L'art d'être grand-père dans le Québec contemporain
Les réunions d'anciens font partie de la tradition des collèges classiques du Québec. Elles sont devenues la seule façon dont ils se survivent à eux-mêmes. C'est pourquoi le 50e anniversaire de graduation dans un vieux collège comme le séminaire de Saint-Hyacinthe est un événement important, surtout lorsqu'un éminent anthropologue comme Gilles Bibeau profite de l'occasion pour s'interroger sur le monde que sa génération a construit durant le dernier demi-siècle et qu'elle offre en héritage à ses petits-enfants.
On nous a donc conviés à faire un voyage dans notre passé personnel et collectif, à re-parcourir l’histoire récente du Québec et du monde tout en gardant l’œil bien ouvert vers l’avant et en le tournant du côté de l’avenir. Qu’il s’agisse de faire l’inventaire des biens (et du passif aussi) que nous laissons à celles et ceux qui nous suivent ou qu’il s’agisse d’essayer de prévoir ce que nos héritiers feront du monde qu’on leur laisse, on est pareillement confronté dans ces deux cas à l’incertitude et à l’inconnu. La meilleure piste à suivre pour, disons, prévoir ce que nos petits-enfants feront éventuellement avec l’héritage reçu consiste, me semble-t-il, à repenser à ce que nous avons nous-mêmes fait du monde que nous avons reçu de nos propres parents.
Notre génération née au début de la décennie 1940 est celle qui s’est libérée de l’univers social encore profondément conservateur (que le sociologue Marcel Rioux caractérisait en terme d’idéologie de conservation), clérical, rural et encore faiblement industrialisé qui avait été celui de nos parents et de nos grands-parents, un monde qu’ils nous ont transmis en pensant sans doute, du moins pour une bonne part d’entre eux, qu’il s’agissait là du meilleur monde possible. On a de la peine aujourd’hui à imaginer ce qu’était notre société d’avant les années 1960, celle-là même où nous avons grandi et où nous avons milité pour qu’une nouvelle société voit le jour.
Comme la majorité d’entre vous, j’ai fait mon « cours classique » entre 1953 et 1961, d’abord en ce qui me concerne durant quatre ans à l’Externat classique de Sorel puis pour un autre quatre ans au Séminaire où je vous ai rejoints, vous qui étiez de Saint-Hyacinthe, de Granby et d’ailleurs. Ces huit années de collège se situent précisément au moment du passage entre deux périodes historiques du Québec, l’une agonisante, fatiguée mais encore omniprésente, et l’autre s’avançant sur la pointe des pieds, mal équipée conceptuellement (n’arrivant pas à se dire) et hésitante tout en étant déjà porteuse de renouveau, d’espoir et de formidables bouffées d’air frais. Ce temps de l’entre‑deux qui a été le nôtre dans les années 1950 fut une étonnante période où l’unanimité de nos maîtres s’effondrait tout à coup par pans entiers (on n’enseignait plus seulement le thomisme), où la critique (mesurée il est vrai) devenait possible (en littérature on pouvait lire autre chose que Bernanos, Mauriac ou Claudel), où la censure se relâchait (en reprenant parfois ses droits dans cet enfer où on stockait les livres à l’index). Ce fut là un temps durant lequel l’expérimentation de nouveaux modèles pour le Québec était enfin devenue possible, à travers tâtonnement et essais.
N’oublions pas que le Québec du début des années 1960 comptait quelque 65 collèges classiques qui étaient pratiquement tous (sauf un, je crois) des séminaires à direction cléricale; des frères et des sœurs de différentes congrégations étaient en charge de l’ensemble des services hospitaliers et sociaux à travers tout le Québec francophone. Je vous rappelle quelques faits qui vous reviendront, j’en suis sûr, très vite en mémoire : en 1956, les abbés Dion et O’Neill dénoncent la corruption et le patronage du régime Duplessis; en 1958 le Mouvement laïque de langue française demande la déconfessionnalisation de tout le système scolaire et une réforme radicale en éducation; en 1960 la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC) se déconfessionnalise; le frère Untel publie ses Insolences, au début de 1960; et en cette même année 1960, l’équipe libérale de Jean Lesage prend le pouvoir avec le slogan : c’est le temps que ça change. En 1961, le gouvernement du Québec crée une Commission royale d’enquête sur l’éducation qui a abouti à la formation du ministère de l’Éducation en 1964 et l’apparition des CEGEPS qui sont venus remplacés les collèges classiques. Il se peut que l’Église du Québec ait alors trouvé son salut dans le fait que les évêques passèrent beaucoup de temps à Rome entre 1962 et 1966 où le Concile Vatican II leur permit de s’engager dans un aggiornamento des idées et des pratiques. Cela leur a ainsi permis d’emboîter le pas avec tout le Québec qui était en marche vers autre chose.
