Entretiens avec Léon Tolstoï
Récemment, j’ai obtenu de l’Institut d’Études slaves de Paris le texte des entretiens du professeur Paul Boyer avec le célèbre Léon Tolstoï, cet homme exceptionnel qui a tout abandonné pour aller finir ses jours dans une gare de province, là où le temps d’attente était devenu à ses yeux « temps d’espérance », porteur d’Éternité.
Léon Nicolaïevitch reste un géant de la littérature russe. Et parce qu’il a été profondément russe, il appartient à ce type d’homme hors ligne, dont le caractère touche l’universel. À son sujet, on pourrait paraphraser Nietzsche et dire qu’être un bon Russe c’est la même chose que cesser d’être Russe. La recherche de la Vérité chez l’auteur d’Anna Karénine passe à travers l’agitation des drapeaux. Elle est une quête passionnée, un dynamisme qui s’apparente davantage à l’innocence des enfants qu’à la sagesse des savants. Tolstoï fait partie de ces « communiants » dont parle l’abbé Pierre. Le « connais-toi toi-même » ne se dégrade pas chez lui en « suffis-toi à toi-même ». Il s’agit d’un combat contre tout ce qui contribue à diminuer l’intensité de nos contacts avec la réalité la plus immédiate. C’est pourquoi la philosophie de Tolstoï est une philosophie concrète. La dialectique qui engendre des concepts, celle qui ronronne, l’horripile au plus haut point. Ne permet-elle pas de vivre dans un monde adouci, confortable et inexact, un monde où s’estompe le rictus du Malin?
Le changement majeur dans une vie, observe Tolstoï, ne doit pas être le résultat de circonstances extérieures : « il doit être le produit de l’âme ». Trop d’écrivains semblent avoir perdu leur centre de gravité et c’est probablement la raison pour laquelle ils donnent si souvent l’impression de flotter. S’adressant à Paul Boyer, l’auteur de Guerre et Paix demande ce que sont devenus nos romanciers, nos poètes depuis Hugo, Stendhal et Balzac.
La question étant posée, il s’empresse d’avouer son insatisfaction : « Que me font ces toutes menues histoires d’une dame qui s’ennuie, d’un monsieur qui ne sait pas lui-même s’il aime ou n’aime pas? » Laissons ces « petits jeux » aux incultes, ajoute-t-il. La vraie question est d’une autre nature. Elle implique l’irruption de mystérieuses coïncidences, celles qui font qu’un homme est un homme et non un simple élément de ce monde, prisonnier du cercle vicieux que constituent tous ses projets. L’eschatologie ne résulte pas des interminables spéculations du professeur ou du conférencier; elle se pose au cœur même du réel, in principio. Ainsi s’explique l’attitude tolstoïenne, son aspiration à la pauvreté, son apostolat. L’innocent qui pleure, seul, assis sur une pierre, demeure l’un des principaux tourments de Tolstoï. L’auteur de Guerre et Paix s’élève avec vigueur contre les théoriciens de l’avenir qui oublient si facilement que le progrès repose sur des cadavres.
Dès 1857, lors d’un séjour à Paris, il notait : « La vue de la peine capitale m’a montré le néant de ma superstition du progrès ». Derrière le décor de carton des apparences se profile quelque chose de sauvage, de monstrueux. Tous les fossoyeurs de l’humanité prétendent remplacer Dieu et sauver les hommes malgré eux. Comme si la liberté pouvait faire l’objet d’une planification sans que l’on soit conduit à sa négation. L’histoire du XXe siècle est éloquente à cet égard. Pour s’en rendre compte, il suffit de penser aux purges nazies, staliniennes, maoïstes et aux autres qui se sont déroulées, notamment en Afrique et en Bosnie.
Léon Tolstoï est attentif aux bruits et aux formes, aux tressaillements et chuchotements de la vie. Il est un homme de la nature, un campagnard qui observe et qui enrichit son propos de citations empruntées aux sources les plus diverses. Par ses entretiens, Paul Boyer nous montre un homme simple, dépouillé de tout « tolstoïsme », animé d’une « sensibilité quasi-féminine ». N’est-il pas significatif que le Tolstoï des jeunes années, lors de son passage au régiment, manifestait déjà sa crainte de devenir sauvage, « tout à fait grossier », parce qu’il vivait loin de la société des femmes? La femme était-elle à ses yeux « l’autre côté de l’homme », comme le rappellent aujourd’hui les travaux d’Annick de Souzenelle? Selon la grande tradition russe, la femme apparaît comme l’organe de réceptivité spirituelle de la nature humaine. Elle marque un revirement que les « starets » reconnaissent dans la « diaconie » féminine. Par ailleurs, la « Belle Dame » d’Alexandre Blok ou le personnage de Lara dans Le Docteur Jivago n’évoque-t-il pas la présence d’un lien secret entre le rapport qui unit l’homme à la nature et le mystère nuptial?
Le nihilisme, déclare Basile Rozanov, commence avec la perte du sens de la chair. Or Tolstoï n’était étranger à ces valeurs que la femme appréhende « par les entrailles ». La princesse Marie Bolkonskaïa, dans Guerre et Paix, actualise avec force cette gratuité du cœur que notre monde s’acharne à faire disparaître au profit d’entités sociales sans visage, mais faciles à administrer. Là réside l’aversion de Tolstoï pour le rationalisme occidental dont l’issue ressemble de plus en plus à un cul-de-sac incontournable, ou encore à une piste de course infernale où l’homme et la femme tournent en rond, criant inlassablement l’un vers l’autre : « Où es-tu? » L’œuvre de Léon Tolstoï n’est pas un exercice de style. Elle résulte d’une démarche vivante, une démarche que les innovations techniques ne peuvent épuiser. L’insipidité n’a pas de place chez lui. Aussi Paul Boyer a-t-il raison d’écrire : « Tant qu’il y aura des hommes, et qui penseront, et qui sauront lire, ils liront et reliront sans cesse, avec une joie jamais lassée, avec un profit toujours renouvelé, les immortels écrits du grand écrivain de la terre russe ». De la terre humaine, pourrions-nous conclure.