Coppet et le tombeau de Mme de Staël
Je me rappelais aussi ce que j’ai dit dans ces Mémoires de ma dernière visite à Combourg, en partant pour l’Amérique. Deux mondes divers, mais liés par une secrète sympathie, nous occupaient, Mme Récamier et moi. Hélas! ces mondes isolés, chacun de nous les porte en soi; car où sont les personnes qui ont vécu assez longtemps les unes près des autres pour n’avoir pas des souvenirs séparés? Du château, nous sommes entrés dans le parc; le premier automne commençait à rougir et à détacher quelques feuilles; le vent s’abattait par degrés et laissait ouïr un ruisseau qui fait tourner un moulin. Après avoir suivi les allées qu’elle avait coutume de parcourir avec Mme de Staël, Mme Récamier a voulu saluer ses cendres. À quelque distance du parc est un taillis mêlé d’arbres plus grands, et environné d’un mur humide et dégradé. Ce taillis ressemble à ces bouquets de bois au milieu des plaines que les chasseurs appellent des remises : c’est là que la mort a poussé sa proie et renfermé ses victimes.
Un sépulcre avait été bâti d’avance dans ce bois pour y recevoir M. Necker, Mme Necker et Mme de Staël : quand celle-ci est arrivée au rendez-vous, on a muré la porte de la crypte. L’enfant d’Auguste de Staël est resté en dehors, et Auguste lui-même, mort avant son enfant, a été placé sous une pierre aux pieds de ses parents. Sur la pierre sont gravées ces paroles tirées de l’Écriture : Pourquoi cherchez-vous parmi les morts celui qui est vivant dans le ciel? Je ne suis point entré dans le bois; Mme Récamier a seule obtenu la permission d’y pénétrer. Resté assis sur un banc devant le mur d’enceinte, je tournais le dos à la France et j’avais les yeux attachés, tantôt sur la cime du Mont-Blanc, tantôt sur le lac de Genève : les nuages d’or couvraient l’horizon derrière la ligne sombre du Jura; on eût dit d’une gloire qui s’élevait au-dessus d’un long cercueil. J’apercevais de l’autre côté du lac la maison de lord Byron, dont le faîte était touché d’un rayon du couchant; Rousseau n’était plus là pour admirer ce spectacle, et Voltaire, aussi disparu, ne s’en était jamais soucié. C’était au pied du tombeau de Mme de Staël que tant d’illustres absents sur le même rivage se présentaient à ma mémoire : ils semblaient venir chercher l’ombre leur égale pour s’envoler au ciel avec elle et lui faire cortège pendant la nuit. Dans ce moment, Mme Récamier, pâle et en larmes, est sortie du bocage funèbre elle-même comme une ombre. Si j’ai jamais senti à la fois la vanité et la vérité de la gloire et de la vie, c’est à l’entrée du bois silencieux, obscur, inconnu, où dort celle qui eut tant d’éclat et de renom, et en voyant ce que c’est que d’être véritablement aimé.
(1) Mme Récamier