Quant à nous, nous étions en train de surfer, plus ou moins activement, sur la vague (un tsunami plutôt) de modernisation qui avait commencé à mettre notre société en mouvement. Au Salon des philosophes du Séminaire, nous avions accès (les pensionnaires s’en rappellent) à quelques quotidiens, notamment Le Devoir, dans lequel nous nous familiarisions avec le renouveau de la pensée. Ainsi, par exemple, en juillet 1958, André Laurendeau avait fait paraître un éditorial programmatique : La théorie du roi nègre qui m’avait alors beaucoup frappé. Lu avec plus de 50 ans de recul, j’ai l’impression que cet éditorial a constitué un des coups d’envoi majeurs de la Révolution tranquille, faisant naître un nouveau mythe, celui du « French power » en politique, en économie, et dans tous les aspects de la vie de notre société. En substance, il était dit : « nous sommes capables ». Les autres journalistes du Devoir que nous lisions tels Pierre Laporte (celui que la Révolution emportera dans la mort), Gérard Pelletier (une des colombes qui partiront vers Ottawa – un de la bande des salauds, selon M. Rioux), Gilles Marcotte, Jean‑Marc Léger et Gérard Filion écrivaient des textes à saveur nettement anti‑duplessiste et parfois anticléricale qui nourrissaient notre espoir de voir enfin apparaître un autre monde. Il y avait aussi la plume libertaire et caustique de Jean‑Louis Gagnon qui se donnait à lire, elle, dans La Presse et bien d’autres encore. Nous avons aussi fait partie, nous qui étions pensionnaires au collège, de l’auditoire des Idées en marche de Gérard Pelletier et de Point de mire de René Lévesque, du moins lorsqu’on nous autorisait - rarement - à regarder ces émissions télévisées.
Voilà quel fut l’environnement intellectuel nouveau qui nous a permis de rompre insensiblement avec ce qui nous avait semblé, jusque-là, aller de soi. Ensemble, collectivement, notre génération née au début des années 1940 a été conduite nolens volens à briser ce monde qui nous enfermait, du moins nous le pensions, dans la petitesse, la médiocrité, l’échec, le blocus mental et le culte du passé. Au temps de nos études, nous avons bel et bien préparé (sans trop le savoir) ce qui allait devenir la Révolution tranquille du Québec qui a fait naître, sous nos yeux, une société nouvelle, modernisée, ouverte sur le monde, libérée et pleine de promesses. Nous n’avons pas voulu être simplement des héritiers qui se limitent à maintenir les acquis sûrs du passé et à reproduire les vieux modèles; nous appartenons plutôt à cette génération – et nous pouvons en être fiers – qui s’est efforcée, les uns sans doute plus que les autres, à bouleverser l’ordre des choses sans cependant vouloir tout casser et à introduire une rupture dans l’histoire de notre société, ce qui s’est fait en lançant le Québec sur de nouveaux rails. Les choses allèrent très vite et il fut difficile de choisir entre ce qui méritait d’être conservé et ce dont il importait de nous délester.
