Tolstoï pédagogue

Semion Filippovitch Egorov
Avertissement: Ce texte a été rédigé avant la chute de l'URSS. En font foi quelques références à Lénine, dont la présence s'explique vraisemblablement par la nécessité, pour l'auteur, de se conformer à l'idéologie du régime. Elles n'invalident cependant pas ce texte, qui livre des aperçus intéressants sur une facette souvent négligée de la vie du grand écrivain russe.
Léon Tolstoï (1828-1910)

par Semion Filippovitch Egorov (1)

Depuis plus de cent ans, Léon Tolstoï fait partie des écrivains les plus célèbres et les plus lus du monde entier. Son nom figure invariablement parmi les principaux auteurs cités dans l'Index translationum de l'UNESCO. «Tolstoï, écrivait V.I. Lénine en 1910, a su poser dans ses écrits un si grand nombre d'immenses problèmes, il a su atteindre à une telle puissance artistique que ses oeuvres se classent parmi les meilleures de la littérature mondiale (2)».

La gloire de Tolstoï écrivain a, dans une certaine mesure, éclipsé ses idées pédagogiques. Pourtant, sa pensée et son action dans ce domaine ont engendré d'innombrables débats qui ne sont pas encore clos. Parmi ses contemporains, certains pédagogues professionnels mettaient même en doute sa compétence quant aux questions d'éducation, et l'enseignement qu'il dispensait dans l'école qu'il avait ouverte était presque considéré comme le divertissement d'un aristocrate russe en proie à l'ennui. Néanmoins, l'histoire de la pédagogie des temps modernes témoigne exactement du contraire; en effet, si les créations littéraires de Tolstoï représentent un grand progrès dans le développement culturel de l'humanité, son expérience pédagogique a aussi largement contribué aux sciences de l'éducation et à l'enseignement. En dépit d'une opinion largement répandue parmi les critiques littéraires, Tolstoï plaçait ses ouvrages pédagogiques au-dessus de ses œuvres littéraires (il l'a souligné à plusieurs reprises). Pour savoir qui a raison, de l'écrivain lui-même ou de ses interprètes, il faut examiner la place qu'occupaient les questions de pédagogie dans sa vie et ses activités, définir ce qu'il a apporté de nouveau dans ce domaine, et dégager l'influence de ses théories sur le développement du système scolaire et de la pensée pédagogique.

Le chemin de la pédagogie

Dès sa jeunesse, Léon Tolstoï a souhaité contribuer concrètement à l'éducation du peuple. Dans son premier ouvrage, Les quatre étapes du développement dont la structure est, à cet égard, symbolique, il décrit le processus de formation du caractère de l'homme, depuis la petite enfance (moment de l'apparition de la vie morale) jusqu'à la jeunesse (époque où elle se définit complètement).

C'est en 1852-1857 que paraît la série de nouvelles autobiographiques, Enfance, Adolescence et Jeunesse; l'auteur y étudie l'univers spirituel de l'enfant, de l'adolescent, puis du jeune homme, leurs émotions, le processus d'apprentissage dans lequel ils sont engagés et leur développement moral, notamment dans le cas d'un enseignement ayant un objectif précis. Dans ces trois nouvelles on retrouve l'idée qu'il est indispensable de respecter la personnalité de l'enfant, conviction dont est pénétré Tolstoï et qui deviendra la pierre angulaire de ses recherches pédagogiques.

La quatrième et dernière partie, qui devait s'intituler L'homme adulte, n'a pas été réellement écrite mais on la retrouve dans d'autres oeuvres du jeune Tolstoï telles que la nouvelle, Les cosaques et le récit, La matinée d'un propriétaire (lui aussi, dans une large mesure, autobiographique) dont le héros abandonne l'université sans avoir achevé ses études, estimant avoir acquis sa vision du monde, compris le sens de la vie et choisi son avenir, tout en étant convaincu que l'essentiel est de faire du bien aux gens parmi lesquels on vit. Le bonheur individuel est inséparable du bien-être d'autrui, et tant que la classe la plus nombreuse de la population - la paysannerie - continuera à croupir dans la misère et l'ignorance, le bien-être de la société et, par conséquent, le bien-être individuel demeureront impossibles:

«Agir sur cette classe de la population simple, réceptive et innocente, la délivrer de la pauvreté, lui procurer le bien-être social et l'éducation dont, par bonheur, je bénéficie, corriger ses vices nés de l'ignorance et de la superstition, développer son sens moral et l'amener à aimer ce qui est bon ... quel avenir radieux (3)!».

