Le tondo Doni et le carton de la Guerre de Pise
Il y avait alors à Florence un riche marchand, Agnolo Doni, qui paraît avoir eu, en matière d'art, un goût très pur avec une certaine prédisposition à deviner, à encourager les talents nouveaux. On doit prendre pour un homme bien avisé l'amateur qui fit peindre par le jeune Raphaël son portrait et celui de sa femme Maddalena Strozzi. Ces deux portraits doivent être de 1506, ou à peu près: C'est avant cette époque qu'Agnolo Doni demanda un tableau à Michel-Ange, amico suo, dit Vasari. Michel-Ange en effet le traita en ami: il peignit pour lui le tableau rond, le tondo di pittura, qu'on admire aux Offices.
L'œuvre est extraordinaire, et je vois, dans les livres, qu'elle n'a pas toujours été comprise. Le groupe principal, composé de trois figures, présente dans sa cohésion les conditions rythmiques de la sculpture la plus savante. La Vierge est assise, les genoux repliés, et son attitude concilie la familiarité et le style. La partie supérieure de son corps s'infléchit un peu en arrière; la jeune mère se penche et, des deux bras légèrement élevés, elle fait passer par-dessus son épaule le petit Jésus, précieux fardeau qu'elle remet à saint Joseph assis derrière elle. C'est bien ainsi que Vasari a compris le mouvement: Ha in sulle braccia un putto, e porgelo a Giuseppo, che lo riceve. La Vierge tourne doucement la tête, et son regard suit l'enfant pendant ce facile voyage. Dans le fond, à droite et à gauche, Michel-Ange a placé, sans trop se soucier de l'à-propos, quelques figurines nues. Ce sont des adolescents qui ne se mêlent en aucune façon à cette scène de famille. Les uns sont debout, les autres sont assis ou appuyés sur une muraille basse, banquette de pierre assez semblable au parapet d'un pont. Ces figures, dont le dessin est d'ailleurs d'un goût ravissant, ne sont pas sans avoir inquiété les beaux esprits. On a voulu trouver à ces personnages une signification symbolique, et l'on est allé jusqu'à voir en eux une représentation des Prophètes. Cette supposition est fort subtile. Vasari, qui n'avait pu la prévoir, prétend, avec sa bonhomie ordinaire, que Michel-Ange a peint, dans le fond, ces figures nues «per mostrare maggiormente l’arte sua essere grandissima». On ne pouvait mieux dire. Nous nous bornerons à ajouter qu'en cette première période de sa vie, Michel-Ange était encore très imbu des traditions du XVe siècle. La fantaisie qu'on lui a reprochée ne lui appartenait pas en propre: il avait vu des figures pareilles dans le beau tableau peint par Luca Signorelli pour Laurent de Médicis, la Vierge et l'enfant Jésus, aujourd'hui au musée des Offices. Ne faut-il pas d'ailleurs tenir compte des aspirations de l'art en ces années de renouvellement? Pendant la période d'ascétisme, la nudité avait été proscrite. C'était une joie pour des maîtres comme Michel-Ange de pouvoir la faire resplendir au grand soleil, dans sa liberté triomphante.
Étudiée au point de vue de la couleur, la Sainte Famille montre le progrès qui s'était accompli chez Michel-Ange; elle précise l'évolution normale qui, peu à peu, le poussait dans les voies de l'harmonie. La Vierge est vêtue d'une sorte de tunique à manches courtes, qui enveloppe le corsage et le torse: cette partie du costume est d'un ton rosé, mais sans vivacité excessive; le bas de la robe ou l'ample draperie qui couvre les genoux et les jambes laisse dominer la note bleue. Le saint Joseph, placé derrière la Vierge, porte un vêtement qui, d'un gris bleuâtre par le haut, s'achève dans les enroulements grandioses d'une étoffe dont les plis descendent jusqu'aux pieds. Cette étoffe se colore d'un orangé rose, tour à tour clair ou foncé, selon que les cassures du tissu appellent la lumière ou l'ombre. L'enfant complètement nu, le visage de saint Joseph, la tête et les bras de la mère sont d'une coloration brune et dorée qui s'accorde très heureusement avec les autres parties du tableau. Cette peinture, je n'ai pas à le dire, n'est nullement vénitienne, mais les tons sont suffisamment rompus, et l'ensemble présente une chaude harmonie. Aucun tâtonnement d'ailleurs; partout, au contraire, la trace d'une volonté indépendante et les signes d'une écriture résolue. A l'heure où il achève la Sainte Famille, Michel-Ange est encore un jeune peintre; il n'a guère fait plus de trois ou quatre tableaux; mais, pour la couleur et pour le dessin, il a déjà conquis sa force suprême et définitive.
