui ont mis en main son instrument : il fait ce qu'il veut, Et l'amour, et la mort, et la gloire, qui l'ont ému tour à tour, ont changé en un poète le prestigieux versificateur qu'il était d'abord. Les Feuilles d'Automne sont le premier des quatre recueils (les Feuilles d'An tomme, les Chants du Crépuscule, les Voix intérieures, les Rayons et les Ombres) que Victor Hugo va donner, à intervalles égaux ou presque, en neuf ans, et qui - avec son théâtre plus retentissant, mais d'une moindre valeur - établiront définitivement sa renommée poétique. Plus tard, il sera encore plus grand, plus prodigieux, plus surhumain, dans les Contemplalions, dans la Légende des Siècles. il ne pourra pas être plus poète. Et l'on peut même éprouver un sentiment de prédilection pour ces vers moins étonnants, moins bruyants d'orages et éblouissants d'éclairs que certains vers des Contemplations ou de la Légende, plus simples, plus faciles, d'une muse plus pédestre par moments, mais aussi plus tendres, plus doux, plus clairs à l'oreille et plus amis de l'âme. Les Feuilles d'Automne, les Chants du Crépuscule, les Foix intérieures, les Rayons et les Ombres ont quelque chose de virgilien; les Contemplations, les Châtiments, la Légende, quel-que chose de dantesque (notez que l'une et l'autre inspiration sont latines). Les premiers sont du Victor Hugo blond aux cheveux de soie, à la figure imberbe, que nous montrent les portraits de Devéria et d'Alophe, tandis que les autres sem-blent déjà du vieux prophète broussailleux et barbu que notre enfance a vu passer tout blanc dans une apothéose.
A vrai dire, les vers des Feuilles d'Automne sont parfois très amollis encore de lamartinisme (les Méditations, le livre vraiment précurseur, qui est de 182o, remarquez-le bien, ont vraisemblablement fait beaucoup rêver Hugo). Et souvent aussi ils sont infectés, le mot n'est pas trop fort, de cette sen-timentalité bourgeoise et comme provinciale où Sainte-Beuve, le Sainte-Beuve de Volupté et de Joseph Delorme, très lié alors avec Hugo, avait cru trouver son originalité propre et, comme nous dirions, sa note bien à lui. Que cette influence très sensible n'étonne pas les admirateurs de Hugo, ni les amis de Sainte-Beuve prosateur qui sont réfractaires à sa poésie : Hugo a passé sa vie à prendre autour de lui et à magnifier tout ce que les autres créaient d'original ou de neuf. Ce n'était pas du plagiat. Il était si grand, si ample et d'une telle abondance naturelle qu'il retrouvait tout en lui. Nul doute, pour qui sait lire de près, que les Feuilles d'Automne, ce ne soient les Méditations orchestrées, que la Tristesse d'Olympio, ce ne soit le Lac de Lamartine, savamment polyphoné par le vers de Hugo. De même Ruth et Booz est inspiré du Livre mystique de Vigny. Le vers charmant d'L'Éloa:

La terre était riante et dans sa fleur première...

est le type du vers admirable de Ruth et Booz

La terre...
Était mouillée encor et molle du déluge.

De même la Légende des Siècles, c'est la Bible de l'Humanité de Michelet, reprise par Hugo qui avait fort admiré les Poèmes barbares de Leconte de Lisle. De même la Fin de Satan, c'est encore Éloa, et c'est la Chute d'un Ange. De même les Misérables, c'est les Mystères de Paris, d'Eugène Sue, et les Travailleurs de la mer, c'est la Mer, de Michelet, arrangée en roman. Plagiat ? non. Imitation? oui ; mais imitation féconde et originale, qui ajoute au modèle et le dépasse presque toujours. Ainsi Molière prenait jadis «son bien où il le trouvait ». Certains hommes inventent, d'autres mettent en oeuvre ; ceux-ci plus intéressants parfois, mais ceux-là plus grands. En art, les intentions ne comptent pas. Celui qui réalise est le vrai créateur : de l'idée à l'œuvre, il y a toute la distance de ce qu'on nomme proprement l'art.