Comme le héros de son récit, Tolstoï, alors âgé de vingt et un ans, ouvre une école dans sa propriété de famille, à Iasnaïa Poliana, et entreprend de s'occuper de l'éducation des enfants des paysans. Cette première expérience fut de courte durée : les cours lui pesaient, peut-être en raison de l'insuffisance de ses connaissances professionnelles ou parce qu'il aspirait confusément à d'autres champs d'action. Au printemps 1851, Tolstoï entre dans l'armée; il sert d'abord dans le Caucase, puis fait partie des défenseurs de Sébastopol. Peu de temps après la guerre de Crimée (1853-1856), ayant donné sa démission, il retourne à Iasnaïa Poliana et reprend ses activités éducatives, mais cette fois avec un plus grand nombre d'enfants de paysans. Il est intéressant qu'à l'aube de cette activité nouvelle pour lui, il écrive en ce termes au poète Athanase Fet, comme pour se justifier:

« Il ne s'agit pas pour nous de nous instruire, mais bien plutôt d'apprendre à ces enfants au moins un peu de ce que nous savons (4)».

L'observation du comportement de l'enfant, de l'adolescent et du jeune homme par Tolstoï l'écrivain, tout comme ses tentatives d'enseignement lui révélèrent que l'éducation était loin d'être une chose facile, et que, sans expérience professionnelle, il était impossible de la pratiquer avec succès. C'est pourquoi il se mit à consulter les ouvrages spécialisés, entrer en contact avec des éducateurs et commença à s'intéresser aux expériences poursuivies dans divers pays. En 1857, Tolstoï entreprit son premier voyage en Europe, visitant l'Allemagne, la France et la Suisse. Tout en se familiarisant avec la culture européenne, il étudia également les méthodes d'enseignement de ces pays, et, de retour en Russie, élargit et renforça son activité d'enseignant, surtout pendant la période allant de 1859 à 1862. De son propre aveu, ce furent «trois années de passion pour cette cause».

À cette époque, l'éducation ne passionnait pas seulement Léon Tolstoï, mais toute l'élite intellectuelle démocrate de Russie où se préparait une réforme scolaire. Les projets ministériels faisaient l'objet de vifs débats au sein d'une opinion publique plutôt méfiante vis-à-vis de la politique du gouvernement tsariste dans le domaine de l'instruction publique.

Tolstoï, en particulier, estimait que les fonctionnaires de l'éducation n'étaient pas en mesure de mettre sur pied un système qui réponde aux intérêts du peuple tout entier: «Pour que l'instruction publique puisse fonctionner, il faut qu'elle soit confiée à la société (5)». Il entreprend des démarches en ce sens et projette de créer une association ayant pour objectif de «diffuser l'éducation dans le peuple, publier une revue pédagogique, fonder des écoles là où il n'y en a pas et où le besoin s'en fait sentir, mettre au point le contenu de l'enseignement, assurer la formation des maîtres, doter les écoles des ressources matérielles nécessaires, contribuer à une gestion démocratique du système scolaire, etc.».

Toutes ses tentatives pour obtenir des autorités la permission de créer une société de ce genre furent vaines mais cela ne l'arrêta en rien:

« Je consacrerai tout mon bien et toutes mes forces à la réalisation de ce programme; qu'on me le permette ou non, même si je me retrouve seul, je créerai une société secrète pour l'instruction du peuple (6). »

En 1859, il ouvre une école pour les enfants des paysans, et en 1860, entreprend son deuxième voyage en Europe où il visite l'Allemagne, la France, l'Italie, la Belgique et l'Angleterre. Il assiste à une conférence de Dickens sur l'éducation, rencontre Proudhon à plusieurs reprises, fait la connaissance du révolutionnaire, historien et pédagogue Lelewel, débat des questions fondamentales du développement social avec Herzen, révolutionnaire, écrivain et philosophe russe qui avait choisi d'émigrer en Angleterre. En étudiant l'expérience des pays européens, Tolstoï cherche le moyen de faire face aux problèmes de l'instruction publique en Russie. Pendant les années 70, il travailla à la rédaction de manuels scolaires; même pendant les périodes les plus actives de sa production littéraire et jusqu'à la fin de sa vie, Tolstoï n'interrompra jamais ses recherches pédagogiques qui contribueront à donner forme à sa conception de l'instruction du peuple et à cristalliser les principes fondamentaux de ses théories pédagogiques.

L'idéal d'une pédagogie humaniste

Tolstoï a parfois exposé ses opinions sous une forme prêtant à diverses interprétations, ce qui a permis à ses adversaires de présenter, par exemple, les déclarations de l'écrivain sur l'innocence naturelle de l'enfant comme des preuves de «pédocentrisme» et la liberté de fréquentation des cours accordée à l'élève comme une preuve d'anarchisme. Toutefois, il est impossible de dénaturer la pensée de Tolstoï dès que l'on se met à l'examiner dans le contexte général de sa conception de l'éducation, dont les fondements sont le caractère populaire, l'humanisme et la démocratie, ainsi que la liberté d'enseignement. À l'époque où Tolstoï s'était lancé dans l'action pédagogique, les tendances démocratiques de l'enseignement en Russie s'appuyaient sur des traditions anciennes remontant à Mikhaïl Lomonossov, et très enracinées dans la culture pédagogique mondiale.