Un mot sur l'exécution. Le graveur Cochin, qui ne s'est pas trompé toujours dans ses appréciations, a parlé de la Sainte Famille d'une façon assez singulière. Il commence par déclarer que la composition est bizarre et il ajoute: «Il y a des beautés dans ce morceau. Les draperies en sont plissées d'un beau choix; les plis sont cependant cassés un peu sèchement; mais ils sont bien formés: il y a des choses savamment dessinées. La manière, en général, est sèche 6.» On reconnaît là le style et le goût d'un critique du temps de Louis XV, avec une nuance de plus, l'effort touchant d'un esprit loyal qui cherche à comprendre. Mais un mot doit être retenu dans le jugement de Cochin: il y a certainement de la sécheresse dans la Sainte Famille. Ce défaut existe non seulement pour l'amateur qui place son idéal dans les carnations savoureuses de Boucher, mais aussi pour l'historien qui sait (autant que ces choses peuvent être connues) quel mouvement heureux se produisit dans l'École florentine vers 1500 et pendant les cinq ou six années qui suivirent. Ce point vaut la peine d'être éclairci.
Quand, au sortir de l'atelier de Ghirlandajo, Michel-Ange s'essaya dans la peinture, le grand révolutionnaire du moment, Léonard de Vinci, avait quitté Florence. Il était à Milan, où, combinant la gravité savante du génie toscan avec la grâce lombarde, il apportait dans l'art de peindre quelque chose que le XVe siècle n'avait point connu, qu'il avait ignoré lui-même en ses commencements: la douceur, la suavité, la morbidesse. La Cène, achevée en 1498, proclamait déjà la bonne nouvelle. En 1500, avant que Michel-Ange ne fût revenu de Rome, Léonard reparut à Florence et il y commença l'émouvant prodige, la Joconde. Il faut croire que ce portrait ne fut montré d'abord qu'à quelques initiés, et que la séduction du nouveau procédé ne fut pas immédiatement comprise. D'ailleurs, la vie de Léonard à cette époque fut à chaque instant morcelée par des voyages ou des entreprises qui l'obligeaient à abandonner le chef-d'œuvre commencé: il fait de longues excursions dans l'Ombrie, il revient à Florence, il retourne à Milan, si bien que lorsqu'il partit pour la France en 1516, il ne croyait pas, l'insatiable, que la Joconde fût terminée.
Michel-Ange ne paraît point avoir été du nombre des privilégiés qui, dès la première heure, furent initiés à la méthode nouvelle. Je n'entends pas dire qu'il n'ait pas subi l'influence de Léonard: cette influence devait être considérable et salutaire; mais elle ne s'exerça que plus tard. Au temps de la Sainte Famille, vers 1503 ou 1504, le charme souverain n'avait pas encore agi, du moins sur le peintre. Il y a donc un peu de dureté dans l'exécution du fameux tondo des Offices, des plis trop secs et surtout des carnations d'une fermeté trop consistante.
Défaut grave, assurément, mais qui allait, bientôt disparaître et qui est d'ailleurs le seul qu'on puisse signaler dans cette admirable peinture. Michel-Ange, nous l'avons dit, y révèle de la puissance et de la grandeur; les lignes sont belles dans le rythme circulaire de leur enroulement voulu; le geste est rare, inédit peut-être; le sentiment est calme et doux, et quant aux figures, inutiles selon les uns, exagérées selon les autres, qui se montrent nues au fond du tableau, elles ont l'élégante désinvolture, la fierté robuste de petits bronzes où le mouvement florentin s'ajoute à la gravité antique 7.