Il est amusant et instructif pour l'histoire littéraire de surprendre Hugo en flagrant délit d'imitation, non plus de Lamartine ou de Vigny, ou encore de Chateaubriand, - dont Hugo, comme l'a découvert M. Brunetière, a mis en vers toute une page de prose dans les Odes et Ballades, - mais de Sainte-Beuve même. Lisez de près les Feuilles d'Automne : vous y trouverez certains vers prosaïques très voisins de ceux qu'alors Sainte-Beuve, - ce prosateur admirable en qui le- poète était mort si jeune qu'il était mort-né, - essayait de faire passer pour de la poésie nouvelle

Voitures et chevaux à grand bruit, l'autre jour,
Menaient le roi de Naple au gala de la cour.
J'étais au Carrousel, passant avec la foule
Qui par ses trois guichets incessamment s'écoule,
Et traverse ce lieu quatre cents fois par an
Pour regarder un prince ou voir l'heure au cadran.

Ne dirait-on pas, mieux faits, des vers de Joseph Delorme? Et la fin

Ainsi ce qu'en passant avait dit cette femme
Remuait mes pensers dans le fond de mon âme,
Quand un soldat soudain, du poste détaché,
Me cria : « Compagnon, le soleil est couché !... »

Peut-être est-ce une illusion, mais il me semble reconnaître, à ces « pensers », à ce « compagnon », à un je ne sais] quoi d'indéfinissable, le ton de certaines pièces parisiennes et modernes de Sainte-Beuve, du Sainte-Beuve de l'île Saint-Louis.

De même la fin de la célèbre pièce : « Lorsque l'enfant paraît... est gâtée par ce vague mysticisme familial qui faisait alors s'attendrir Sainte-Beuve sur « sa bonne vieille tante » et apostropher sans cesse le Seigneur à propos de tout et de rien

Seigneur, préservez-moi, préservez ceux que j'aime...
De même, dans la Prière pour tous, une des plus larges pièces du volume, certains vers sont vraiment trop des vers de cantique. Je sais bien que c'était alors le ton général du Cénacle. Mais Sainte-Beuve et Hugo étaient très amis à ce moment, et le premier, très intelligent, agissait beaucoup par la conversation sur le second, éminemment réceptif. Je ne puis m'empêcher de retrouver dans certaines pièces sentimentales des Feuilles d'Automne l'âme de Sainte-Beuve, pieuse alors sans sincérité, vertueuse sans noblesse, et, pour tout dire, un peu hypocrite.
Les deux plus longues pièces des Feuilles d'Automne, Ce qu'on entend sur la Montagne et la Pente de la Rêverie, ne sont pas les meilleures. Ce sont encore de grandes sonates, brillantes et un peu vides, assez analogues à du Liszt. - Liszt, d'ailleurs a donné le titre de la première à un de ses Poèmes symphoniques. - Elles ne font encore que préparer, mais toujours plus savamment et plus largement, les grandes symphonies beethoveniennes des Contemplations et de la Légende. L'idée en est même, à la regarder attentivement, d'une somptueuse inanité. Mais le style est ample à la fois et simple, sûr et sobre, sans faiblesses, sans bavures, classique au sens pro-fond du mot. Et déjà dans les Feuilles cl'Automne il a des hardiesses, des originalités heureuses

Voilà ce que je dis. Puis des pitiés me viennent
Quand je pense à tous ceux qui sont dans le tombeau.

Et quel sentiment de l'indéterminé, de l'inachevé, dans ces. vers adorables

Quand le livre où s'endort chaque soir ma pensée,

Quand l'air de la maison, les soucis du foyer,

Quand le bourdonnement de la ville insensée
Où toujours on entend quelque chose crier,
Ont tenu trop longtemps.
Le regard de mon âme a la terre tourné,

Elle s'échappe enfin, va, marche et dans la plaine
Prend le même sentier qu'elle prendra demain,
Qui l'égare au hasard et toujours la ramène,
Comme un coursier prudent qui connaît le chemin.

Elle court aux forêts, où dans l'ombre indécise
Flottent tant de rayons, de murmures, de voix,
Trouve la rêverie au premier arbre assise,
Et toutes deux s'en vont ensemble dans les bois.

Une pièce un peu ingrate, un peu amère et sèche, mais si humaine, est celle qui débute ainsi :

Où donc est le bonheur? disais-je. Infortuné,
Le bonheur, ô mon Dieu, vous me l'avez donné...