Pourtant, au milieu du XIXe siècle, la plus grande partie de la population du pays – la paysannerie - était non seulement privée d'instruction, mais totalement analphabète. Tolstoï souffrait profondément de l'existence, dans la société contemporaine, de cet abîme entre la culture et l'éducation des couches privilégiées, d'une part, et la privation totale des connaissances les plus élémentaires imposée à la majorité de la population, d'autre part. Il voyait dans cet écart dramatique la cause d'un grand nombre d'antagonismes et de fléaux sociaux. Pour lui, l'éducation devait être universelle; en s'étendant uniformément à toutes les couches de la population, elle permettrait d'éliminer le despotisme et la violence, la superstition et l'injustice: «Le besoin essentiel du peuple russe est l'éducation.» Cette formule exprime la pensée fondamentale de Tolstoï qui défend avec intransigeance les intérêts du peuple tout entier, et surtout de la paysannerie, dans le domaine de l'éducation. C'est du principe de l'universalité qu'il s'inspire également en examinant tous les autres problèmes pédagogiques, en évaluant les mérites et les lacunes de l'instruction scolaire, la qualité de l'enseignement, l'utilité des découvertes scientifiques, etc. Tolstoï était convaincu que les sciences devaient unir les êtres dans l'intérêt de la société toute entière et de son bien-être matériel et spirituel.

Ses activités pédagogiques se déroulaient à l'époque de l'industrialisation de la Russie, processus qui s'était accéléré après l'abolition du servage en 1861. Tolstoï considérait que le développement capitaliste subordonnait les connaissances scientifiques et techniques à ses propres objectifs, indépendamment du bien général, suscitant ainsi de nouveaux antagonismes sociaux. Les découvertes scientifiques et techniques et leurs applications pratiques, qui ne favorisaient que les intérêts de la classe dominante ou de certains de ses éléments, devinrent la cible des critiques de Tolstoï qui écrivait, dans ses articles:

«Non seulement ces connaissances ne remplissent pas la principale condition définissant l'essence des sciences, qui est de servir au bien de la population, mais encore elles poursuivent un objectif directement inverse et bien déterminé : réduire la majorité du peuple en esclavage au profit d'une minorité en recourant à toutes sortes de sophismes, d'interprétations mensongères, de tromperies et d'escroqueries (7)».

Pour contrebalancer cette tendance, Tolstoï proposait de démocratiser et d'humaniser les sciences et l'éducation : les réalisations scientifiques et techniques ne représentent un véritable progrès que lorsqu'elles sont mises au service de la société et du peuple tout entier.

La liberté de l'école et de l'enseignement occupait une place centrale dans les conceptions pédagogiques de Tolstoï. Pour lui, la liberté était «l'unique critère de la pédagogie». Ce jugement le fit comparer à Jean-Jacques Rousseau et aux représentants du mouvement de « l'éducation libre », de «l'éducation nouvelle» et autres tendances.

Effectivement, à l'instar de Jean-Jacques Rousseau, Tolstoï disait que l'enfant constitue, par nature, un être parfait et innocent et qu'il ne faut pas s'opposer à son libre développement. Néanmoins, dans la conception de Tolstoï, la liberté de l'enseignement ne se rapprochait que fort peu des préceptes de Rousseau, et moins encore de la pédagogie excessivement centrée sur l'enfant qui érige en absolu l'idée de liberté et la pousse jusqu'à l'absurde. En Russie, ses partisans les plus acharnés exigeaient, par exemple, que l'enfant jouisse d'une liberté telle qu'il puisse choisir ses parents.

Selon les thèses de Tolstoï, le développement de l'enfant est un processus permettant l'épanouissement spontané de ses qualités, dans lequel l'influence de l'enseignant doit être minimale, comme celle d'un guide qui ne serait pas habilité à agir de façon «contraignante» sur la formation des idées de ses élèves. Toutefois, dans sa pratique pédagogique, Tolstoï s'écarta assez souvent de la théorie. Il suffit, pour s'en convaincre, de se reporter aux souvenirs de l'un de ses fils, Ilya Levovich Tolstoï qui écrivait:

« Nous grandissions entourés de tous côtés par un solide rempart de gouvernantes anglaises et de précepteurs, et dans ces conditions, il était facile à nos parents de suivre chacun de nos pas et d'orienter notre vie à leur guise, [...] d'autant plus qu'ils avaient des vue identiques sur notre éducation (8)... ».

