Biographie de Victor Hugo

Charles Le Goffic
Article biographique détaillée du célèbre écrivain français, dont la carrière embrasse pratiquement tout son siècle. Une oeuvre relue à travers le regard critique de Sainte-Beuve et de Renouvier.
HUGO (Victor-Marie), poète français, né à Besançon le 26 févr. 1802, mort à Paris le 22 mai 1885. C'était le plus jeune des fils du général Hugo, qui n'était que capitaine, lorsqu'il épousa Sophie Trébuchet, fille d'un armateur de Nantes. Trois enfants naquirent de ce mariage Abel, Eugène et Victor. L'auteur de Victor Hugo, raconté par un témoin de sa vie, qui n'est autre que Mme V. Hugo, écrivant sous la dictée du poète lui-même, fait descendre le général Hugo d'une vieille famille de Lorraine, anoblie en 1531. M. Ed. Biré (Victor Hugo avant 1830) a démontré de façon définitive que cette généalogie n'avait pas de fondement et que Joseph Hugo, grand-père du poète, maître menuisier à Nancy, n'avait aucune prétention à la noblesse, non plus que son arrière-grand-père, lequel était cultivateur à Baudricourt. Il y a là deux familles absolument distinctes l'une de l'autre.

La famille de notre poète ne séjourna que quelques mois à Besançon. Victor Hugo, enfant, était faible et souffreteux; les soins affectueux de sa mère triomphèrent à la longue de cet état maladif et, jusque dans l'extrême vieillesse, le poète jouit d'une santé que ne troublèrent les préoccupations d'aucun ordre. De Besançon, la famille Hugo se rendit successivement à Marseille, en Corse et à L'île d'Elbe, suivant son chef dans chacun de ses déplacements. Mais
lorsque celui-ci fut envoyé à Gênes, en 1805, Mme Hugo le quitta pour revenir avec ses enfants à Paris, ou elle séjourna deux ans, rue de Clichy, envoyant le jeune Victor et ses frères à l'école de la rue du Mont-Blanc. Dans l'intervalle, la situation de son mari avait changé; nommé colonel du Royal-Corse et gouverneur de la province d'Avellino, il semblait définitivement fixé en Italie. Il rappela près de lui sa femme et ses enfants. Il avait compté sans les événements. Le colonel Hugo était fort apprécié, on le sait, de Joseph Bonaparte, et quand ce prince devint roi d'Espagne, il l'invita à l'y suivre. La famille dut se séparer à nouveau de son chef. Mme Hugo revint à paris et alla occuper cet ancien couvent des Feuillantines qui devait laisser dans l'esprit de Victor Hugo les touchants souvenirs immortalisés dans les Rayons et les Ombres et les Contemplations. C'est là que les fils du général Hugo commencèrent leurs études, sous la direction d'un ancien prêtre de l'Oratoire, M. de La Rivière, qui s'était marié pendant la Révolution et avait ouvert une école dans la rue Saint-Jacques. En même temps, ils recevaient les conseils du parrain du poète, le général Lahorie, proscrit à la suite de la conjuration de Moreau et réfugié chez Mme Hugo. C'était un homme fort instruit, qui initiait les enfants aux langues anciennes. Jetait-il en même temps en eux, comme V. Hugo l'a raconté plus tard (Actes et Paroles, introduction), les germes d'un ardent «républicanisme»? Il est permis d'en douter. Lahorie avait pris part au 18 brumaire, et la conjuration de Malet, dans laquelle il trempa et qui le fit fusiller en 1812, n'était pas précisément d'inspiration libérale.

Cependant, en 1811, le colonel Hugo, devenu aide de camp du roi d'Espagne, général, premier majordome du palais et gouverneur des provinces d'Avila, de Ségovie et de Soria, avait rappelé une fois encore sa famille près de lui. V. Hugo, qui, tout enfant, avait déjà visité Rome et Naples, eut ainsi l'occasion de parcourir l'Espagne; ces deux voyages, et surtout, le second, devaient marquer son esprit d'une empreinte ineffaçable.

Il fut placé, avec ses frères, au collège des Nobles, de Madrid, et ce ne fut pas sans que les trois jeunes Français y eussent plus d'une fois à souffrir de la brutale jalousie de leurs condisciples espagnols. En 1812, la situation des Français en Espagne parut trop incertaine au général Hugo pour qu'il conservât près de lui sa famille. Ne retenant que son fils aîné, Abel, il renvoya sa femme et ses deux autres enfants aux Feuillantines. V. Hugo reprit ses études à l'école du «père La Rivière» comme l'appelaient les enfants. Sa mère, libre esprit, sinon «voltairienne absolue», pensait que «les livres n'ont jamais fait de mal» et elle le laissait, ainsi que son frère, dévorer indistinctement, et jusqu'aux plus licencieux, tous les volumes de la bibliothèque d'un bouquiniste du voisinage; l'enfant y puisa une première instruction superficielle, confuse, mais extrêmement variée déjà.