Le court poème : Dans l'alcôve sombre-, s'il était de Mar-celine Desbordes-Valmore, ferait pleurer d'admiration; comme
il est de Hugo, nous nous contenterons de le dire exquis. Deux strophes surtout en sont gracieuses
Il fait bien des réves.
Il voit par moments Le sable des grèves Plein de diamants; Des soleils de flammes, Et de belles dames Qui portent des âmes Dans leurs bras charmants.

Il voit mille choses Plus belles encor; Des lys et des roses Plein le corridor; Des lacs de délice Où le poisson glisse, Où l'onde se plisse A des roseaux d'or.
Plus loin, nous lisons
Les anges
Le voyant sans armes, Sans peur, sans alarmes, Baisent avec larmes Ses petites mains.

Remarquons : « avec larmes », pour : « avec des larmes ». Voilà confirmée l'hypothèse d'une influence que Sainte-Beuve aurait exercée sur Hugo à cette époque : cette façon d'es-quiver une difficulté prosodique par une ellipse faussement naïve,' c'est du « Joseph Delorme » ; Sainte-Beuve romantique abonde en gauches habiletés du même genre.
Son esprit toujours un peu menu, même dans les grands sujets, se plaisait alors à ces gentillesses, qui d'ailleurs n'ont pas été admises dans le vers français, - malgré Sainte-Beuve et Hugo lui,-même. - On n'en retrouverait guère d'exemples cher Hugo. Il a toujours su éliminer de tous les emprunts qu'il faisait aux autres ce qui n'était que mode ou particula-rité. Il avait le sens de la grande tradition, comme tous les vrais novateurs.
Il y a dans les Soleils couchants de beaux vers descriptifs qui datent des jours où Musset écrivait espièglement
Monsieur Hugo va voir coucher Phébus le blond. Et une belle mélancolie imprègne la pièce VI
Le soleil s'est couché ce soir dans les nuées. Demain viendra l'orage, et le soir, et la nuit;
Puis l'aube, et ses clartés de vapeurs obstruées,
Puis les nuits, puis les jours, pas du temps qui s'enfuit.
Et la face des eaux, et le front des montagnes,
Ridés et non vieillis, et les bois toujours verts S'iront rajeunissant; le fleuve des campagnes
Prendra sans cesse aux monts le flot qu'il donne aux mers.
Mais moi, sous chaque jour courbant plus bas, nia tête, Je passe, et refroidi sous ce soleil joyeux,
Je m'en irai bientôt, au milieu de la féte,
Sans que rien manque au monde immense et radieux,

Là, nous- entendons Hugo toucher d'un doigt rapide la grande corde de la lyre, celle où résonne la musique de ces sentiments éternels, de ces magnifiques « lieux communs », toujours neufs parce que la vie est toujours jeune, qui sont l'âme de la poésie lyrique.



Après les Feuilles d'Automne, parurent les Chants du Cré
puscule, qui les continuent, et qu'à leur tour continueront
les Voix intérieures et les Rayons et les Ombres. A chaque
recueil, si l'inspiration n'est pas sensiblement différente, la forme se précise et la manière s'élargit. Mais il y a dans les Chants du Crépuscule décidément trop de pièces politiques. Nous ne sommes pas de ceux qui, comme nos parnassiens hier, comme nos symbolistes aujourd'hui, interdisent au poète de chanter les grands événements de son époque: le champ de la poésie est illimité, le poète peut être un sublime touche-à-tout, à la condition de muer en beauté tout ce qu'il touche. Et il y a parfois une véritable lâcheté à ne pas prendre sa part des tristesses publiques, à ne pas prendre parti dans la lutte des opinions. Le beau cri de Hugo est toujours vrai
Dieu le veut, dans les temps contraires, Chacun travaille et chacun sert.
Malheur à qui dit à ses frères
Je retourne dans le désert! Malheur à qui prend ses sandales, Quand les haines et les scandales Tourmentent le peuple agité! Honte au penseur qui se mutile, Et s'en va, chanteur inutile, Par les portes de la cité!