De telles contradictions ne sont pas rares dans les conceptions pédagogiques de Tolstoï, comme d'ailleurs dans l'ensemble de son oeuvre, ce qui ne diminue en rien la valeur de la philosophie humaniste dont elles procèdent. Les contradictions que présentent les conceptions de Tolstoï, écrivait Lénine en 1910, « ne sont pas strictement personnelles ; elles sont le reflet des conditions, des influences sociales et des traditions historiques extrêmement complexes et contradictoires qui ont déterminé la psychologie des différentes classes et couches de la société russe (9).

Pour Tolstoï, la liberté de l'enseignement et de l'éducation représente un principe ésotérique, philosophique et moral qui est l'antithèse de la pédagogie autoritaire et qui exige une attitude compréhensive vis-à-vis de l'élève et le respect de sa dignité d'être humain. La liberté de l'éducation est un principe qui découle des lois internes de l'activité cognitive. La connaissance ne peut être que libre. Si cette condition n'est pas remplie, le dynamisme, l'esprit d'initiative, la cohérence, le caractère systématique et toutes les autres règles de la pédagogie classique traditionnelle restent vains, perdent toute signification. L'enseignement est d'autant plus efficace qu'il s'appuie sur cette loi. Le savoir ne peut pas être transmis ni imposé à l'élève contre sa volonté. Celui-ci doit faire des efforts et acquérir par lui-même les connaissances, ce qu'il fera beaucoup mieux en obéissant à sa propre volonté plutôt qu'à la contrainte imposée par l'enseignant.

Un autre aspect tout aussi important du principe de la liberté de l'enseignement est celui de l'organisation sociale. Aux excès d'une bureaucratie tatillonne, Tolstoï opposait une éducation populaire émanant de la société. Ses aspirations reflétaient une tendance qui ne cessa de se renforcer en Russie pendant le XIXe siècle et dont cette notion de liberté de l'enseignement propre à Tolstoï constitua l'une des formes originales. Au nom de cette liberté, Tolstoï réclamait aussi pour le peuple le droit de créer des écoles répondant aux vœux des parents et de la société, c'est-à-dire des écoles dont l'activité fût entièrement déterminée par le peuple lui-même. Tant que les pouvoirs établis continueraient à déterminer le contenu et les méthodes de l'enseignement, celui-ci ne pourrait pas contribuer au développement d'une véritable culture dans le peuple. Cette conception de Tolstoï correspondait totalement à l'affirmation formulée un peu plus tard par un autre éminent pédagogue russe, contemporain de Tolstoï, Constantin D. Ouchinski: «Ceux qui connaissent bien l'histoire de la Russie n'hésiteront pas une minute à confier l'éducation du peuple au peuple lui-même (10)».

Défendant et développant les idéaux d'une pédagogie humaniste, Tolstoï insista également sur la nécessité d'asseoir le processus éducatif sur des bases scientifiques. À chaque discipline scientifique correspond un domaine et des méthode de recherche qui lui sont propre. Pour la pédagogie, cette matière, c'est l'enfant et les manifestations infiniment originales de sa nature. À la différence de la psychologie et des sciences de l'enfance qui apparurent plus tard, Tolstoï considérait que l'étude de l'enfant était indissociable des problèmes pratiques de l'enseignement et de l'éducation. C'est ce principe qui caractérisait sa position méthodologique. De même, les techniques qu'il préconisait et appliquait pour étudier l'enfant différaient complètement de celles de la psychologie.

Au milieu du XIXe siècle, l'expérimentation prit une plus large place dans la recherche psychologique. Les psychologues sélectionnaient l'une ou l'autre des fonctions psychiques, obtenant ainsi des résultats objectifs concernant cette fonction. Tolstoï ne niait pas l'importance pour l'enseignant d'une bonne connaissance des caractéristiques psychiques de l'enfant. Il avait lui-même recours à l'expérience pour comparer l'efficacité des diverses méthodes d'enseignement de la lecture. Cependant, dans sa pratique, l'enseignant n'a pas affaire à une fonction psychique isolée, mais à une personnalité en formation : l'élève. Il est donc indispensable que l'enseignant et l'éducateur en aient une vue globale.

C'est pourquoi la méthode fondamentale pour Tolstoï était celle d'une analyse diversifiée (y compris sociologique et psychologique) conduisant à des déductions logiques et, ce qui n'est pas moins important pour le pédagogue, à des généralisations exprimées sous une forme typologique. C'est l'une des particularités les plus remarquables de son analyse de l'enfant en tant qu'objet de l'éducation. En lisant les oeuvres pédagogiques de Tolstoï, on sent la présence presque physique d'un enfant vivant, non pas figé comme s'il posait pour une photo, mais pris au vol dans la manifestation et le développement de ses diverses capacités, dans la formation de sa personnalité et dans l'évolution de ses états d'âme sous l'influence des multiples et diverses influences qui s'exercent sur lui.