Le général Hugo, revenu à Paris en 1845, se sépara de sa femme quelque temps après. «Les dissidences domestiques entre Mme Hugo et le général s'étaient envenimées, raconte Sainte-Beuve; celui-ci usa de ses droits de père et reprit d'autorité ses deux fils. Comme il les destinait à l'École polytechnique, il les plaça dans la pension Cordier et Decotte, rue Sainte-Marguerite; ils y restèrent jusqu'en 1818, et suivirent de là les cours de philosophie, de physique et de mathématiques au collège Louis-le-Grand.» Les deux enfants montraient de véritables aptitudes pour les sciences; V. Hugo obtint même, en 1818, un cinquième accessit de physique au concours général, et c'est pour nous expliquer peut-être certaines prétentions à la rigueur scientifique dont le poète devait se targuer plus tard dans quelques-unes de ses œuvres. Cependant, et dès ces premières années, la vocation poétique de l'enfant commençait à se manifester. À l'âge de quatorze ans, il ébauche une tragédie, Irtamène, et en commence une autre, Athélie ou les Scandinaves. Vers le même temps, il écrit un grand drame, Inès de Castro, et traduit en vers quelques fragments de Virgile, son poète favori. En 1817, il envoie au concours de l'Académie française un poème sur les Avantages de l'étude. Sainte-Beuve a raconté qu'il commit l'imprudence d'y indiquer son âge et que la pièce parut dénoter un esprit si mûr qu'on crut à une mystification; aussi n'aurait-il eu qu'une mention, au lieu du prix qu'il devait obtenir. La vérité est que cette poésie fut classée la neuvième, qu'on connaissait parfaitement l'âge du poète et que la mention lui fut surtout accordée à ce titre. Une autre poésie sur les Avantages de l'Enseignement mutuel lui valut encore, en 1819, une mention de l'Académie. Il fut plus heureux aux Jeux floraux, où on lui décerna deux prix, en 1819, pour ses odes sur les Vierges de Verdun et le Rétablissement de la statue de Henri IV. — En 1820, son ode, Moïse sur le Nil, lui valut même le titre de maître ès Jeux floraux. Au reste, il avait été sacré poète par le grand public, dès 1819, pour une satire d'inspiration ultra-royaliste, le Télégraphe, qui fit tapage. Le jeune poète, sans renoncer encore à la formule classique, frappait déjà par le tour très personnel de son inspiration et la remarquable vigueur de sa langue. A. Soumet parle des «prodigieuses espérances» qu'il donnait dès lors aux amis des lettres. À la fin de 1819, il fonda, avec ses deux frères, le Conservateur littéraire, sorte de supplément littéraire au journal catholique et royaliste le Conservateur, dirigé par Chateaubriand. V. Hugo admirait fort en effet l'auteur des Martyrs, qui le payait en leçons d'expérience et même en félicitations, s'il n'allait pas jusqu'à l'appeler, comme on l'a prétendu, «l'enfant sublime». V. Hugo rédigeait presque à lui seul le Conservateur littéraire, se chargeant, sous divers pseudonymes, des besognes les plus variées; il y dépensait une vie extraordinaire, mêlait l'histoire à la critique, et le roman à la poésie. Il ne songeait encore à rien réformer; s'il avait des éloges pour les Méditations de Lamartine, publiées en 1820, il en trouvait d'aussi sincères pour les poésies didactiques de l'abbé Delille et préférait tout naïvement la tragédie de Corneille et de Racine aux drames de Shakespeare et de Schiller. L'une des odes qu'il publia dans cette revue (Ode sur la mort du duc de Berry) lui valut de Louis XVIII une gratification de 500 fr. Le Conservateur littéraire cessa de paraître quelque temps plus tard (mars 1821), pour se fondre avec les Annales de la littérature et des arts, où V. Hugo ne collabora pas.



Au mois de juin de cette même année mourait la mère du poète. Cette mort fit un grand vide en lui. Il l'aimait beaucoup et avait vécu près d'elle depuis qu'il avait quitté la pension Cordier, en 1818. Il voulut se créer un intérieur et songea à se marier. Son affection s'était portée depuis longtemps sur Mlle Adèle Foucher, qu'il avait connue enfant; mais, lorsqu'il demanda sa main, on trouva sa position trop précaire; il n'avait pas de fortune; il n'avait même plus l'appui de son père avec lequel il avait brisé toutes relations du jour où il eut épousé la comtesse de Salcano.

Le jeune homme ne se découragea cependant pas et se remit avec ardeur au travail. Il eut bientôt la matière d'un volume de vers qu'il publia en juin 1822 sous le titre d'Odes et poésies diverses. Le livre fut fort goûté du roi, qui accorda à l'auteur, sur sa cassette particulière, une pension de 1,000 fr. Cette libéralité permit au poète de vaincre les dernières objections de M. Foucher, et le mariage tant désiré put enfin avoir lieu. Il n'apporta aucune entrave à l'activité de V. Hugo, qui donna une seconde édition de ses Odes au mois de déc. 1822, et publia, sous l'anonyme, en févr. 1823, Han d'Islande; c'était son premier roman, si l'on tient compte que Bug-Jargal fut donné seulement à l'état de nouvelle dans le Conservateur littéraire. L'œuvre a singulièrement vieilli aujourd'hui et n'intéresse plus guère que pour l'histoire des idées. Walter Scott, dont l'auteur s'inspirait, l'eût difficilement avouée, croyons-nous. «L'imagination de l'horrible et du monstrueux, dit l'un des derniers et des plus judicieux critiques de V. Hugo, M. Ch. Renouvier, la recherche des sentiments violents et des situations terribles y sont poussées à un point bien éloigné de la mesure du romancier anglais, ce qui en affaiblit l'émotion; le dialogue y manque de naturel et les personnages principaux sont des êtres factices... Au contraire, la langue, sans atteindre encore à de grandes beautés, est juste dans ses images, claire et correcte dans la phrase, et étrangère à la recherche des fausses grâces, au style romanesque, commun et de mauvais goût, autant qu'aux formes pompeuses de Chateaubriand.»

