3. La valeur littéraire de son oeuvre

Augustin Gazier
Troisième partie de la biographie de Molière par Augustin Gazier (1844-1922), publiée dans La Grande Encyclopédie . L'analyse littéraire des grandes comédies de Molière montre l'art consommé avec lequel il maîtrisait les règles aristotéliennes d'unités et savait développer toutes les parties de l'oeuvre dramatique. Également, l'art de la versification chez Molière dénote selon Gazier, une variété infinie de tons, une habileté merveilleuse et une facilité tenant du prodige qui le classent parmi les plus grands versificateurs de la langue française.
3. VALEUR LITTÉRAIRE DE SON OEUVRE
L'œuvre de Molière est singulièrement variée, puisqu'elle comprend tous les genres de comédie, depuis la farce jusqu'à la comédie de caractère presque sublime. Par conséquent, ses pièces n'ont pas toutes la même valeur, et l'on ne saurait les juger en bloc, soit en les considérant exclusivement comme des œuvres d'art, soit en examinant leur portée philosophique et morale. Il faut de toute nécessité, après avoir fait l'histoire de son théâtre, revenir un peu en arrière, laisser résolument de côté l'homme proprement dit, l'acteur et le chef de troupe, et dégager grâce aux procédés de la méthode analytique, les éléments divers qui permettront de ne plus voir en lui que l'homme de lettres et le moraliste; tel est l'objet de ce dernier chapitre.

Les comédies de Molière sont avant tout des œuvres littéraires et elles appartiennent a des genres définis dont les règles ont été fixées de temps immémorial. Ces règles, Molière les avait «lues autant qu'un autre», il l'a dit en termes formels; est-il vrai, comme on le répète aujourd'hui volontiers, que par la force de son génie il se soit élevé au-dessus d'elles et qu'il ait appliqué ce principe énoncé par Dorante, c.-à-d. par lui-même dans la Critique de l'École des Femmes: «Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n'est pas de plaire, et si une pièce de théâtre qui a attrapé son but n'a pas suivi un bon chemin?» S'il en était ainsi, Molière serait le poète fantaisiste par excellence, et il n'aurait pas écrit pour les Lyonnais en 1655 comme pour les Parisiens en 1659, pour les commis de boutique de la rue Saint-Denis comme pour le roi, car les uns et les autres ne pouvaient se plaire aux mêmes choses; et à ce compte, Tabarin ou Bruscambille vaudraient Molière. Mais il faut distinguer; l'auteur de la Critique soutient que le poète doit chercher a plaire; ainsi l'ont dit comme lui tous les maîtres de l'art, sans en excepter Corneille et Racine. Mais à qui donc ces grands hommes voulaient-ils plaire, sinon aux esprits délicats, aux gens de goût, aux connaisseurs qui n'admireront jamais une sottise? Aussi ont-ils tous ajouté que le poète doit plaire en suivant les règles de son art, et le fameux adage de Molière est précédé, dans la Critique, de ce petit mot significatif que l'on devrait bien citer aussi: «Les règles sont des observations aisées que le bon sens a faites sur ce qui peut ôter le plaisir que l'on prend à ces sortes de poèmes». Partant de ce principe, Molière s'est fait une poétique en partie double à laquelle il est constamment demeuré fidèle. Toutes les fois qu'il a dû composer une grande pièce en cinq actes, et particulièrement une comédie de caractère, il a respecté les règles dites aristotéliciennes, l'unité d'action, cela va sans dire, et aussi les unités réputées secondaires de lieu et de temps. L'École des Femmes, le Misanthrope, Tartuffe, l'Avare, le Bourgeois gentilhomme et les Femmes savantes sont d'une régularité parfaite; et l'on ne voit pas que Molière ait été plus gêné que Racine, même par les prétendues entraves des unités de salon et de cadran, comme on les a dénommées dédaigneusement. Agir de la sorte, c'était à ses yeux donner aux pièces qu'il composait l'attrait de la vraisemblance, c'était surtout éviter au spectateur une fatigue inutile. En revanche, il prenait des libertés grandes avec ces mêmes règles quand il faisait des pièces de fantaisie et surtout des farces. Dans le Malade imaginaire où, à la rigueur, l'unité de lieu est respectée, l'unité de temps ne l'est pas; dans le Médecin malgré lui, le théâtre représente une forêt, puis une chambre de la maison de Géronte, et enfin un lieu voisin de cette même maison. C'est la même chose, à plus forte raison, dans les comédies-ballets et dans les pièces à grand spectacle comme Psyché; dans le Festin de Pierre, il n'y a plus d'unités du tout, et jamais personne n'a songé à en faire un crime à Molière, parce que la grande règle, quand il s'agit de pièces d'ordre inférieur ou extraordinaires, c'est précisément de ne pas s'assujettir aux règles.