Dans ses travaux pédagogiques, Tolstoï a montré que l'enfant pense davantage par images, couleurs et sons et que, lors des premières étapes de l'instruction, la pensée imagée l'emporte dans son activité cognitive sur la réflexion logique. L'image utilisée par l'enseignant renferme beaucoup plus d'informations pour l'enfant, au tout début de son instruction, qu'un raisonnement logique. La pensée imagée persiste aux stades suivants de l'enseignement ainsi que dans les recherches car, à la différence de la pensée logique, elle ne dévoile pas simplement un ou plusieurs aspects d'un phénomène, mais son intégralité.

En s'attachant à définir l'objet et les méthodes de la pédagogie, Tolstoï a donné son interprétation de nombreuses notions (alphabétisme, instruction, éducation, etc.) qui constituent l'appareil conceptuel de ce domaine relativement indépendant de la connaissance scientifique qu'est la pédagogie. Pour Tolstoï, l'alphabétisme, c'est savoir lire et écrire; l'instruction, c'est la connaissance du monde environnant, y compris les relations sociales et les rapports entre les faits: «L'alphabétisme, c'est la capacité de former des mots à l'aide de signes connus et de les prononcer puis, à l'aide des mêmes signes, de former des mots et de les représenter. Qu'y a-t-il de commun entre l'alphabétisme et l'instruction? L'alphabétisme est une capacité déterminée (Fertigkeit) alors que l'instruction est la connaissance des faits et des rapports entre eux (11)». La conclusion logique de ce constat est que l'alphabétisme n'a vraiment de valeur que s'il sert de moyen d'instruction.

Cet idéal humaniste et ces principes d'universalité, de démocratisation et de liberté de l'enseignement ne restèrent pas, pour Tolstoï, au stade des déclarations ou des abstractions: il proposa des méthodes pour résoudre certains problèmes de pédagogie et exerça une activité pratique en qualité d'enseignant, d'organisateur d'écoles, de rédacteur de revue pédagogique et d'auteur de manuels à l'usage des écoles primaires.

Isnaïa Poliana: l'école et la revue

Outre les écoles relevant directement du Ministère de l'instruction publique, il existait en Russie des écoles issues de l'initiative de groupements ou de particuliers. Parmi celles-ci, la plus célèbre fut l'école de Iasnaïa Poliana fondée par Tolstoï dans sa propriété de famille, près de Toula. Au début, l'idée de Tolstoï de créer chez lui une école gratuite fut accueillie par les paysans avec incrédulité et méfiance : le premier jour, vingt-deux adolescents seulement en franchirent timidement le seuil. Au bout de cinq à six semaines, le nombre des élèves avait plus que triplé. Bien que l'organisation de l'enseignement différât sensiblement de celle des écoles traditionnelles, le nombre des élèves (garçons et filles de sept à treize ans) ne cessa de s'accroître.

Les cours commençaient entre huit et neuf heures du matin. À midi, une pause permettait aux élèves de déjeuner et de se délasser; puis les cours reprenaient pendant trois à quatre heures. Chaque enseignant donnait cinq à six heures de cours par jour. Les élèves étaient répartis en trois groupes, selon leur âge, leurs aptitudes, leurs résultats: cours élémentaire, cours moyen et cours supérieur. Les places n'étaient pas assignées de manière stricte, chacun s'asseyait là où il voulait; il n'y avait pas de devoirs à faire à la maison. En classe, la méthode la plus souvent utilisée n'était pas le cours, au sens général du terme, mais des entretiens à bâtons rompus avec les élèves, durant lesquels les enfants s'initiaient à la lecture, à l'écriture, à l'arithmétique, au catéchisme, à la grammaire, assimilaient les connaissances historiques, géographiques et les éléments de sciences naturelles accessibles à leur âge. Ils apprenaient aussi à dessiner et à chanter. De même, le contenu de l'enseignement n'était pas immuable, il se modifiait selon le développement des enfants, les possibilités de l'école et des enseignants, les voeux des parents. Tolstoï enseignait lui-même aux grands les mathématiques, la physique, l'histoire et quelques autres disciplines; dans la plupart des cas, il exposait les rudiments des sciences sous forme d'une histoire. Les enfants n'étaient jamais punis, ni pour leur conduite ni pour leurs mauvaises notes. En effet, le respect de la personnalité de l'élève impliquait que celui-ci prenne lui-même conscience, sans punitions et sans contraintes de la part des adultes, de la nécessité de se soumettre à une certaine discipline, indispensable au succès de l'enseignement:

«Malgré leur jeunesse, les écoliers sont des êtres humains qui ont les mêmes besoins que nous et pensent de la même manière que nous ; ils veulent tous apprendre. C'est pour cela seulement qu'ils vont à l'école, et c'est pourquoi il leur sera très facile d'aboutir à la conclusion qu'il faut, pour apprendre, se soumettre à certaines conditions (12)».