Pour quelques mauvais poèmes de circonstance qu'ont écrits des poètes bien intentionnés mais médiocres, faut-il sacrifier un genre auquel nous devons toutes les pièces napo-léoniennes de Hugo (car ce qui nous semble aujourd'hui entré dans le domaine de l'éternelle poésie était alors de l'actualité toute chaude), la Marseillaise des Nations, de Lamartine, la Curée, de Barbier, les Châtiments?... Mais, sans proscrire tout un genre qui a fait ses preuves, sans imiter l'habituelle tactique des réactionnaires qui disent aux novateurs : « Ceci n'est pas de la poésie », et qui restreignent la poésie, de genre prohibé en genre prohibé, à je ne lais quelle abstraction évanescente, -on peut trouver que Hugo, vers 183o-4o, était sur une voie dangereuse pour son bénie lyrique, et chantait trop souvent des faits qui n'avaient pal un caractère assez net de généralité poétique, et, pour parler comme les philosophes, d'éternité. Dans les Voix intérieures, près de la moitié des pièces sont de circons-tance : Dicté après Juillet 1830, à la Colonne, hymne, Noces CI Festins, Sur le Bal à l'Hôtel de Ville... Et si quelques--unes sont fort belles, le titre des deux dernières nous montre bien le danger du genre, qui est de rimer parfois des chroniquel d'actualité. Cependant il serait injuste de nommer ainsi des pièces comme celle-ci : A la Colonne, ou comme Napo-léon II, qui n'ont qu'un tort, c'est d'être trop connues, et qui sont admirables, - emportées d'un mouvement magnifique, bien composées, variées, justes d'images, même dans la vi-sion épique, abondantes en vers inoubliables; exemples de l'équilibre parfait que l'on peut trouver entre l'histoire et le lyrisme, entre l'actualité et l'éternité.

De même, le Prélude des Chants du Crépuscule:
De quel nom te nommer, heure trouble où nous sommes?

qui est comme un morceau d'éloquence versifié, n'en compte pas moins quelques-unes des plus belles strophes que Victor Hugo ait écrites en ce temps-là
Croyances, passions, désespoir, espérances,

Rien n'est dans le grand jour et rien n'est dans la nuit; Et le monde, sur qui flottent les apparences, Est à demi couvert d'une ombre où tout reluit.
Tout s'y mole 1 les pas égarés hors des voies

Qui cherchent leur chemin dans les champs spacieux; Les roseaux verts froissant leurs luisantes courroies; Les angélus lointains dispersés dans les cieux;
Le lierre tressaillant dans les fentes des voûtes;

Le vent, funeste au loin au nocher qui périt;
Les chars embarrassés dans les tournants des routes, S'accrochant par l'essieu comme nous par l'esprit...

Et de ces bruits divers, redoutable ou propice,
Sort l'étrange chanson que chante sans flambeau Cette époque en travail, fossoyeur ou nourrice,
Qui prépare une crèche ou qui creuse un tombeau...
L'Orient! l'Orient! qu'y voyez-vous, poètes? Tournez vers l'Orient vos esprits et vos yeux.
« Hélas! ont répondu leurs voix longtemps muettes, Nous voyons bien là-bas un jour mystérieux;
Un jour mystérieux dans le ciel taciturne,
Qui blanchit l'horizon derrière les coteaux, Pareil au feu lointain d'une forge nocturne
Qu'on voit sans en entendre encore les marteaux...

Voilà une poésie à tendances politiques et sociales, que les purs du Parnasse ou du Symbolisme, ceux qui estiment que l'art n'a rien à voir avec la vie publique, interdiraient à Hugo d'écrire s'il vivait aujourd'hui. Qui aurait raison, eux ou lui?

Le recueil suivant, les Voix intérieures (1837), vient à l'appui de ces humbles théories, qui ne vaudraient pas la peine d'être exposées en détail si quelques-uns ne prenaient texte de certaines pièces moins bonnes que les autres et plus politiques que poétiques pour reprocher à Hugo d'avoir dans ses vers été « un orateur, et non un poète' ». - Notons que, dans les Voix Intérieures, une longue et assez en-nuyeuse pièce sur la mort de Charles X, Sunt Lacrymae Rerum, est presque immédiatement suivie de l'admirable poème A l'Arc de Triomphe, et que c'est là pourtant deux pièces de circonstance, et la seconde même, marquée d'un caractère de modernité très net. Cela ne prouve rien ni pour ni contre les pièces de circonstance; cela prouve seulement que l'une est médiocre et l'autre bonne.
Dans les Voix intérieures Hugo a écrit les plus beaux dé ces vers virgiliens dont nous remarquions plus haut la fréquence. Une pièce est dédiée à Virgile, et se termine par ce paysage que les meilleurs Parnassiens voudraient signer
Et, l'oreille tendue à leurs vagues chansons,
Dans l'ombre, au clair de lune, à travers les buissons,
Avides, nous pourrons voir à la dérobée
Les Satyres dansants qu'imite Alphésibée.

