Sainte-Beuve sur Mme de Staël (extraits)

Charles-Augustin Sainte-Beuve
Issue de souche réformatrice par son père, Mme de Staël se rallie par son éducation et sa première jeunesse aux salons de l'ancien monde. Les personnages parmi lesquels elle a grandi, et qui sourirent à son précoce essor, sont tous ceux qui composent le cercle le plus spirituel des dernières années d'autrefois; lisant vers 1810, au temps de ses plus grandes persécutions, la Correspondance de Mme du Deffand et d'Horace Walpole, elle se retrouvait singulièrement émue au souvenir de ce grand monde, dont elle avait connu beaucoup de personnages et toutes les familles. Si elle s'y fit remarquer dans sa première attitude par quelque chose de sentimental et d'extrêmement animé, à quoi se prenaient certaines aristocraties envieuses, c'est qu'elle était destinée à porter du mouvement et de l'imprévu partout où elle se serait trouvée. Mais, même en se continuant dans ce cercle pacifique, sa vie en devenait déjà l'un des plus incontestés ornements, et elle allait prolonger, sous une forme moins régulière et plus grandiose, cette galerie des salons illustres de l'ancienne société française. Mme de Staël reproduit donc suffisamment en elle cette manière et ce charme d'autrefois; mais elle ne s'en tient pas à cet héritage, car ce qui la distingue, comme la plupart des génies, et plus éminemment qu'aucun autre, c'est l'universalité d'intelligence, le besoin de renouvellement, la capacité des affections. À coté des succès traditionnels et déjà classiques de Mme du Deffand, de Mme de Beauvau, qu'elle eût continués à sa manière en les rompant avec originalité, elle ne sent pas moins l'énergie récente, le génie plébéien et la virilité des âmes républicaines. Les héroïsmes de Mme Roland et de Charlotte Corday la trouvent prête et sont à l'aise dans son cœur; ses délicatesses pour les autres nobles amitiés n'y perdent rien. Véritable sœur d'André Chénier en instinct de dévouement, elle a un cri d'éloquence pour la reine, comme lui pour Louis XVI; elle viendrait la défendre à la barre, s'il y avait chance de la sauver. Elle subit bientôt, et, dans son livre de l'Influence des Passions, elle exprime toute la tristesse du stoïcisme vertueux en ces temps d'oppression où l'on ne peut que mourir. Sous la période directoriale, ses écrits, sa conversation, sans exclure les qualités précédentes, admettent un ton plus sévère; elle soutient la cause de la philosophie, de la perfectibilité, de la république modérée et libre, tout comme l'aurait pu faire la. veuve de Condorcet. C'est alors ou peu après, dans la préface de la Littérature considérée dans ses Rapports avec les Institutions sociales, qu'elle exprimait cette mâle pensée:
    Quelques vies de Plutarque, une lettre de Brutus à Cicéron, des paroles de Caton d'Utique dans la langue d'Addison, des réflexions que la haine de la tyrannie inspirait à Tacite,... relèvent l'âme que flétrissaient les événements contemporains.
Et cela ne l'empêche pas au même moment de se rouvrir et de se complaire à toutes les amitiés de l'ancien monde, à mesure qu'elles reparaissent de l'exil. Et, tout à côté, elle apprécie, elle accueille en son cœur la renommée de femme de ce temps la plus en vogue (Mme Récamier), la plus ornée et la plus pure; elle s'en entoure comme d'une guirlande, tandis que les Lettres de Brutus restent entr'ouvertes encore, et que M. de Montmorency lui sourit avec piété. Ainsi, tour à tour ou à la fois, le mouvement d'esprit des salons du dix-huitième siècle, la vigueur des espérances nouvelles et des fortes entreprises, la tristesse du patriotisme stoïque, comme le retour aux gracieuses amitiés et l'accès aux modernes élégances se mêlent ou se succèdent en cette âme aussi diverse que véritablement complète. – Et plus tard, à sa rentrée en France après l'Empire, dans les trop courtes années qu'elle vécut, la voilà qui saisit avec la même promptitude le sens des transactions nécessaires, et sa liaison plus fréquente, dans les derniers temps, avec des personnes comme Mme de Duras, achève de placer en son existence toutes les teintes caractéristiques des phases sociales où elle a passé, depuis le salon à demi philosophique et novateur de sa mère jusqu'au royalisme libéral de la Restauration. À la prendre sous ce point de vue, l'existence de Mme de Staël est dans son entier comme un grand empire qu'elle est sans cesse occupée, non moins que cet autre conquérant, son contemporain et son oppresseur, à compléter et à augmenter.. Mais ce n'est pas dans un sens matériel qu'elle s'agite; ce n'est pas une province après une province, un royaume après un autre, que son activité infatigable convoite et entasse: c'est dans l'ordre de l'esprit qu'elle s'épand sans cesse, c'est la multiplicité des idées élevées, des sentiments profonds, des relations enviables, qu'elle cherche à organiser en elle, autour d'elle. Oui, en ses années de vie entière et puissante, instinctivement et par l'effet d'une sympathie, d'une curiosité impétueuse, elle aspirait, on peut le dire avec éloge, elle aspirait à une vaste cour, à un empire croissant d'intelligence et d'affection, où rien d'important ou de gracieux ne fût omis, où toutes les distinctions de talent, de naissance, de patriotisme, de beauté, eussent leur trône sous ses regards: comme une impératrice de la pensée, elle aimait à enserrer dans ses libres domaines tous les apanages. Quand Bonaparte la frappa, il en voulait confusément à cette rivalité qu'elle affectait sans s'en rendre compté elle-même.

Le caractère dominant de Mme de Staël, l'unité principale de tous les contrastes qu'elle embrassait, l'esprit rapide et pénétrant qui circulait de l'un à l'autre et soutenait cet assemblage merveilleux, c'était à coup sûr la conversation, la parole improvisée, soudaine, au moment où elle jaillissait toute divine de la source perpétuelle de son âme: c'était là, à proprement parler, ce qui constituait pour elle la vie, mot magique qu'elle a tant employé, et qu'il faut employer si souvent à son exemple en parlant d'elle. Tous les contemporains se montrent unanimes là-dessus. Il en est d'elle comme du grand orateur athénien: quand vous admirez et que vous vous émouvez aux pages spirituelles ou brûlantes, quelqu'un toujours peut dire: Que serait-ce donc si vous l'aviez entendue elle-même? Les adversaires et les critiques qui se servent volontiers d'une supériorité pour en combattre une autre dans tout grand individu trop complet à leurs yeux, qui prennent acte du talent déjà prouvé contre le talent nouveau auquel il prétend, rendent sur ce point à Mme de Staël un hommage intéressé et quelque peu perfide, égal, quoi qu'il en soit, à celui de ses admirateurs. Fontanes, en 1800, terminait les fameux articles du Mercure par ces mots: « En écrivant; elle croyait converser encore. Ceux qui l'écoutent ne cessent de l'applaudir; je ne l'entendais point quand je l'ai critiquée... »

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