L'année même où parut Han d'Islande, une nouvelle pension de 2,000 fr. sur les fonds du ministère de l'intérieur fut accordée à V. Hugo; enfin, au mois de juil. 1823, il fondait avec quelques autres jeunes gens la Muse française. Ce journal devint l'organe du premier groupe romantique, si joliment décrit par Sainte-Beuve. «Bientôt il se forma, dans les boudoirs aristocratiques, une petite société d'élite, une espèce d'hôtel de Rambouillet, adorant l'art à huis clos, cherchant dans la poésie un privilège de plus, rêvant une chevalerie dorée, un joli moyen âge de châtelaines, de pages et de marraines, un christianisme de chapelle et d'ermites.» Autour de V. Hugo se groupaient A. Soumet, J. de Rességuier, A. de Vigny, Chênedollé, Em. Deschamps, Delphine Gay et Charles Nodier, chez qui les jeunes poètes se réunissaient, à l'Arsenal, dont Nodier était le bibliothécaire. À vrai dire, celui-ci seul se montrait, dès cette époque, nettement révolutionnaire; mais il s'en fallait de beaucoup que tous les rédacteurs de la Muse Française partageassent ses idées; les uns et les autres n'osaient arborer bien ouvertement la bannière romantique. V. Hugo lui-même parait avoir joué à ce moment plutôt le rôle de conciliateur entre les deux écoles. Dans la préface de son second volume d'Odes (1824), il écrit «Il y a maintenant des partis dans la littérature comme dans l'État... Les deux camps semblent plus impatients de combattre que de traiter... Quelques voix importantes, néanmoins, se sont élevées, depuis quelque temps, parmi les clameurs des deux armées. Des conciliateurs se sont présentés avec de sages paroles entre les deux fronts d'attaque. Ils seront peut-être les premiers immolés, mais qu'importe! C'est dans leurs rangs que l'auteur de ce livre veut être placé, dut-il y être confondu.» Il ne reproche guère à la littérature de Louis XIV que d'être «plutôt l'expression d'un société idolâtre et démocratique que d'une société monarchique et chrétienne». Pour la versification et le style, il est extrêmement modéré dans ses réformes. «S'il est utile et parfois nécessaire, écrit-il, de rajeunir quelques tournures usées, de renouveler quelques vieilles expressions, et peut-être d'essayer encore d'embellir notre versification pour la plénitude du mètre et la pureté de la rime, on ne saurait trop répéter que là doit s'arrêter l'esprit de perfectionnement. Toute innovation contraire à la nature de notre prosodie et au génie de notre langue doit être signalée comme un attentat aux premiers principes du goût.»

La Muse française vécut jusqu'au mois de juin 1824. Elle avait publié l'Ode à mon père, inspirée à Victor Hugo par sa réconciliation avec le général Hugo, en sept. 1823. En 1825, V. Hugo fut, en même temps que Lamartine, nommé chevalier de la Légion d'honneur; puis il assista à la cérémonie du sacre de Charles X, qu'il chanta dans une ode. Il était alors en très bons termes avec Lamartine; dans un voyage qu'il fit en Suisse avec Charles Nodier, il s'arrêta chez l'auteur des Méditations, à Saint-Point. Ce voyage n'a laissé de traces que dans Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie et dans le Charles Nodier de Mme Mennessier-Nodier. À son retour en France, V.Hugo remania, en lui donnant des proportions beaucoup plus considérables, Bug-Jargal, écrit, comme on sait, en 1818. L'œuvre parut en 1826 avec un nouveau volume de vers Odes et Ballades. C'est de la publication de ce recueil et des articles que lui consacra Sainte-Beuve dans le Globe, que datent les relations du poète et du critique, relations qui devaient aboutir à une étroite amitié. Peu de temps après, en effet, nous retrouvons Sainte-Beuve au nombre des jeunes poètes qui, groupés autour de V. Hugo, fondaient le Cénacle et rompaient définitivement avec la formule classique pour adopter une «formule nouvelle» répondant mieux aux «aspirations» et aux «nécessités» de l'époque. «On devisait tous les soirs ensemble, nous dit Sainte-Beuve; on relisait les vers qu'on avait composés. Le vrai Moyen âge était étudié, senti, dans son architecture, dans ses chroniques, dans sa vivacité pittoresque; il y avait un sculpteur, un peintre parmi ces poètes, et Hugo, qui de ciselure et de couleur rivalisait avec tous les deux.» Enfin parut Cromwell (1827).