Et plus loin, ces vers A Albert Dürer, admirables de frais mystère et de réalisme antique : « Tu voyais », dit le poète,
... distinctement, par l'ombre recouverts,
Le faune aux doigts palmés, le Sylvain aux yeux verts, Pan, qui revêt de fleurs l'antre où tu te recueilles, Et l'antique dryade aux mains pleines de feuillu.

Et toute l'Églogue à Pollion, cette mystérieuse églogue où Virgile semble annoncer Jésus et qui lui mérita d'être cano-nisé par le moyen âge, est comme résumée en ces dix vers
Dans Virgile parfois, dieu tout près d'être un ange, Le vers porte à sa cime une lueur étrange. .
C'est que, rêvant déjà ce qu'à présent on sait, Il chantait presque à l'heure où Jésus vagissait.
C'est qu'à son insu mame il est une des âmes
Que l'Orient lointain teignait de vagues flammes. Gest qu'il est un des coeurs que déjà, sous les cieux, Dorait le jour naissant du Christ mystérieux.

Dieu voulait qu'avant tout, rayon du Fils de l'homme, L'aube de Bethléem blanchit le front de Rome.

A mesure qu'on avance dans le recueil des Voix intérieures, les beautés se multiplient, le génie, car c'est vraiment déjà le nom qui convient, éclate. La pièce célèbre intitulée : La Vache, est un splendide symbole, à la fois profond et clair, où l'idée est aussi ample que le détail est net.
Quant à la-pièce intitulée Passée:
C'était un grand château du temps de Louis treize...,
il est difficile de la lire sans que les larmes viennent aux yeux. Elle n'est pas parfaite : quelques vers y sont trop spirituels, et d'autres un peu vulgaires; mais quelle nostalgie délicieuse, quelle vision magnifique des vieux parcs abandonnés et du passé mort à jamais I Le fameux contresens qui, avec deux ou trois autres, contribue à immortaliser Virgile, et que Hugo a répandu phis que personne, - Sunt lacrymae rerurn, - trouve ici son application toute naturelle : ces vers pleurent les larmes des choses. La fin, en particulier, est belle d'une beauté infinie et pathétique :

Au loin dans le bois vague on entendait des rires.
C'étaient d'autres amants, dans leur bonheur plongés. Par moments un silence arrêtait leurs délires.
Tendre, il lui demandait : D'où vient que tu soupires? Douce, elle répondait : D'où vient que vous songez?
Ils marchaient fiers, joyeux, foulant le vert gazon,
Ils mêlaient les regards, leur souffle, leurs pensées... - 0 temps évanouis ! 0 splendeurs éclipsées ! 0 soleils descendus derrière l'horizon!

Jamais jusque-là, dans la poésie française, on n'avait uni à ce point l'âme et les choses, - même Lamartine, même Vigny; - jamais ce vaporeux, ce bleuâtre du souvenir comme du lointain n'avaient été rendus avec tant de mollesse et de suavité; c'est un mélange merveilleux de larmes éparses et de sourire humain, de nature et de passé, d'herbe vivace et de soie- fanée... Une des sources de la poésie moderne est là mélancolie des vieux parcs, des statues rongées, des couchants éteints, Verlaine, Albert Samain, Henri de Régnier...
Dans ces vers, dans quelques autres des Voix intérieures, Hugo atteint à. la perfection pure, indiscutable et indes-tructible. Et voyez comme l'art est long 1 De tous ces recueils que nous venons d'analyser un à un, voici vraiment le pre-mier qui nous fasse frissonner d'enthousiasme. Tout ce qui précédait était déjà très beau parfois ; mais il y manquait en-core un je ne sais quoi, qui est là...