On serait tenté de regarder Condivi et Vasari comme des biographes ignorants ou du moins singulièrement distraits, quand on voit combien ils ont été imparfaitement informés en ce qui touche les premières peintures de Michel-Ange. Ces deux contemporains du maître, ces deux, enthousiastes ne nous disent rien d'un tableau que l'artiste a dû peindre à peu près à la même époque que la Sainte Famille, la Mise au Tombeau, de l'ancienne collection Macpherson. Cette œuvre, malheureusement inachevée, est encore une nouvelle venue dans le catalogue des productions de Michel-Ange. On n'en a point écrit l'histoire. Elle avait appartenu au cardinal Fesch et au prince de Musignano, qui n'en surent jamais la valeur, lorsqu'un marchand romain la vendit en 1846 à M. Robert Macpherson. L'amateur anglais opérait dans l'inconnu, car plusieurs siècles avaient amassé leur poussière et leurs ténèbres sur ce panneau anonyme. Un lavage intelligent fit découvrir une merveille. La National Gallery l'acheta en 1868, et le keeper de la collection, M. Ralph Wornum, a pu l'inventorier et la décrire dans l'édition du catalogué publié l'année suivante.
La Mise au Tombeau, qui paraît peinte a tempera, est une composition de sept figures. Nicodème, Joseph d'Arimathie et Marie-Madeleine soutiennent le corps du Christ et vont le placer dans la tombe creusée dans le roc. A gauche est Salomé, assise et tenant à la main un objet resté indistinct, mais qui, sans doute, aurait été un vase de parfums. A droite, on reconnaît Marie Cléophas, et la Vierge, figure agenouillée, qu'on devine plus qu'on ne la voit, car elle est demeurée à l'état d'indication sommaire et confuse. La Mise au Tombeau, dont l'authenticité ne semble pas douteuse, est approximativement datée par un détail que le catalogue de la National Gallery a omis de consigner. Le personnage placé au centre de la composition, et qui soutient le cadavre du Christ, est exactement le même, pour le type et pour l'âge, que le saint Joseph de la Sainte Famille des Offices. Michel-Ange avait rencontré un modèle sympathique, et il l'a utilisé dans deux tableaux différents, qu'on peut dès lors considérer comme à peu près de la même date. Mais la contemporanéité des deux œuvres n'est pas moins lisible dans la similitude de l'exécution. Le corps du Christ et les têtes des personnages qui l'entourent sont modelés avec une extrême finesse, avec un soin patient qui veut tout dire. Les visages, qui, pour la plupart, sont des portraits directement inspirés de la nature, sont du plus frappant caractère. Si cette peinture avait été achevée, elle pourrait, avec la Sainte Famille, être offerte à l'étude comme le type de la première manière du maître.
Michel-Ange allait bientôt aborder une œuvre nouvelle, travail considérable qui devait le mettre en relations, et presque en concurrence avec Léonard de Vinci. Se connaissaient-ils en 1503? On peut en douter. Mais, dès les premiers jours de l'année suivante, une circonstance les rapprocha, ou du moins mit en conjonction les deux astres qui étaient alors la lumière du ciel italien.
Au commencement de 1504, la gigantesque statue, le David de marbre, était terminée, quasi finira, dit le vieux texte publié par Gaye. Il fallait trouver au colosse une place digne de lui. Grande affaire pour Florence et pour Michel-Ange! Les avis étaient partagés. Les Florentins prirent alors une mesure bien faite pour donner à réfléchir aux modernes: sur une question d'art, ils consultèrent les artistes. Le 25 janvier 1504, on vit se réunir une commission qui, par la grandeur intellectuelle de ses membres, leurs longs travaux, leurs glorieuses aventures, dépasse en majesté les plus célèbres conciles. Avec des architectes, des orfèvres, des fondeurs, on avait convoqué des maîtres tels qu'Andrea della Robbia, Cosimo Roselli; Francesco Granacci — le camarade de Michel-Ange, — David Ghirlandajo, Filippino Lippi, Botticelli, Lorenzo di Credi, Pérugin et aussi Léonard de Vinci. On possède le procès-verbal de la mémorable séance et l'analyse des déclarations faites par la plupart de ces grands juges. Léonard fut véritablement paternel. Se préoccupant, comme Giuliano da San Gallo, des dommages que les intempéries des saisons pluvieuses pouvaient causer au marbre admiré, il demanda que la statue fût placée à couvert sous la Loggia dei Lanzi. Cet avis ne prévalut pas; mais il était inspiré par un respect réel pour l'œuvre du jeune sculpteur, puisqu'il en assurait la conservation. Les deux maîtres ont pu et ont dû se voir en cette circonstance. Que se sont-ils dit? On ne sait. Quelques mois après, les événements les mettent face à face, et créent entre eux une rivalité d'un moment.