Tolstoï et les instituteurs de son école encourageaient l'indépendance des élèves, développaient leurs aptitudes créatrices et veillaient à ce qu'ils assimilent consciemment et activement les connaissances. Pour cela, ils avaient souvent recours aux rédactions, surtout sur des sujets libres, ce qui plaisait beaucoup aux enfants. Tolstoï voyait là un des moyens de développer chez les enfants une personnalité créatrice, leur permettant par la suite de créer de nouvelles formes de relations sociales dignes de l'homme civilisé. Ce qui faisait la particularité de l'école de Iasnaïa Poliana, c'était son attitude à l'égard des connaissances, compétences et aptitudes que les enfants acquéraient en dehors de l'école : la valeur éducative de ces activités n'était pas niée, comme c'était le cas dans la plupart des autres écoles; au contraire, elle était considérée comme un préalable indispensable à l'obtention de bons résultats scolaires. Dans la vie quotidienne, les sources d'information sont innombrables, mais souvent les enfants ne savent pas bien les interpréter. La tâche de l'école est donc de faire entrer dans le champ de la conscience les informations que les élèves puisent dans la vie quotidienne (un principe
semblable a été, par la suite, adopté dans le système du pédagogue américain John Dewey).

À Isnaïa Poliana, les tâches de l'enseignant étaient beaucoup plus complexes que dans une école dotée d'un horaire fixe, d'une discipline contraignante, d'un assortiment de récompenses et de punitions, d'une série de sujets d'étude strictement limitée. L'instituteur était soumis à une tension morale et intellectuelle constante; à tout moment, il devait tenir compte de l'état et des possibilités de chacun de ses élèves. On exigeait de lui ce qu'on peut appeler de la créativité pédagogique. Quant aux résultats obtenus à Isnaïa Poliana, ils étaient différents, eux aussi, de ceux des autres écoles: «Nous [témoigne un ancien enseignant de Iasnaïa Poliana, Evgueny Markov] observions les résultats stupéfiants des élèves [de Tolstoï] en sandales de corde, parmi lesquels certains garnement délurés, arrachés à leur herse ou à leur troupeau de moutons, pouvaient au bout de quelques mois d'enseignement écrire facilement des rédactions tout à fait correctes (13)».

Les activités et l'influence pédagogique de Tolstoï ne se limitèrent pas à l'école de Iasnaïa Poliana. En effet, vingt écoles primaires, au moins, ouvrirent simultanément sur son initiative et avec sa participation directe dans le district de Krapivna qui fait partie de la province de Toula. Ses expériences qui, pour l'époque, étaient tout à fait inhabituelles, attirèrent l'attention de l'opinion publique, tant en Russie qu'à l'étranger, et contribuèrent au développement de l'éducation élémentaire. Des enseignants de nombreuses villes de Russie et d'ailleurs, intéressés par l'application en milieu scolaire d'idées humanistes, se rendaient fréquemment à Isnaïa Poliana. La présence de ces visiteurs perturbait évidemment le déroulement normal des cours mais Tolstoï, qui s'en rendait compte, ne refusait pas son autorisation à ses hôtes car les entretiens qu'il avait avec eux lui permettaient de vérifier le bien-fondé de ses idées, de les comparer aux autres méthodes d'enseignement et d'éducation connues à l'époque.

C'est pour cela que Tolstoï entreprit la publication d'une revue pédagogique intitulée Iasnaïa Poliana. Son programme comprenait la description de nouvelles méthodes d'enseignement, de nouveaux principes d'administration pour l'instruction primaire, de nouveaux modes d'organisation du processus éducatif, d'expériences d'éducation extra-scolaire et de diffusion de livres parmi la population, ainsi que des monographies consacrées aux écoles ouvertes spontanément avec une analyse de leurs qualités et de leurs faiblesses, etc. Pour Tolstoï, la tâche essentielle de cette revue consistait, à propos de ces expériences d'«éducation libre», à étudier les activités spontanées faisant partie du processus d'apprentissage dont la connaissance serait d'une valeur inestimable tant pour la pédagogie en tant que science que pour l'enseignement en tant que pratique. C'est pourquoi il chercha à élargir l'éventail des contributions, tout en spécifiant qu'il ne voulait pour collaborateurs «que des enseignants ne considérant pas uniquement leur profession comme un moyen d'existence et comme une obligation, mais également comme un domaine d'expérimentation pour la science pédagogique (14)».

Tolstoï lui-même publia dans cette revue quelques articles fondamentaux tels que: «L'instruction publique», «Comment enseigner à lire et à écrire», «Projet d'organisation des écoles du peuple», «À qui doit-on apprendre à écrire et qui doit le faire...», «Le progrès et la définition de l'instruction», dans lesquels il critique les vices de l'ancien système d'éducation, préconise une nouvelle école populaire et examine les moyens de développer les facultés créatrices des enfants, ainsi que de nombreuses autres questions.