Les Rayons et les Ombres (1840) sont le dernier de ces quatre beaux volumes : Feuilles d'automne, Chant du Crépuscule, Voix intérieures, Rayons ci Ombres, aux titres évocateurs; plus tard, les titres, Châtiments, Contemplations, Légende des Siècles, deviendront plus amples encore, mais abstraits, et marque-ront bien la sublimation qui se fit dans l'esprit de Victor Hugo. Le recueil des Rayons et Ombres s'ouvre sur une pièce large, intitulée : Fonction du Poète, où Victor Hugo lui-même définit nettement le problème qui se pose pour tout vrai poète : - le poète n'est-il qu'un charmant amuseur, qu'un joueur de flûte exquis ou admirable, ou peut-il, doit-il essayer de penser et d'aider les autres à penser? A de cer-tains vers trop apocalyptiques, on voit que Victor Hugo se faisait du poète une idée quelque peu excessive

Peuples! écoutez le poète!
Écoutez le rêveur sacré!
Dans votre nuit, sans lui complète, Lui seul a le front éclairé!
Il inonde de sa lumière
Ville et désert, Louvre et chaumière, Et les plaines et les hauteurs; A tous d'en haut il la dévoile, Car la poésie est l'étoile
Qui mène à Dieu rois et pasteurs.

« Non, poète, a-t-on envie de lui crier, vous vous abusez. Le poète n'est qu'un pauvre homme tout pareil aux autres. Le vrai moyen de mener les peuples à l'abîme serait peut-être de les confier à un poète... » Mais on ajouterait, pour ceux qui veulent confiner le poète dans la Tour d'Ivoire : « Il ne faut pas lui conférer de privilège à rebours. C'est justement parce qu'il est comme les autres, un homme, un citoyen, qu'il a le droit et le devoir de traiter dans ses vers les grands sujets qui préoccupent et passionnent les autres, à la condi-tion qu'il le fasse en poète. ». - Hugo, avouons-le, n'y a pas toujours réussi dans ce recueil des Rayons et des Ombres la pièce intitulée le 7 août 18'29, et celle qui commence par ce vers un peu grotesque :
Pauvre femme, son lait à sa tête est monté...

sont exécrables. Voilà la poésie de circonstance dans toute sa hideur.

Mais c'est dans les Rayons et les Ombres, à côté de ces vers à la fois prosaïques et boursouflés, que l'on trouve les divins morceaux intitulés Carillon et Que la Musique date du XVIe siècle, où Hugo, qui n'aimait pas la musique, a donné par des mots de véritables impressions d'orchestre, et su parler de musique avec la compétence spéciale d'un musicien profes-sionnel. On se demande où il a été chercher ces vers mer- veilleux, qui semblent écrits par un Bizet doué de son génie verbal Le carillon, c'est l'heure inattendue et folle,



Que l'oeil croit voir, vêtue en danseuse espagnole, Apparaître soudain par le trou vif et clair Qae ferait en s'ouvrant une porte de l'air. Elle vient, secouant sur les toits léthargiques Son tablier d'argent plein de notes magiques, Réveillant sans pitié les dormeurs ennuyeux, Sautant à petits pas comme un oiseau joyeux, Vibrant, ainsi qu'un dard qui tremble dans la cible; Par un frêle escalier de cristal invisible, Effarée et dansante, elle descend des cieux ; Et l'esprit, ce veilleur fait d'oreilles et d'yeux, Tandis qu'elle va, vient, monte et descend encore, Entend de marche en marche errer son pied sonore !



On peut ne pas juger parfaitement exactes les épithètes « dormeurs ennuyeux », « effarée et dansante »; mais le


morceau dans son ensemble est merveilleux d'invention, de grâce, de justesse... Et, remarquons-le, il ébauche vaguement,


la théorie des Correspondances, de Baudelaire


Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.