Cette fois, c'était la vraie déclaration de guerre. Dans une sorte de préface-manifeste, le poète commençait par établir que le drame est la forme poétique la plus propre aux temps modernes. Il conservait l'unité d'action, mais repoussait les unités de temps et de lieu qui entravent la liberté du poète, exigeait qu'il se conformât strictement à la vérité historique dans les mœurs et les caractères, revendiquait enfin pour lui le droit de fondre ensemble le beau et le laid, le grotesque et le sublime, «comme dans la vie». Le manifeste s'achevait dans une charge à fond de train contre la monotonie, les périphrases et la fausse élégance des poètes classiques. Restait l'application. On ne trouva pas qu'elle fût suffisante et féconde, au moins dans ce premier drame de Cromwell, rempli de beaux vers à la vérité, sonores et drus, mais d'une charpente maladroite, lourde, impossible enfin à représenter. V. Hugo chercha sa revanche d'une façon détournée en faisant jouer à l'Odéon, sous le nom de son beau-frère, Paul Foucher, un drame tiré du Château de Kenilsworth, de Walter Scott, Amy Robsart (1828); mais la pièce tomba lamentablement; les sifflets et les éclats de rire se succédèrent sans interruption; il fallut la retirer de l'affiche. La vraie revanche, le poète la prit en attendant mieux sur un autre terrain. Il donna d'abord une édition définitive de ses Odes et Ballades (1828), puis les Orientales (1829). Ce fut une révélation. Les couleurs et les sons faisaient leur entrée dans la poésie; le rythme, singulièrement varié et savant, ajoutait à la jeunesse des images. C'est dans les Orientales, en effet, que commencent à paraître, avec les enjambements et les rejets intérieurs, ces coupes ternaires de l'alexandrin, qui, sans exclure absolument la coupe binaire des vers classiques, deviendront plus tard si fréquentes dans les poèmes de V. Hugo. On a depuis reproché aux Orientales de sacrifier trop souvent l'idée à la forme, et cependant n'y trouve-t-on pas, à l'occasion de la libération des Grecs, la plus vive expression du sentiment patriotique et de l'amour de l'indépendance? «On a fait observer encore, dit M. Renouvier, que l'Orient de Victor Hugo était un faux Orient... Cependant la lumière des paysages de l'Espagne et de l'Italie méridionale avait ébloui le poète enfant; c'est à celle-là que d'ordinaire on pense quand on parle du ciel de l'Orient; il en a illuminé ses vers autant que cela peut se dire par métaphore.» Un éloquent plaidoyer en prose contre la peine de mort, le Dernier Jour d'un condamné, suivit de près la publication des Orientales. C'était la première expression et comme le premier jet d'une thèse qui fut toujours chère au poète et sur laquelle il devait revenir plus d'une fois. En 1829, enfin, Hugo reprit la lutte corps à corps avec «le Moloch de la littérature dramatique». Sa pièce nouvelle s'appelait Marion Delorme; mais la représentation en fut interdite par la censure à cause du rôle que l'auteur y faisait jouer à Louis XIII. Heureusement Hernani était prêt. On mit la pièce à la scène (1830), malgré l'opposition des classiques qui essayèrent d'agir sur Charles X et n'obtinrent que cette spirituelle réponse: «En fait de tragédie, j'ai seulement ma place au parterre.» La première représentation ne fut qu'un long orage. Cinq cents romantiques, revêtus des costumes les plus extravagants, y compris le pourpoint cerise de Théophile Gautier, occupèrent la salle avant l'heure, déterminés à soutenir le drame de leurs applaudissements, et, au besoin, d'arguments plus énergiques. De fait, on finit par en venir aux mains, surtout quand, après quelques représentations, les amis du poète se firent moins nombreux et que le camp des classiques eut recruté de nouvelles troupes: «Les trois premières représentations, écrivait Sainte-Beuve au lendemain de la septième, soutenues par les amis et le public romantique, se sont très bien passées; la quatrième a été orageuse, quoique la victoire soit restée aux bravos, la cinquième mi-bien mi-mal: les cabaleurs assez contenus, le public indifférent, assez ricaneur, mais se laissant prendre à la fin... Nous sommes tous sur les dents; car il n'y a guère de troupes fraîches pour chaque nouvelle bataille et il faut toujours donner, comme dans la campagne de 1814. En somme, la question romantique est portée par le seul fait d'Hernani de cent lieues en avant, et toutes les théories des contradicteurs sont bouleversées.» Peu à peu, en effet, le public se fit à Hernani, qui eut dans la seule année 1830 quarante-cinq représentations. Le romantisme triomphait donc, grâce à «cette œuvre si brillante et si jeune, pleine de vers splendides et de merveilleux couplets, qui respire un souffle héroïque et dans laquelle l'amour s'élève au lyrisme le plus pur». Ce lyrisme, commun à toutes les pièces de V. Hugo, a été critiqué, non sans raison, comme antidramatique. C'est le poète qui parle toujours par la bouche de ses héros quels qu'ils soient, et leur personnalité n'est à peu près marquée que par leur costume et leur nom. Autre reproche, que nous signalons une fois pour toutes, car il s'adresse également à tous les drames de notre poète: l'abus de l'antithèse dans le style, l'action et la conception des caractères. Il avait dépeint dans Cromwell, il le dit lui-même, un Tibère-Dandin; dans Marion Delorme, une courtisane à qui l'amour «refait une virginité»; dans Hernani, c'est un brigand qui est le type de l'honneur, etc. Mais, surtout dans l'action de ses drames, la juxtaposition continuelle du beau et du laid, du grotesque et du sublime, était trop systématique pour répondre aux nécessités de cette «vérité historique» et même de cette «vie réelle», dont se réclamait l'auteur de la préface de Cromwell.

Le bruit fait autour d'Hernani redoubla la célébrité du poète, et chacune de ses nouvelles œuvres apparut dès lors comme un événement littéraire. On lut avidement Notre-Dame de Paris (1831), roman bien supérieur aux deux premiers. Non qu'il soit tout à fait exempt des défauts que l'on blâmait déjà dans Han d'Islande et dans Bug-Jargal, mais la couleur y est autrement puissante et si le Moyen âge qu'y décrit l'auteur demeure un peu bien conventionnel çà et là, certaines scènes ont une vie intense, un pathétique profond et sombre et le décor lui-même laisse dans l'esprit une ineffaçable impression de chose vue.

C'est vers cette époque que V. Hugo songea à prendre avec Alexandre Dumas la direction de la Comédie-Française; c'eût été entre les mains des deux romantiques un merveilleux instrument de propagande. Mais leurs offres ne furent pas acceptées et V. Hugo donna à la Porte-Saint-Martin son drame de Marion Delorme que la révolution de Juillet permettait de remettre à la scène. Cette pièce, jouée le 11 août 1831, obtint un réel succès, encore qu'elle soit loin de valoir Hernani. Au même temps, le poète réunissait en volume ses nouveaux vers et leur donnait pour titre les Feuilles d'automne. Ce sont, suivant son expression, «des vers de la famille, du foyer domestique, de la vie privée». Une sensibilité humaine et douce, une tendresse ineffable pour l'enfance, la sincérité de l'accent surtout font de cette œuvre l'une des plus touchantes de V. Hugo; ce serait peut-être le plus parfait de ses recueils, si l'on ne pouvait y reprendre çà et là, avec Nisard, «des expériences sur cette langue qui ne lui est jamais rebelle et qu'il façonne à toutes ses fantaisies; des images qui se choquent entre elles et produisent d'autres images; des couleurs qui se décomposent en mille nuances, un cliquetis qu'on verrait et qu'on entendrait tout ensemble; où il y aurait des éclairs pour les yeux et des bruits pour l'oreille; quelque chose enfin qui ne se peut point définir et n'a point de réalité, ce qui est un défaut capital dans l'art». Critique exagérée et hostile sans doute, mais où il y a à prendre cependant et dont partie conviendrait à l'œuvre entière de V. Hugo. Mais que de beautés aussi, que de pièces souverainement nobles et pures et touchantes pour la faire oublier!