Nous avons introduit un revirement fondamental dans la société que nos parents nous avaient léguée et nous l’avons fait en nous engageant avec plus ou moins de radicalisme dans le mouvement de modernisation du Québec. Pour faire naître une nouvelle société, il n’existe jamais de modèle tout fait ou de patron qu’il suffirait d’appliquer. Il y a en effet toujours hésitation dans les scénarios, les étapistes optant pour le changement progressif alors que les plus radicaux travaillent avec le marteau en main, convaincus qu’ils sont qu’il faut d’abord démolir avant de reconstruire. Nous nous trouvions face à une forteresse, ou mieux à une cathédrale, constituée par la « métaphysique » d’une pensée traditionnelle qui continuait à résister tant bien que mal. Les résistances étaient en effet encore bien là, silencieuses et lourdes, pesant de tout leur poids historique sur nos consciences. Parmi ces lieux de résistance, je recense le rôle de la Patente (Ordre de Jacques‑Cartier), une société secrète à laquelle j’ai été moi-même initié, comme tant d’autres, avec en tête le désir de promouvoir les intérêts du peuple canadien‑français (le mot Québécois ne faisait pas encore partie du vocabulaire).
D’autres parmi nos collègues de classe choisirent de travailler avec le marteau en mains. Je pense ici à notre collègue Laurent Girouard qui avait joint Parti Pris et qui lançait dès 1961 son personnage‑héros, le journaliste Émile Drolet, dans le terrorisme révolutionnaire poseur de bombes, jetant du même coup un regard quelque peu ironique (et attendri) à l’égard de ses condisciples du séminaire de Saint‑Hyacinthe, de nous tous donc qui manquions de courage dans ce grandiose projet consistant à faire sortir le peuple du Québec de sa chute collective dans l’insignifiance. Le héros de notre confrère Laurent dit quelque part dans le roman, en pensant sans doute à nous tous : « J’avais quelqu’un à tuer. Je l’ai cherché parmi mes semblables, mes frères. Ils m’ont ignoré et j’ai compris mon erreur. J’ai cherché un pays, craignant renier celui qu’on voulait m’imposer. Et j’ai compris qu’on ne lutte pas contre le sperme. [...] J’avais quelqu’un à oublier. Je tâche d’enterrer tous les mythes, toutes les folies, tout l’absurde de mes frères, d’envelopper dans le linceul de mon pays et son histoire et son insignifiance. [...] J’avais quelqu’un à tuer. Je l’achève péniblement » (Girouard 1964 : 166‑167). Comme Nietzsche qui a philosophé avec un marteau, Laurent s’est lancé, comme tant d’autres, dans un projet de transformation radicale de notre société.
Le mouvement révolutionnaire lancé en 1960 a bel et bien fait bouger le Québec mais la construction de la nouvelle société n’a duré qu’une vingtaine d’années, jusque vers les années 1980, moment de notre histoire où notre créativité collective semblait s’être épuisée. Au tournant des années 1980, nous sommes en effet entrés (comme on entrait autrefois en religion) dans le néo-libéralisme qui triomphait dans les pays occidentaux et nous sommes devenus des partisans acharnés d’une mondialisation dont nous espérions profiter. Nous l’avons fait avec d’autant plus d’enthousiasme que nous nous sentions de plus en plus assurés dans nos capacités à entrer en compétition avec le reste du monde (on était loin du slogan : « Nés pour un petit pain »); nous étions aussi convaincus de posséder de formidables ressources naturelles qui ne pouvaient qu’enrichir notre pays (l’actuel Plan Nord s’inscrit dans cette même logique) et nous refuserions désormais de vendre notre fer à un cent la tonne comme Duplessis l’avait fait en son temps; enfin nous avions acquis la certitude d’être forts, aussi puissants que les autres.
Nous en sommes venus (et pas seulement le Québec Inc) à « croire » dans les bienfaisantes vertus de l’idéologie capitaliste dominante et nous avons fait nôtres les valeurs de compétition, de consommation et de communication qui sont vite devenues les vertus centrales de notre nouveau credo. Nous étions certes encore une petite nation mais nous pensions (et nous pensons encore) pouvoir occuper une place, éminente et bien à nous, dans l’univers mondialisé qui est le nôtre, ce que nous faisons depuis près de deux décennies en exportant, en ouvrant de nouveaux marchés vers l’Asie, en vendant de plus en plus à l’étranger, en créant des technopoles un peu partout sur le territoire national, en soutenant nos entreprises d’une généreuse manne gouvernementale. Les dernières trente années nous ont ainsi fait vivre dans un troisième monde qui a largement mis fin, me semble-t-il, à la société innovatrice et créatrice que nous avions vu apparaître au tournant des années 1960.