Si Carillon fait songer à Bizet, c'est Mozart et Beethoven qu'évoque l'autre pièce : Que la ,Musique date du XVI, siècle,


dont le titre exprime d'ailleurs une idée fausse, et où je ne serais pas étonné que Victor Hugo n'ait cherché qu'un vague


prétexte pour traduire en mots une symphonie entendue


Écoutez ! écoutez 1 du maître qui palpite,


Sur tous les violons l'archet se précipite. L'orchestre tressaillant rit dans son antre noir. Tout parle. C'est ainsi qu'on entend sans les voir,
Le soir, quand la campagne élève un sourd murmure, Rire les vendangeurs dans une vigne mûre. Comme sur la colonne un frêle chapiteau, La flûte épanouie a monté sur l'alto. Les gammes, chastes soeurs dans la vapeur cachées, Vidant et remplissant leurs amphores penchées, Se tiennent par la main et chantent tour à tour, Tandis qu'un vent léger fait flotter alentour, Comme un voile folâtre autour d'un divin groupe, Ces dentelles du son que le fifre découpe.

Celui qui écrivait ces vers était un prodigieux artiste. Et celui qui a écrit la Tristesse d'Olympio, la plus célèbre pièce qu'on lise dans les Rayons et les Ombres, est un grand poète. Ce fut en rhétorique un de nos devoirs que de comparer le Lac, la Tristesse d'Olympio et Souvenir. Et quand j'y repense, je me demande ce que nous y pouvions comprendre. Il faut avoir aimé pour savoir toute la tristesse de revenir seul où l'on fut deux. Mais l'idée de cette comparaison était ingénieuse, et trois des premiers poètes du XIXe siècle ont en effet institué là une intéressante expérience littéraire, - sans le vouloir, allais-je dire, mais Hugo l'a voulu, et a certai-nement songé au Lac de Lamartine : toute l'ambition de sa première jeunesse avait été, comme l'indique très justement M. `Faguet, de rattraper l'auteur des Méditations, et il lui en est resté toujours quelque chose. - Or, de ces trois illustres poèmes, si le Lac est le premier en date et le plus délicieux, le Souvenir le plus ému et le plus aigu, c'est tout de même la Tristesse d'Olympio qui est le plus beau, parce qu'il est le plus ample, le mieux écrit, le mieux composé, parce qu'il fait le plus largement palpiter tout le paysage autour du poète. - Ces aspects tranquilles,
... ces formes magnifiques
Que la nature prend dans les champs pacifiques,

et qui contrastent parfois si douloureusement avec le tumulte mélancolique de nos pensées, c'est Hugo qui les a le mieux reproduits en ses vers. Et si la fin de son poème est un peu froide, c'est lui qui a le plus explicitement traduit le senti-ment qui anime les trois chefs-d'oeuvre, le sentiment de a l'indestructible passé », le sentiment que si l'amour n'est plus, rien ne peut faire qu'il n'ait pas été
Eh bien! oubliez-nous, maison, jardin, ombrages 1 herbe, use notre seuil! ronce, cache nos pas 1
Chantez, oiseaux ! ruisseaux, coulez ! croissez, feuillages ! Ceux que vous oubliez ne vous oublieront pas.
Car vous êtes pour nous l'ombre. de l'amour même !
Toutes les passions s'éloignent avec l'âge,
L'une emportant son masque et l'autre son couteau,

Comme un essaim chantant d'histrions en voyage Dont le groupe décroît derrière le coteau.

Mais toi, rien ne t'efface, amour!... etc.

Lorsqu'on relit ces strophes admirables, et Oceano Nox, dont la fin est si pleine de sanglots mystérieux
Et c'est ce qui vous fait ces voix désespérées,
Que vous avez le soir quand vous venez vers nous !

et celte courte merveille, Nuit de Juin, avec trois des alexandrins les plus délicieux que Hugo ait écrits


L'été, lorsque le jour a fui, de fleurs couverte,
La plaine verse au loin un parfum enivrant ; '
Les yeux fermés, l'oreille aux rumeurs entrouverte
On ne dort qu'à demi d'un sommeil transparent,

Les astres sont plus purs, l'ombre paraît meilleure,

Un vague demi-jour teint le dôme éternel;
Et l'aube douce et pâle, en attendant son heure,
Semble toute la nuit errer au bas du ciel...

-lorsqu'on écoute vibrer en soi longuement ces vers infinis, on se dit que Victor Hugo, en I840, était déjà un des plus grands poètes à qui la France eût donné le jour. Il devait grandir encore; et ce qu'il avait produit jusque-là n'était vraiment, au prix de ce qu'il devait écrire et publier dix ans plus tard, que des essais magnifiques, et comme les préludes admirables des chants miraculeux qu'il allait chanter,

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