Le poète revint au théâtre avec le Roi s'amuse. Représentée en 1832, la pièce fut l'occasion d'un tel tumulte qu'on l'interdit aussitôt. V. Hugo traduisit bien les sociétaires du Théâtre-Français devant le tribunal de commerce pour les contraindre à jouer quand même, mais il perdit sa cause. Au reste, on peut estimer que sa gloire n'en souffrit guère, puisque, joué pour la seconde fois, en 1882, devant un public qui n'apportait plus au théâtre qu'un absolu parti pris d'admiration, le Roi s'amuse n'eut aucun succès: on l'écouta dans un religieux ennui. Lucrèce Borgia, drame en prose, composé en quelques semaines et représenté le 2 févr. 1833, fut la vraie revanche de l'auteur; le public lui fit l'accueil le plus enthousiaste. Et, en effet, si l'on peut élever quelques doutes sur l'idée morale que prétend servir Hugo, il faut reconnaître «le style puissant et magnifique et les péripéties émouvantes d'un drame pour ainsi dire matériellement splendide et qui mérite dans tous les cas de vivre par sa langue» (Ch. Renouvier). Les répétitions de Lucrèce Borgia furent l'origine de la liaison si longue, dénouée seulement par la mort, et que sa durée même avait fini par légitimer à demi aux yeux du public, entre V. Hugo et l'une des actrices de la Porte Saint-Martin, Mme Drouet, chargée du rôle de la princesse Negroni. Ces relations ne furent un secret pour personne, pas même pour Mme Hugo, qui en fut vivement attristée. Néanmoins et si nous les rappelons ici, c'est qu'elles ne furent pas sans marquer sur les oeuvres lyriques postérieures et qu'elles en donnent bien souvent la clef.

Les succès dramatiques comme celui de Lucrèce Borgia sont assez rares dans la carrière de V. Hugo. Marie Tudor fut froidement accueillie en nov. 1833 ; Angelo, tyran de Padoue, joué en 1835, fut abandonné du public, après quelques représentations qui purent faire croire d'abord à un succès. La raison, un critique l'a donnée assez crûment: c'est «que ces deux drames sont un tableau de passions irrépressibles, déployées en luttes insensées et gouvernées par l'accident; les personnages trop constamment échauffés refroidissent, par contraste, les spectateurs, et la terreur et la pitié sont détruites par la pose qu'affecte l'auteur et la trop visible recherche».

Entre Marie Tudor et Angelo prennent place l'Étude sur Mirabeau et Claude Gueux (1834). Le premier de ces ouvrages, dans la manière grandiloque de l'auteur, n'a qu'une médiocre valeur historique. «Il (V. Hugo) s'est vu, miré et copié lui-même en quelque sorte, dans cette figure toute marquetée et couturée comme dans un miroir à mille facettes», dit Sainte-Beuve, et Nisard n'en juge pas autrement: «Au moyen de légères altérations historiques dont l'amour-propre ne se fait pas faute, M. Victor Hugo a en quelque sorte décalqué sur sa propre vie la vie de Mirabeau.» Quant à Claude Gueux, c'est le récit émouvant, mais fort altéré, d'un fait divers de la vie réelle, à qui l'auteur demandait un nouvel argument en faveur de sa thèse contre la peine de mort.

Les Chants du crépuscule (1835), les Voix intérieures (1837), les Rayons et les Ombres (1840), marquèrent chez le poète une conversion tout inattendue. La foi religieuse a disparu de son coeur, la fidélité conjugale l'a suivie d'assez près; les premières convictions royalistes du poète ont cédé la place à un libéralisme vague, teinté de bonapartisme. Tant de croyances perdues ne sont pas cependant sans avoir laissé de traces dans ses nouvelles oeuvres. V. Hugo le reconnait lui-même dans la préface des Chants du crépuscule: «Dans ce livre, écrit-il, il y a tous les contraires: le doute et le dogme, le jour et la nuit, le coin sombre et le point lumineux, comme dans tout ce que nous voyons, comme dans tout ce que nous pensons en ce siècle; comme dans nos théories politiques, comme dans nos opinions religieuses, comme dans notre existence domestique; comme dans l'histoire qu'on nous fait, comme dans la vie que nous nous faisons.» C'est assez pour qu'on s'explique le jugement de Sainte-Beuve: «Dans toutes ces pièces récentes, louables de pensée, grandioses de forme, sur le bal de l'Hôtel de Ville, sur les galas du budget, dans ces pièces à Dieu sur les révolutions qui commencent, dans ces conseils à une royauté d'être aumônière comme au temps de saint Louis, dans ce mélange souvent entrechoqué de réminiscences monarchiques, de phraséologie chrétienne et de voeux saint-simoniens, il n'est pas malaisé de découvrir, à travers l'éclatant vernis qui les colore, quelque chose d'artificiel, de voulu, d'acquis. »

En juil. 1837, V. Hugo, fort bien en cour et particulièrement lié avec le duc et la duchesse d'Orléans, fut nommé par Louis-Philippe officier de la Légion d'honneur; quand parurent les Voix intérieures, le roi lui manifesta de nouveau sa sympathie par l'envoi d'un tableau représentant le couronnement d'Inès de Castro. Au reste, la gloire du poète passait, dès cette époque, toutes celles de ses contemporains: on se portait en foule le soir, devant ses appartements de la place Royale, pour le voir apparaître aux fenêtres, entouré de ses disciples et admirateurs. Un nouveau groupe s'était formé, en effet, vers 1836, autour de Victor Hugo; on n'y retrouvait plus les noms du Cénacle de 1826. Les anciens amis du poète, Sainte-Beuve en tête, s'étaient presque tous séparés de lui, éloignés peut-être par cet «égoïsme féroce» dont parle Heine et ce besoin d'admiration sans réserve qu'il garda jusqu'au dernier jour. À leur place on voyait Théophile Gautier, Petrus Borel, Bouchardy, Esquiros et des artistes, des peintres, des sculpteurs, des architectes. Ce ne fut pas la faute du nouveau Cénacle, qui affichait un mépris un peu enfantin pour l'Académie, si V. Hugo y sollicita un fauteuil en 1836; il fut refusé et trois autres tentatives, l'une la même année, une autre en 1839, la troisième en 1840, ne furent pas plus heureuses; il finit par être élu en 1841; il remplaçait Népomucène Lemercier.