Les Florentins voyaient avec peine les éternelles promenades de Léonard: ils voulaient le reconquérir: afin de le retenir à Florence, ils lui demandèrent, pour la décoration de la salle du Conseil au Palais-Vieux, une peinture qui devait représenter une scène historique. Léonard commença alors le carton de la bataille d'Anghiari, bataille assez peu meurtrière, si Machiavel a dit vrai et si un engagement de dix heures ne laissa sur le terrain qu'un cadavre. Léonard termina son carton au mois d'avril 1505, et il commença la peinture; mais il ne la poussa pas très avant, car dès le mois d'août il avait abandonné ce travail dont les traces ont depuis longtemps disparu. A la même époque, en octobre 1504, Michel-Ange avait été chargé de peindre l'autre muraille de la salle du Conseil; il s'était mis à l'œuvre, il travaillait au grand carton qui devait représenter un épisode de la guerre contre les Pisans. On le voit, la Seigneurie de Florence et le gonfalonier Soderini avaient fait un beau rêve: ils voulaient que la salle du Palais-Vieux fût décorée par les deux plus grands peintres du temps. Leurs espérances furent doublement trompées. L'œuvre de Michel-Ange leur manqua comme celle de Léonard.
Michel-Ange se hâtait cependant, et il apportait à l'entreprise une ardeur extrême. Installé dans un vaste local dépendant de l'hospice de Sant' Onofrio, il couvrait de figures héroïques l'immense page qu'on lui avait confiée. Le 30 août 1505, le projet était terminé: c'est la date du dernier payement constaté par les comptes. Quant à la peinture, elle ne fut même pas commencée. Les grands travaux dont Michel-Ange fut bientôt chargé par Jules II le détournèrent de son œuvre; il n'y pensa plus, et c'est à peine si l'on peut aujourd'hui, par un effort d'esprit, reconstituer l'ensemble du dessin disparu.
Vasari était encore enfant quand le carton de la Guerre de Pise fut très sottement découpé en morceaux et détruit. Il n'en parle que par ouï-dire ou d'après des reproductions plus ou moins incomplètes, infidèles peut-être. La description qu'il en donne n'est donc pour nous qu'un à peu près. La composition de Michel-Ange ne représentait nullement une bataille. Dessinateur épris des nudités savantes et des attitudes rares, il avait supposé un groupe de soldats se baignant dans l'Arno et surpris subitement par l'approche de l'ennemi. C'était moins une allusion à un fait particulier de la guerre qui divisa si longtemps Pise et Florence qu'un prétexte, admirablement choisi, pour montrer la figure humaine en mouvement. Nulle préoccupation de l'histoire, de la couleur locale ou du costume. La scène se passait dans un temps dont la chronique n'a point parlé, au bord d'un fleuve que la géographie ne connaît pas. Troublés dans leurs jeux par l'appel du clairon, les soldats se hâtaient de se vêtir et de courir aux armes. De là, dans le tumulte général d'une composition compliquée, toutes sortes d'attitudes élégamment violentes, de types expressifs, de pantomimes heureuses, libres, héroïques. Vasari nous parle de ce carton comme d'une œuvre surhumaine, piuttosto casa divina che.umana. Benvenuto Cellini n'est pas moins enthousiaste. «Les gestes, les attitudes, les mouvements de ces personnages nus sont tels, écrit-il, que ni les anciens ni les modernes n'ont jamais rien produit d'aussi parfait.» Les vieux chroniqueurs s'accordent à dire que le carton de Michel-Ange devint, avec celui de Léonard, comme un modèle qui servit au monde entier des artistes. Mais cette grande page fut bientôt enlevée à leur étude. Ils en prirent peu de soin, on ne surveilla point les ébats de cette jeunesse folle: le carton, coupé en morceaux (peut-être pour la commodité des copistes), cessa d'exister en son ensemble, et les fragments furent dispersés aux quatre vents du ciel 8.
Vasari fait jouer à Bandinelli un triste rôle dans cette lamentable aventure. Il l'accuse nettement d'avoir lui-même déchiré le carton parce que les morceaux lui paraissaient bons, parce que, jaloux, il voulait empêcher ses camarades de l'étudier, parce que la gloire de Michel-Ange lui était odieuse. Gageons qu'il y a quelque exagération dans ce dénombrement de perversités. On voit, par les documents du XVIe siècle, que Baccio Bandinelli a eu le don d'exciter au plus haut point la mauvaise humeur de ses contemporains. Benvenuto, ce grand juge des délicatesses, le considérait comme un scélérat. Il n'était peut-être pas aussi noir qu'on le raconte, ce pauvre homme qu'on chargeait volontiers de toutes les iniquités d'Israël.