Molière, auteur de grandes comédies, est donc un classique dans toute la force du terme, et il sait conduire une intrigue avec habileté, de manière à bien ménager «la protase, l'épitase et la péripétie», c.-à-d. l'exposition, le nœud, le dénouement, parties essentielles de toute œuvre dramatique. Tantôt l'exposition exige seulement quelques scènes et le dénouement quelques vers ou quelques lignes; tantôt, au contraire, le premier acte ne suffit pas à montrer au juste de qui et de quoi il s'agit, c.-à-d. à terminer l'exposition. Les Femmes savantes et Tartuffe sont dans ce cas, et le dénouement de Tartuffe commence dès la fin du quatrième acte, au fameux: «C'est à vous d'en sortir!» Ce dénouement, célèbre entre tous, est même à vrai dire un épilogue, une petite pièce complémentaire ayant, elle aussi, son exposition, son nœud et son dénouement. Considérées à ce point de vue, certaines comédies de Molière sont des modèles achevés; mais on lui reproche de ne pas faire assez connaître le passé de ses personnages et de recourir trop volontiers pour dénouer une intrigue à ce que les anciens appelaient le deus ex machina. Le second de ces reproches surtout est fondé; les dénouements sont la partie faible du théâtre de Molière. Les reconnaissances invraisemblables du théâtre italien n'auraient pas dû être si souvent la ressource suprême d'un dramaturge si habile et l'intervention du roi lui-même pour amener la punition de Tartuffe est véritablement choquante. La faute, il est vrai, n'en est pas toujours au poète, qui se voyait obligé de terminer sa comédie par un mariage alors même que la logique des faits exigeait une conclusion toute différente. Tartuffe a si bien enlacé dans ses filets le malheureux Orgon que celui-ci ne devrait pas pouvoir lui échapper; le véritable dénouement d'un Tartuffe idéal, ce serait la ruine d'Orgon et de tous les siens, l'entrée triomphale du scélérat dans la maison qui lui «appartient». Mais alors Molière cessait d'être un poète comique, il composait une tragédie bourgeoise, un drame envers, et ce genre de poème n'avait pas encore été imaginé. Sachons-lui gré même d'avoir osé terminer le Misanthrope par une rupture éclatante d'Alceste et de Célimène, d'avoir donné pour conclusion à George Dandin la confusion du mari et d'avoir dénoué les Femmes savantes de la manière la plus heureuse, grâce aux fausses nouvelles apportées par Ariste. En somme, la composition des pièces de Molière laisse bien peu de place à la critique et l'on doit admirer sans réserve la manière dont il a su présenter ses personnages au spectateur avant de les introduire sur la scène, comme Tartuffe et Trissotin qui apparaissent seulement au troisième acte. On doit admirer de même l'art merveilleux avec lequel il a su ménager les entrées et les sorties, régler tous les mouvements des acteurs, agencer le dialogue, sauvegarder la vraisemblance et enfin donner à toutes ses fictions l'illusion de la vie.