Il n'avait cependant pas renoncé encore au théâtre. Il donna Ruy Blas à la Renaissance en 1838. L'action n'y est pas très heureuse, mais «de nombreuses beautés, des vers superbes et quelque chose de très vivant, brillant et amusant dans le dialogue» (Renouvier), valurent au nouveau drame des applaudissements enthousiastes. Il n'en fut pas de même des Burgraves qui lui succédèrent (1843). Ce furent les adieux du poète à la scène: la pièce tomba. Une réaction du goût s'était faite dans le public: la mode était à Ponsard, à Rachel et aux néo-classiques. Le poète se retira sous sa tente.

Peu de temps avant les Burgraves, il avait publié le Rhin (1842), qui renferme trois parties: un récit de voyages (Lettres à un ami), d'une érudition magnifique et lourde; une légende (le Beau Pécopin) et une Conclusion quelque peu inattendue, où, pour résoudre le problème de l'équilibre européen, l'auteur propose tout simplement un partage de l'Europe entre la Prusse et la France. Entendait-il préluder par là au rôle politique qu'il allait jouer bientôt? Quoi qu'il en soit, et peu de temps après l'épouvantable accident de Villequier qui lui ravit sa fille Léopoldine et son gendre Charles Vacquerie, mariés depuis quelques mois, V. Hugo entra dans «l'arène des partis». Il possédait toujours la sympathie du roi Louis-Philippe, qu'il conciliait fort bien d'ailleurs avec l'estime des bonapartistes (il avait réuni à part, en 1840, ses Odes sur Napoléon, qui faisaient, en effet, «une véritable épopée napoléonienne» comme l'annonçaient ses éditeurs): le roi le fit nommer pair de France (1845). Il apparaît à la Chambre des pairs orateur fastueux et théâtral, sans action aucune, du reste, sur son auditoire. Qu'il parlât sur les dessins et modèles de fabrique, sur la question polonaise, en faveur du retour de la famille Bonaparte ou pour glorifier le «pape libéral» (Pie IX), c'était en poète, rarement en homme politique. À la révolution de 1848, la pairie fut supprimée et il se présenta à l'Assemblée constituante sur la liste réactionnaire du Constitutionel. Il fut élu, vota tantôt avec les réactionnaires, tantôt avec les républicains, mais siégea à droite. À la fin de juil. 1848, il fonda l'Événement avec ses deux fils, Charles et François, P. Meurice, A. Vacquerie, Th. Gauthier, Méry, Théod. de Banville, Gérard de Nerval, A. Vitu, etc. L'un de ses collaborateurs, Alphonse Karr, nous apprend que «Victor Hugo n'écrivait pas ostensiblement dans ce journal, mais qu'il l'inspirait et le dirigeait, tout en laissant sur beaucoup de points la bride sur le cou à ses jeunes associés». Quoi qu'il en soit, le journal n'était rien moins que républicain à cette date. On en a la preuve dans ce fait qu'il soutint énergiquement, en 1848, la candidature de Louis Bonaparte à la présidence, candidature combattue par Lamartine et le parti républicain tout entier. Nommé à l'Assemblée législative le 13 mai 1849, V. Hugo siégea encore à droite. «C'est seulement en 1849 que je suis devenu républicain, écrit-il plus tard. La liberté m'est apparue, vaincue. Après le 13 juin, quand j'ai vu la République à terre, son droit m'a frappé et touché d'autant plus qu'elle était agonisante; c'est alors que je suis allé à elle. Je me suis rangé du côté du plus faible...» La conversion était un peu brusque. V. Hugo l'a expliquée en disant qu'il était indigné de voir, après le 13 juin, «Rome terrassée au nom de la France» et «le triomphe de toutes les coalitions ennemies du progrès». Mais il semble bien aujourd'hui que la scission entre le poète et la droite eut une cause moins désintéressée et plus humaine: son discours du 9 juil. sur la prévoyance et l'assistance publique lui avait attiré, par une objection maladroitement présentée, l'hostilité des membres de son parti. Il ne le leur pardonna pas et se sépara définitivement d'eux le 19 oct. en se prononçant contre le pape au profit du peuple romain. C'était passer d'un extrême à l'autre. De fait, V. Hugo prit rang aussitôt parmi les membres de l'extrême gauche, parla contre le projet de loi de la liberté d'enseignement, traquenard clérical caché, sous un beau nom, contre la loi sur la réforme électorale, contre la révision de la constitution, etc. Dans ce dernier discours, le plus fameux de tous ceux qu'il ait prononcés (juil. 1851), et en même temps qu'il s'élevait avec une véhémence inouïe contre Louis-Bonaparte, dont il combattait la réélection à la présidence, il fit un long exposé des théories socialistes dont il allait devenir désormais le défenseur et l'apôtre. Survient le Deux-Décembre. V. Hugo prend une part active à la résistance au coup d'État, rédige proclamations sur proclamations, appels au peuple sur appels au peuple. Le peuple resta impassible. Toutefois, le poète ne quitta Paris que le jour où l'insurrection n'eut plus aucune chance de succès (11 déc. 1851). Il gagna Bruxelles et, un mois plus tard, il se vit porté sur la liste des 66 représentants exilés par décret. C'est à Bruxelles qu'il écrivit Napoléon le Petit (1852) et l'Histoire d'un crime, qui ne fut publiée qu'en 1877. «Dans ces écrits ardents, pleins de vie, la perfection du style est adéquate à la force et à la noblesse des pensées.» Le fond de vérité est plus contestable. En août 1852, il se rendit à Jersey où sa famille vint le rejoindre. Il y composa les Châtiments, l'œuvre la plus extraordinaire, la plus profonde et sentie peut-être de ce poète et qui restera comme le modèle de ce que la haine peut dicter au génie. Bien pâles, à côté d'une telle œuvre, les exercices d'un Juvénal ! Vers la fin de 1855, le gouvernement anglais le força de quitter Jersey, à la suite d'une protestation rédigée par lui contre l'expulsion de trois autres proscrits. Il se retira à Guernesey, à Hauteville House. Sa gloire ne fit que grandir dans l'exil. De là s'envolèrent les Contemplations (1856), où le poète avait recueilli ses poésies antérieures à 1843. L'inspiration y est plus calme, souvent touchante et profonde, et le contraste qu'elle faisait avec la violence des œuvres précédentes n'était pas pour déplaire sans doute au poète. C'est dans ce recueil que se trouvent, entre autres pièces d'une admirable beauté, les vers sur la mort de sa fille, Léopoldine Hugo. La première partie de la Légende des siècles est datée aussi de Guernesey (1859). C'est une série de petites épopées, embrassant tout le cycle légendaire du genre humain; c'est, à coup sûr, l'œuvre la plus parfaite et comme l'expression même de la géniale maturité du poète. On y a relevé justement la persistance de ce sentiment de haine, désormais si profond en lui, contre le despotisme sous toutes ses formes. Fidèle à ce sentiment, le poète refusait le bénéfice de l'amnistie, l'année même où paraissait la Légende des siècles. Ce prodigieux travailleur se vengeait des tristesses du présent en préparant la publication de nouveaux chefs-d'œuvre, dont la riche variété restera toujours un étonnement. C'est ainsi qu'il publie successivement: les Misérables (1862), roman social, d'intrigue assez banale et à la façon des romans-feuilletons d'Eugène Sue, mais que relèvent une langue puissante et des épisodes d'une farouche grandeur; Littérature et philosophie mêlées (1864); William Shakespeare (1864), qui ne devait être primitivement qu'une préface à la traduction de son fils, François-Victor, et que le poète, emporté par son admiration pour le grand dramaturge anglais, a transformé en une longue étude, faite d'enthousiasme et de verve; les Travailleurs de la mer (1866), idylle et drame, la jolie figure de Déruchette en opposition avec le sombre Gilliat, travaillant seul dans des Roches-Douvres de fantaisie à une œuvre cyclopéenne et impossible; puis les Chansons des rues et des bois (1865), où le poète «s'amuse» vraiment, sans qu'il faille trop prendre au sérieux son érotisme, d'ailleurs enjoué et gracieux, piquant tout au moins çà et là; enfin l'Homme qui rit (1869), couvre plus étrange encore, s'il se peut, exagérée, «énorme», sublime à tout prendre par parties.