Que reste-t-il du carton de la Guerre de Pise? Où chercher le renseignement sur cette œuvre si malheureusement détruite? Tous les fragments ont-ils péri? Au temps de Vasari, quelques débris du fameux dessin existaient encore entre les mains d'Uberto Strozzi, gentilhomme mantouan, et nous voyons, par une lettre que Bottari a publiée, qu'en 1575 l'un de ces Strozzi de Mantoue aurait été désireux de vendre au Sérénissime grand-duc de Toscane certains dessins de Michel-Ange qui provenaient vraisemblablement du carton déchiré 9. L'affaire n'eut point de suite: un autre acquéreur se présenta sans doute, et il ne serait pas impossible que les fragments dédaignés par François-Marie de Médicis fussent passés en Espagne. Dans ses Dialogos de la Pintura, publiés à Madrid en 1633, Vicente Carducho fait mention des richesses d'art que le comte de Monterey avait réunies dans son palais, et il ajoute: «Muestra muy bien su Excelencia la grandeza de su casa y el poder de su grandeza en tener tantos originales, y aquellos grandiosos dibujos de los nadadores de lapiz colorado de Micael-Angel à quien Italia venera el nombre.». Les deux mots lapiz colorado ne s'accordent pas tout à fait avec la description de Vasari, qui parle d'un dessin à la pierre noire relevé de blancs; mais lorsqu'on sait de quelles inexactitudes les pinacographes sont capables, on ne doit pas s'arrêter à un pareil détail. Les fragments que Carducho a vus chez le vice-roi de Naples sont peut-être ceux que possédait Uberto Strozzi. On ignore ce que sont devenues ces précieuses reliques et, quant à présent, l'histoire du carton de la Guerre de Pise s'arrête en 1633.
Aussi sommes-nous forcé de nous contenter des reproductions, plus ou moins exactes, qu'ont pu faire les contemporains. La plus intéressante, bien qu'elle ne donne qu'un fragment de la composition, est l'estampe de Marc-Antoine, connue sous le nom des Grimpeurs. L'épreuve conservée à Florence dans le corridor qui réunit les Offices au palais Pitti est datée de 1510. Marc-Antoine s'est borné à détacher de la composition le groupe des baigneurs surpris aux bords du fleuve et remontant la berge abrupte. D'après quelques écrivains, le graveur bolonais, aurait reproduit aussi, en une autre planche, la figure du vieillard que Vasari admirait tant, le personnage couronné de lierre qui remet ses chausses et qui n'y parvient pas aisément per aver le gambe umide dell'acqua. Le groupe des Grimpeurs a également été gravé par Augustin Venitien, mais en 1523-1524, c'est-à-dire après la destruction du carton original. Enfin Aristotile da San Gallo dessina la composition entière, et plus tard, en 1542, il fit d'après son dessin une réduction à l'huile et en clair-obscur. Cette précieuse peinture est conservée au château de Holkham en Angleterre 10. Elle a servi aux graveurs modernes qui ont essayé de reconstituer le carton de la Guerre de Pise.
Mais comment, d'après de pareils témoins, juger la grande œuvre perdue? Tous l'ont plus ou moins altérée; tous sont suspects. Marc-Antoine lui-même, le plus sérieux et le premier des interprètes, n'a reproduit qu'un fragment et il s'est avisé de donner pour fond au groupe des Grimpeurs un paysage emprunté à une eau-forte de Lucas de Leyde. Ainsi ce que Michel-Ange avait voulu noyer dans le vague pour laisser toute leur valeur aux figures se trouve arbitrairement précisé dans cette estampe admirable et infidèle. Pour le carton de la Guerre de Pise, on en est donc réduit à une approximation et à des hypothèses. On devine ce qu'était cette composition héroïque: on ne le sait pas, ou du moins on ne le sait pas assez sûrement pour tenter de la décrire. On entrevoit seulement, dans la pénombre des reconstructions conjecturales, une mêlée tumultueuse et cependant rationnelle, toute pleine de savants raccourcis, de grands gestes épiques et de mouvements fiers. Et ce qui reste de plus clair, après les longs efforts d'une reconstitution qu'on essaye et qu'on ne réussit pas, c'est l'amer regret d'avoir à ajouter le carton de la Guerre de Pise à la liste douloureuse des chefs-d'œuvre disparus.