L'admiration devient plus vive encore si l'on songe à l'infinie variété des caractères que Molière a dû peindre dans ses comédies. On y trouve, sauf de bien rares exceptions, tout ce qui peut jouer un rôle dans la famille ou dans la société, maris, femmes, pères, mères, beaux-pères et belles-mères, tuteurs, fils et filles, frères et sœurs, valets et servantes, créanciers, fournisseurs, précepteurs et professeurs, médecins et apothicaires, notaires et exempts, marquis, bourgeois, paysans, mendiants même; il n'y manque guère, chose curieuse, que les juges, les avocats et les plaideurs. Et chacun des personnages qu'il introduit sur la scène est peint de manière à ne jamais ressembler au voisin, chacun d'eux a sa marque distinctive, son cachet particulier, en un mot, son caractère. C'est M. Jourdain, c'est Harpagon, Chrysale, Orgon, Argan ou Géronte; c'est Mme Pernelle, Philaminte, Henriette ou Angélique; c'est M. Dimanche, Sganarelle, Scapin, Dorine, Martine, Nicole ou Tomette; nous connaissons tous ces gens-là comme si nous avions vécu avec eux. Même quand il s'agit de personnages qui ne font que passer, comme le pauvre de Don Juan, ils sont vraiment en chair et en os; ce ne sont jamais des fantômes ou des marionnettes comme on n'en voit que trop dans la comédie moderne. Cependant Molière n'a pas diversifié ces caractères à l'infini; rarement chez lui les pères ou les maris sont dignes d'estime ou de respect. Il y a bien peu de mères sur son théâtre; combien en compterait-on en dehors de Mme Jourdain, de Philaminte et de Mme de Sottenville? Ce sont les jeunes belles-mères, Elmire et Béline, qui les remplacent, et la raison de ce fait est fort simple: il faut à la comédie des jeunes filles amoureuses. Dans ces conditions, la présence d'une mère est gênante pour les amants et plus encore pour le poète. Les jeunes premiers et les ingénues abondent au contraire, et Molière, qui avait un tour d'esprit très romanesque, s'est complu à leur prêter de grands discours remplis de tendresse, à multiplier les brouilleries suivies de raccommodements. Enfin la nécessité inéluctable des confidents l'a conduit à mettre sur la scène, et en nombre très considérable, des valets de toute sorte et des servantes dont quelques-unes sont assez délurées. Beaucoup de ces caractères semblent avoir été poussés au noir, et l'on ferait une liste bien longue si l'on voulait énumérer tous les personnages méprisables, odieux ou à tout le moins antipathiques, que l'on trouve dans le théâtre de Molière. Mais il faut bien qu'il en soit ainsi: le peintre de l'humanité, s'il veut que ses portraits ressemblent, a rarement le bonheur de rencontrer de beaux modèles. La comédie peint les vices, les travers et les ridicules, elle nous offre done une sorte de musée, ou sont représentées toutes les difformités de la pauvre nature humaine. Mais alors comment peut-elle provoquer le rire, et non les larmes ou le dégoût? Nous touchons ici à l'une des questions les plus délicates que soulève l'étude attentive du théâtre de Molière. En effet, il a généralement peint les hommes en laid, et si l'on peut admirer dans son théâtre quelques personnages sensés, pleins de droiture et de générosité, comme Eliante dans le Misanthrope, Ariste et Henriette dans les Femmes savantes et don Louis dans le Festin de Pierre, c'est par exception et pour mieux faire ressortir les contrastes. Et non seulement Molière a peint à la douzaine des hommes peu dignes d'estime, mais il parait avoir pris à tâche de montrer combien ces gens-là font souffrir leur entourage. Son théâtre tout entier est comme enveloppé dans une atmosphère de tristesse; les ménages sont désunis; les pères avares, vaniteux, égoïstes, martyrisent leurs enfants; les fils en viennent à désirer la mort de leurs pères, ou ils leur manquent de respect, ou enfin ils les volent. Les filles mêmes, comme Elise, Marianne, Henriette et Angélique, semblent n'avoir plus de refuge que le couvent, à moins qu'elles ne se fassent enlever par leurs amants, et bien souvent c'est la valetaille qui gouverne au logis, qui s'arroge la tutelle des enfants. Tout cela, si l'on y regarde de près, est profondément triste, et néanmoins les comédies de Molière, dont la lecture laisse une impression de mélancolie, soulèvent à la représentation le rire le plus franc; elles sont, malgré tout, d'un comique irrésistible. D'où vient cela? C'est que Molière, avec un art merveilleux, a caché la tristesse du fond sous l'exubérante gaité de la forme. Pour y parvenir, il a employé simultanément ou à tour de rôle ce qu'on appelle, en termes du métier, le comique de situation et le comique de mots. Non content de charmer les badauds en leur montrant Géronte enfermé dans un sac et battu par Scapin, on Pourceaugnac traqué par les apothicaires, il a su nous représenter don Juan chapitré par Sganarelle, Tartuffe interpellé par Dorine, Chrysale parlant à sa sœur et non pas à sa femme, Harpagon hésitant entre sa fille et sa cassette, Argan honni successivement par son apothicaire et par son médecin, Alceste le misanthrope épris d'une coquette et Harpagon contraint de régaler Marianne. Quant au comique de mots, il tient surtout à ce fait que Molière, homme d'infiniment d'esprit, a donné à ses personnages l'esprit d'à-propos, celui qui consiste à bien observer les nuances d'une idée, à saisir les contrastes, à faire des rapprochements inattendus. Les saillies au gros sel sont chez lui l'exception et la plupart de ses plaisanteries sont au contraire d'une extrême délicatesse. Le comique de Molière, ce n'est pas assurément la bruyante gaieté de Plaute, ce n'est pas davantage le fin sourire de Térence, c'est mieux encore, ou plutôt c'est un heureux mélange de l'un et de l'autre, et La Fontaine était bon juge quand il consacrait à son ami cette épitaphe célèbre:
    Sous ce tombeau gisent Plaute et Térence,
    Et cependant le seul Molière y gît.