L'homme politique n'était point mort cependant. En 1870, V. Hugo protesta contre le second plébiscite par un pamphlet intitulé: Non. Vint la guerre, Sedan; le poète rentra à Paris quelques jours après la révolution du 4 septembre. Il y revenait seul; Mme Hugo était morte à Bruxelles le 28 août 1868. Il demeura à Paris pendant le siège, montant sa garde et employant le produit de la vente d'une édition des Châtiments à fondre des canons et à doter des ambulances. Le 8 févr. 1871, il rentra dans la vie publique et fut élu député de la Seine à l'Assemblée de Bordeaux. Il y prononça un discours contre la paix et prit une autre fois la parole pour proposer le retour de l'Assemblée à Paris. Mais il donna sa démission au commencement de mars, en manière de réplique au tumulte qui interrompit son troisième discours où il avait pris la défense de Garibaldi. La mort de son fils Charles le contraignit, au reste, à regagner Paris, où il ramena la triste dépouille, et d'où il repartit pour Bruxelles afin d'y régler diverses affaires de famille. Il était dans cette ville pendant qu'éclata la Commune; mais il suivait les événements et protesta contre le décret sur les otages et le renversement de la colonne Vendôme. En retour et quand la Commune fut vaincue, il s'éleva contre les représailles exercées sur les insurgés et offrit même un refuge à certains d'entre eux dans sa maison de Bruxelles; cet acte d'humanité provoqua une émeute à Bruxelles; la «société» belge organisa une manifestation sous les fenêtres de V. Hugo, et le gouvernement l'expulsa. Il se rendit à Londres, et de là regagna Paris. Le 16 mai 1872, il fonda, avec François Hugo, P. Meurice et A. Vacquerie, une feuille démocratique à 5 cent., le Peuple souverain. Proposé pour la députation par le parti radical la même année, il échoua et n'occupa de nouvelles fonctions politiques qu'en 1875, époque où il fut nommé délégué sénatorial de la Seine. Élu sénateur l'année suivante, il siégea à l'extrême gauche et ne prononça qu'un discours en faveur des condamnés de la Commune.

Il avait publié depuis son retour à Paris: Actes et paroles (1872), sorte de dossier très curieux et très habilement, disposé, où l'auteur, cherchant à expliquer ses opinions successives en religion et en politique, reproduit les discours de tout genre qu'il avait en l'occasion de prononcer; l'Année terrible (1872), poème sur la guerre franco-allemande, considéré généralement comme inférieur à ses précédentes productions, et Quatre-vingt-treize (1873), récit romanesque et sublime des plus terribles phases de la Révolution.