L'activité pédagogique de Tolstoï fut fructueuse et lui apporta beaucoup de satisfaction, mais elle suscita la méfiance des autorités tsaristes: il fut l'objet de persécutions et les idées exposées dans Isnaïa Poliana furent considérées comme «subversives pour les principes fondamentaux de la religion et de la morale»; le douzième numéro de la revue, qui parut en décembre 1862, allait être le dernier.

C'est à cette époque que Tolstoï commença à travailler à son roman épique Guerre et paix, sans toutefois cesser de réfléchir à des expériences pédagogiques. Il parvint à la conclusion que celles-ci lui avaient permis de découvrir quelque chose qui n'existait pas dans la pédagogie contemporaine: «[...] je continue à beaucoup réfléchir sur l'éducation, et je m'apprête à écrire tout ce que je sais dans ce domaine et que tout le monde ignore ou récuse (15)». Au début des années 70, il ouvrit de nouveau l'école de Iasnaïa Poliana et collabora de nouveau à l'organisation d'autres établissements dans tout son district, s'efforçant de «sauver tous les Pouchkine, Ostrogradski, Philarète et Lomonossov qui pullulent dans chaque école et tentent de surnager (16)». C'est à leur intention - les «petits moujiks», comme il appelait les enfants des paysans - que Tolstoï entreprend son Abécédaire, auquel il travaille en 1871 et 1872 avec enthousiasme, et son Nouvel abécédaire, pour lequel il interrompt en 1875 la rédaction d'Anna Karénine.

L'abécédaire et le nouvel abécédaire

Tolstoï avait depuis longtemps l'intention de rédiger un abécédaire à l'intention des tout petits; le sien ne devait ressembler à aucun autre. Son plan général, son contenu, sa structure logique lui prirent beaucoup de temps. Tolstoï en parla souvent avec émotion: «Je ne sais ce qui sortira de ce travail, mais j'y ai mis toute mon âme (17)». Il avait de grandes ambitions pour l'Abécédaire, estimant que plusieurs générations d'enfants russes, fils de moujiks et fils de tsars, y apprendraient à lire et connaîtraient grâce à lui leurs premières émotions poétiques».

Il alla même jusqu'à dire: « ... Quand j'aurai terminé cet abécédaire, je pourrai mourir en paix (18)». L'Abécédaire du comte L.N. Tolstoï, paru à la fin de 1872, fut en effet un grand événement pour le système scolaire et la pédagogie. Il justifia, dans une large mesure, les espoirs de son auteur, dont il incarnait les principes pédagogiques humanistes. Pourtant, nombreux furent ceux pour qui ce souci de résoudre les problèmes de l'instruction élémentaire était une cause indigne du talent du grand écrivain russe qui commençait à connaître une célébrité mondiale; le caractère novateur de cet ouvrage pédagogique ne fut pas immédiatement compris et apprécié à sa juste valeur. Tolstoï ne trouva ni compréhension ni sympathie chez ses proches, même chez sa femme. Néanmoins, il restait convaincu que l'éducation élémentaire déterminait, dans une très large mesure, le développement intellectuel et moral de l'enfant, peut-être même le bonheur ou le malheur de toute sa vie.

Savoir si les études apporteraient de la joie à l'enfant, si celui-ci allait acquérir le goût de s'instruire de façon désintéressée, s'il saurait par la suite mettre les valeurs spirituelles au-dessus des biens matériels, tout cela dépendait largement de la manière dont il aurait fait ses premiers pas dans le monde du savoir. « Quand j'entre dans une école, écrit Tolstoï, et que je vois cette foule d'enfants déguenillés, sales et maigres, les yeux brillants, le visage souvent angélique, je suis saisi d'effroi, d'une angoisse comme celle qu'on éprouve en voyant quelqu'un se noyer. [...] Et ce qui est en train de couler, c'est ce qu'il y a de plus précieux, c'est-à-dire cette spiritualité qui est si frappante chez ces enfants (19)».

Le développement du principe spirituel qui devra être pris en charge par la nouvelle génération, ne saurait se réaliser sans l'école. C'est la tâche prioritaire de celle-ci; et elle est beaucoup plus importante que celle qui consiste à communiquer aux élèves une certaine somme de connaissances. C'est à cette tâche que s'était attelé Tolstoï avec son abécédaire, c'est-à-dire dès les débuts de l'enfant à l'école.

L'Abécédaire du comte L.N. Tolstoï comprenait quatre livres: les abécédaires proprement dits, des textes pour l'instruction élémentaire, des textes slavons, des éléments servant à l'enseignement du calcul. Dans cet ensemble, l'abécédaire proprement dit représentait un moyen élémentaire, mais indispensable, d'acquisition de connaissances scientifiques et de principes moraux. En réalité, il s'agissant d'une sorte d'encyclopédie à l'usage de jeunes enfants leur décrivant leur environnement immédiat et leur donnant des notions de base sur la physique, la chimie, la botanique, la zoologie, expliquant comment vivent les plantes, ce que ressentent les hommes et les animaux, ce que sont les phénomènes magnétiques, électriques, et bien d'autres choses.