[La langue et le style de Molière]
— Que dire enfin de la langue et du style de Molière? Alors même que ses pièces laisseraient à désirer, ce qui n'est pas, au point de vue de la composition générale et particulière, que l'auteur ne mériterait pas d'être appelé par excellence le peintre de la nature humaine et que ses comédies ne seraient point des chefs-d'œuvre de comique, elles n'en devraient pas moins être considérées comme un des plus beaux monuments de l'admirable langue du XVIIe siècle. Ce qui distingue Molière écrivain, c'est la fermeté, la vigueur du style associées à la suprême élégance et à la distinction véritable; il dit toujours tout ce qu'il veut et de la façon qu'il veut le dire, car il rencontre toujours le mot propre, et en cela il est le digne émule des plus grands maîtres, de Pascal, de Bossuet, de Corneille, de Racine et enfin de La Fontaine. Et pourtant Molière écrivain s'est trouvé en butte aux attaques très vives de quelques-uns de ses contemporains. La Bruyère et Fénelon lui ont reproché de n'avoir pas su éviter le jargon, le barbarisme, le galimatias; ils l'ont accusé de parler mal alors même qu'il pensait le mieux. L'auteur de la Lettre à l'Acadàrnie est allé jusqu'à prétendre que Molière écrit moins mal en prose qu'en vers! «La versification française l'a gêné, dit Fénelon, et il a mieux réussi pour les vers dans l'Amphitryon, où il a pris la liberté de faire des vers irréguliers. Mais, en général, il me parait, jusque dans sa prose, ne parler point assez simplement pour exprimer toutes les passions.» Voilà sans doute des accusations graves, et elles contrastent fort avec la louange si délicate que Boileau adressait cinquante ans auparavant au poète qui trouvait si bien la rime, qui savait si parfaitement «à quel coin se marquent les bons vers». Si ces accusations étaient fondées, les éloges décernés à Molière écrivain n'auraient plus aucune portée, mais elles sont injustes. Ses vers dénotent en général une habileté merveilleuse, une facilité qui tient du prodige, et il est impossible de trouver, même dans Polyeucte ou dans Athalie, des tirades mieux versifiées que certains couplets de l'École des Femmes, du Misanthrope, de Tartuffe et des Femmes savantes; ces beaux vers-là, si pleins, si sonores, sont dans toutes les mémoires. L'auteur d'Amphitryon est un écrivain qui connaît tous les secrets de sa langue, un versificateur qui se joue de toutes les difficultés, et sa comédie, justement admirée par Fénelon, pourrait être proposée comme le modèle le plus parfait de l'art d'écrire en vers. Il faut convenir pourtant que la nécessité de travailler vite a pu empêcher Molière d'être à lui-même «le sévère critique» dont a parlé Boileau; aussi est-il parfois obscur, guindé, forcé de recourir aux circonlocutions et surtout aux hémistiches de remplissage
    Et n'allez point quitter, de quoi que l'on vous somme,
    Le renom qu'à la cour vous avez d'honnête homme,
    Pour prendre, de la main d'un avide imprimeur,
    Celui de ridicule et misérable auteur...
    — Et sa morale, faite à mépriser le bien,
    Sur l'ardeur de sa bile opère comme rien.