S'il eut au Sénat un rôle politique effacé, son activité littéraire fut loin de se ralentir à partir de 1876. En 1877 parut la seconde série de la Légende des siècles, digne de la première, et l'Art d'être grand-père, où il revenait à l'expression des sentiments les plus touchants de sa maturité. L'histoire d'un crime, récit du coup d'État du Deux-Décembre, publié à la veille des élections, en 1877, eut un immense retentissement. Puis l'infatigable vieillard livra au public, d'année en année, une suite d'œuvres variées, dont quelques-unes existaient depuis longtemps à l'état de manuscrits et qui sont de valeur très diverse: le Discours pour Voltaire (1878); le Domaine public payant (1878); le Pape, poème (1878), la Pitié suprême, poésies (1879); l'Âne, poème (1880); Religion et Religions, poésies (1880); les Quatre Vents de l'esprit, poésies (1881); Torquemada, drame non représenté (1882); une troisième série de la Légende des siècles (1883); l'Archipel de la Manche (1883).

Choisi de nouveau comme délégué sénatorial par le conseil municipal de Paris en 1881 et réélu sénateur le 8 janv. 1882, objet d'une manifestation grandiose où la France entière prit part à son quatre-vingtième anniversaire Victor Hugo était en possession de la gloire politique et littéraire la plus éclatante qu'on eût jamais vue, lorsqu'il mourut, après une agonie de huit jours, le vendredi 22 mai 1885. Le magnifique cortège qui accompagna, par une suprême antithèse, le char des pauvres où il avait voulu qu'on emportât sa dépouille, ce concours de tout un peuple et des représentants des deux mondes ont bien prouvé l'universelle admiration dont était l'objet celui que E. Augier avait appelé «le Père». C'est qu'en effet il avait eu sur la littérature d'une grande moitié de ce siècle une domination extraordinaire; en politique, il avait été, suivant le mot de Charles de Mazade, «l'âme vibrante à tous les souffles, l'écho retentissant de tous les bruits, des enthousiasmes et des colères de son temps». Et assurément, l'éloge ne va pas sans restrictions; on le peut blâmer d'avoir trop obéi aux mouvements de l'opinion, à des influences intéressées peut-être, d'avoir eu trop de convictions successives pour qu'on puisse assurer que la dernière était bien l'aboutissant logique des précédentes; l'orateur, le romancier, le poète même ne sont pas chez lui sans défauts, et nous avons, au cours de cette biographie, impartialement signalé ces défaillances avec les maîtres de la critique contemporaine. Son œuvre n'en demeure pas moins la plus haute, la plus merveilleuse peut-être de ce siècle et de bien d'autres. Vinet le dit avec raison: «La dixième partie de son trésor lyrique suffirait pour faire vivre son nom aussi longtemps que notre langue et notre littérature. Pour la grandeur des idées et des images, pour l'élan, pour la verve soutenue, pour l'invention, pour l'ensemble du moins de toutes ces choses, il n'a personne au-dessus de lui parmi ses contemporains. Il ne lui manque que ce qui manque à tous, et ce qui fait l'honneur des grands âges littéraires, la mesure dans la force, l'économie dans la richesse.» Ajoutons qu'à la mort de ce puissant génie, nous ne connaissions encore qu'une partie de son œuvre. Il laissait une quantité considérable de manuscrits, datant de toutes les époques de sa vie; MM. Paul Meurice et Auguste Vacquerie, qui avaient la tâche de les publier, ont déjà fait paraître: le Théâtre en liberté (1884); la Fin de Satan (1886), seconde partie (incomplète): d'une trilogie dont la première partie est la Légende des siècles, et la troisième le poème de Dieu, qui vient d'être publié aussi; Choses vues (1887); Toute la lyre (1888-93); Océan (1894); En Voyage: les Alpes, les Pyrénées, France et Belgique; les Jumeaux; Amy Robsart, deux drames de jeunesse. Et ce n'est pas tout. Jules Tellier, qui avait commencé le dépouillement des manuscrits du grand poète et que la mort interrompit lui-même si déplorablement au début de sa tâche, nous a donné, dans un curieux article des Annales politiques et littéraires (30 sept. 1888), une nomenclature de tout ce qui reste encore à publier. En prose, c'est un Essai d'explication, qui serait l'exposé des doctrines philosophiques esquissées dans les Contemplations, et une volumineuse Correspondance, qui, malheureusement, ne pourra être livrée au public qu'au bout de longues années, tant par la volonté de l'auteur qu'à cause des personnalités en jeu; pour les œuvres de théâtre, trois comédies Cent mille Francs de rentes, Peut-être frère de Gavroche, Maglia, et quelques autres pièces qui semblent indiquer «que le grand poète a conçu vers la fin de sa vie l'idée d'un théâtre qui eût été quelque chose de tout à fait libre. Plus d'action, plus de drame proprement dit; rien qu'une succession de scènes sans lien apparent, mais se passant au même lieu.» En poésie: des satires contre le second Empire, les Années funestes; des poèmes satiriques ou philosophiques que V. Hugo avait réunis lui-même sous ces deux titres: les Colères justes et les Profondeurs; enfin un nombre infini de poésies diverses. «Il y en a des dizaines et des centaines, écrivait Jules Tellier, et des centaines encore. C'est une inondation, un déluge. On a eu beau publier Toute la lyre (700 pages de vers appartenant à toutes les époques de la vie du poète), il y a encore des quantités de pièces inédites de toutes les époques. De 1820 à 1878, Victor Hugo a écrit des vers continûment, infatigablement. Il ne s'est reposé un peu (et non point complètement) que dans ses dernières années. Sa fécondité était quelque chose de prodigieux.»

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