Peut-être sommes-nous une des rares générations à avoir eu le privilège de connaître trois versions de la société québécoise, chacune se présentant comme un univers socio-culturel singulier avec ses valeurs propres, ses défis et ses enjeux collectifs, et son idéologie. Nous avons en effet vécu, d’une manière successive, dans trois mondes : pendant une dizaine d’années, nous avons partagé ce monde désormais bien lointain du cléricalisme que nos parents nous avaient transmis et dont il ne subsiste aujourd’hui que des bribes; puis il y eut pendant environ deux décennies l’exaltation qui a accompagné la construction d’une société nouvelle à travers une rapide modernisation de l’ensemble de la société du Québec; enfin depuis trente ans, nous vivons dans un monde d’orientation nettement néo-libéral qui fait de nous des acteurs qui jouent le jeu de la mondialisation et de tout ce qui vient avec, le meilleur comme le pire, tout en espérant que cela finira bien par enrichir toujours plus.
C’est ce dernier monde que nous laisserons, hélas, en héritage à nos petits-enfants qui n’aurons sans doute pratiquement rien appris de ce que furent les années dites de plomb sous M. Duplessis (connaîtront-ils même le nom de ce premier Ministre que l’on disait pieux?), années que nous avons connues; que sauront-ils du formidable rattrapage que fut la Révolution tranquille du Québec? Certains d’entre nous peuvent penser que la version néo-libérale du Québec que nous leur laisserons est le meilleur monde possible. Pour ma part, je crois que d’importantes corrections doivent être apportées, de toute urgence, à cette version de notre société si on veut en faire un monde qui soit vraiment humain pour la grande majorité de nos concitoyens.
Je termine en évoquant le fait que nos petits-enfants auront à travailler sur cinq chantiers principaux, tous aussi exigeants les uns que les autres, s’ils veulent pouvoir humaniser l’héritage que nous leur laisserons :
1. il leur faudra construire une société québécoise plurielle (inter-multi-pluri-culturelle) sans que le Québec ne perde son identité collective construite au fil de plus de quatre siècles, en sorte que notre petite nation de langue française puisse continuer à vivre (pas à survivre comme au temps de l’idéologie de la survivance) dans le Nord-Est de l’Amérique;
2. il leur faudra moderniser nos valeurs collectives et les ajuster à un monde de plus en plus « sécularisé » sans rompre totalement avec ce qui a fait la force de cohésion de notre société au cours de son histoire;
3. il leur faudra inventer des modèles de développement capables de combiner le progrès économique et le respect de l’environnement, dans un dépassement de la rhétorique pas mal vide du « développement durable » (cela s’impose fortement dans une société comme la nôtre qui est colossalement riche au plan des ressources naturelles);
4. il leur faudra ouvrir le modèle néo-libéral à la solidarité des plus riches à l’égard des plus pauvres dans une mise en place de nouvelles formes d’articulation entre les programmes publics de protection des citoyens et les interventions du secteur privé;
5. il leur faudra enfin expérimenter d’autres modes d’insertion du Québec dans l’ensemble du monde, par-delà notre préférence historique pour ce géant que sont les États-Unis.
Ce sont là autant de chantiers qui seront difficiles à travailler et qui demanderont inventivité et courage. On peut penser que nos petits-enfants feront preuve d’autant de capacités que nous, et sans doute plus encore que nous quand nous avons entrepris de transformer le Québec à travers une révolution qui a changé l’ordre des choses en démolissant par ci par là et en conservant diverses choses pour en faire les fondations d’un nouvel édifice. Certains d’entre nous vivront peut-être dans un quatrième monde, celui-là même qu’auront construit les « pas-encore-nés » et les « à-peine-entrés-dans-le-monde ». Ce sera quand nous serons vieux dans 20 ou 30 ans.
Il y aura bien sûr quelques centenaires parmi nous qui auront ainsi connu quatre versions différentes du Québec sur l’espace d’une seule vie! C’est tout de même pas mal!