Mais ces défaillances sont bien rares chez Molière, et pour être juste envers lui on doit tenir compte de sa situation vraiment exceptionnelle. Outre qu'il était toujours pressé par le temps et hors d'état de polir et de repolir son onvrage, il n'avait pas, ce poète chef de troupe, la possibilité de se corriger d'une édition à l'autre. Corneille et Racine ont pu améliorer à loisir les œuvres qu'ils avaient déjà publiées; Corneille a transformé complètement ses premières pièces, et les modifications qu'il y a introduites après avoir lu Vaugelas se comptent par milliers. Molière n'avait pas la même liberté; ses camarades, qui savaient leurs rôles par cœur, ne se seraient pas prêtés aux changements que pouvaient y apporter ses scrupules académiques: il était condamné à l'immobilité. L'inconvénient d'une telle situation était évidemment moindre quand il s'agissait de comédies en prose, et il est certain que ces dernières sont encore mieux écrites que les comédies en vers. L'Avare, le Médecin malgré lui, Don Juan, le Bourgeois gentilhomme et le Malade imaginaire sont d'une langue admirable et ce sont des chefs-d'œuvre de style.

Et ce qui distingue le style de Molière, en poésie comme en prose, c'est avant tout son extrême variété. Obligé de se dissimuler toujours derrière ses personnages, de prêter à chacun d'eux le langage qui lui convenait, et par conséquent de faire parler successivement des grands seigneurs, des marquis et des marquises de la plus exquise politesse, des hommes du commun et même des paysans et des filles de cuisine, des gens de la plus haute intelligence, des lettrés délicats et aussi des sots de toute condition, des pédants ou des femmes façonnières, le poète comique a trouvé le moyen, sans jamais tomber dans l'exagération et sans verser dans la grossièreté, de donner à chacun de ses héros un vocabulaire, une syntaxe et une rhétorique qui lui fussent propres. Que de styles différents dans les Femmes savantes, puisque nous entendons successivement les trois pédantes, et Henriette et Martine; puisque Clitendre, Ariste et Chrysale ne parlent pas absolument la même langue, et que nous entendons discourir Trissotin et Vadius! Néanmoins ces oppositions ne sont nullement choquantes; il n'y a pas la moindre disparate. Bien avant Buffon, Molière avait observé quele style «est de l'homme même», et c'est pourquoi, sans choquer le moins du monde le lecteur le plus exigeant, il a su avoir autant de styles que de personnages. C'est une difficulté analogue à celle que rencontre le musicien quand il associe dans une même symphonie les instruments les plus divers,; le violon, la flûte, le cor, la grosse caisse et les cymbales. C'est en cela surtout que, selon le vœu de Molière-Dorante dans la Critique de l'École des Femmes, on peut juger la comédie un peu plus difficile à faire que la tragédie, parce que la tragédie classique ne comporte jamais une aussi grande variété et des oppositions si tranchées. Boileau n'avait donc pas tort de dire à Louis XIV que le plus grand écrivain, sinon le plus grand homme de lettres de son siècle, c'était Molière.

Ce n'est pas à dire pourtant que Molière écrivain soit absolument sans défauts; la perfection n'étant pas de ce monde, on a pu lui reprocher, et le fait est digne de remarque chez le frondeur des précieuses, une certaine tendance à la mièvrerie, à la préciosité. Ses amoureux parlent quelquefois le langage des ruelles, et quelques-unes de ses scènes de jalousie ou de raccommodement annoncent déjà Maritaux. Enfin, ce qui parait manquer le plus à Molière, bien qu'il soit au premier rang de nos poètes, c'est la poésie proprement dite, et en particulier l'intelligence des beautés de la nature, ce sentiment qui donnera aux œuvres de J.-J. Rousseau une saveur si exquise. Chose étonnante, un auteur qui a tant voyagé, le seul peut-être de nos grands écrivains du XVIIe siècle qui ait pu contempler les vagues de l'Océan et les flots bleus de la Méditerranée, le seul qui ait vu de près les monts d'Auvergne, les Alpes et les Pyrénées, n'a jamais décrit un paysage ou fait une idylle, alors même que son Don Juan échappait à la tempête, que Sganarelle coupait du bois dans une forêt, et qu'il y avait sur la scène des bergers, des bergères, et des enfants de la nature comme Charlotte et Pierrot. C'est lui qui n'a pas hésité à donner, au début du Malade imaginaire, l'indication suivante: «Le théâtre représente un lieu champêtre, — et néanmoins fort agréable!» Molière, le contemplateur, ne voyait que l'homme; c'est aux peintures morales qu'il s'attachait exclusivement, et il l'a fait avec un tel génie qu'après l'avoir jugé comme écrivain, la critique est obligée de le considérer sous un autre aspect, de voir en lui le philosophe et le moraliste.

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