L'Abécédaire du comte L.N. Tolstoï suscita des débats enflammés chez les spécialistes des méthodes d'enseignement. A cette époque, la méthode phonétique régnait dans l'enseignement de la lecture : on enseignait à l'élève un son, puis la lettre qui en constituait le symbole; ensuite, on réunissait les phonèmes-lettres pour former des syllabes et des mots. La méthode phonétique s'opposait à la méthode orthographique traditionnelle, qui consistait à présenter la lettre comme le symbole d'un son et à relier ensuite les lettres-phonèmes entre elles. Tolstoï contestait le fait d'opposer les deux méthodes, qu'il considérait comme complémentaires; il démontra que la méthode phonétique contient des éléments graphiques et que le nier, c'était ignorer une expérience pédagogique séculaire.

La méthode proposée par Tolstoï fit l'objet d'une vérification expérimentale qui l'amena à exposer une série d'idées originales sur la façon organiser des expériences pédagogiques, et cela plusieurs années avant que divers pédagogues (Sikorski, A. Lay, E. Meumann), tant en Russie qu'en Occident, aient commencé à utiliser largement l'expérimentation pour évaluer les différentes méthodes d'enseignement.

Publié en 1875, le Nouvel abécédaire était plus universel et, grâce à la polémique de Tolstoï avec ses adversaires, il s'était largement amélioré. Favorablement accueilli par la presse et par les revues pédagogiques, il fut même introduit dans les écoles publiques par le Ministère de l'éducation. Du vivant de Tolstoï, il y eut plus de trente éditions, avec des tirages très importants pour l'époque: «C'est un modèle de simplicité idéale et de vérité pratique», «C'est le sommet de la perfection sur le plan de la psychologie et de la présentation», estimèrent d'éminents pédagogues. L'un d'entre eux, le professeur S.A. Ratchinski, enthousiasmé par l'idée de servir l'éducation populaire et qui avait abandonné sa chaire à l'université pour enseigner dans une école de village, eut ce jugement aussi bref que catégorique: «Tout Russe cultivé devrait connaître les livres pour enfants du comte L.N. (20)».

En écrivant des histoires pour son abécédaire, Tolstoï a, en fait, élaboré toute une littérature à l'usage des enfants. Aujourd'hui encore, en URSS, nous apprenons dès l'enfance à connaître l'oeuvre de l'auteur de Guerre et Paix, de Résurrection, d'Anna Karénine en lisant des récits tels que «Le requin», «Le petit Philippe», «Le lion et le petit chien», «Le saut», «Trois ours», «Le prisonnier du Caucase», etc. Et les principes d'écriture mis au point pour les récits de l'Abécédaire (tout doit être «beau, court, simple et surtout clair») ont contribué à former ce qui allait être le style de Tolstoï.

Par la suite, les recherches pédagogiques de Tolstoï furent, dans une très large mesure, liées à ses thèses morales et éthiques sur l'enseignement; il les exposa dans des articles, des lettres, des entretiens, des notes tels que: «Pensées sur l'éducation», «Le travail physique», «Entretiens avec des enfants sur des questions de morale», «Tâche principale de l'enseignant», etc. Rompant avec la religion institutionnalisée (Tolstoï fut excommunié par le synode de l'Église), il développa sa conception de ce qu'il appelait le christianisme authentique ainsi que son refus de répondre au mal par la violence en soulignant le rôle exceptionnel de l'éducation dans l'amélioration des relations entre êtres humains et dans la réalisation du bien-être social.

Pendant les dernières années de sa vie, les idées pédagogiques de Tolstoï se répandirent non seulement en Russie, mais aussi dans d'autres pays du monde où les réactions qu'elles suscitèrent furent également très diverses. Les uns estimaient que ses conceptions de l'enseignement et de l'éducation étaient trop théoriques et éloignées des besoins de l'école; d'autres, au contraire, les accueillaient très favorablement. Ainsi, l'enseignant japonais Sekiji Neshyama considérait «cette approche à la fois sensible et perspicace de l'enfant» comme une nouvelle étape de la pédagogie, et les méthodes de développement des aptitudes créatrices de l'enfant mises au point par Tolstoï comme « une grande découverte pédagogique (21)». Le grand écrivain japonais Nakasato Kaïzan, fondateur de la littérature dite «pour le peuple», alla même jusqu'à faire de sa propriété un Isnaïa Poliana en miniature et ouvrit une école du dimanche où il lisait aux enfants des paysans des contes russes qu'il avait adaptés.Des gens aussi divers que le pédagogue espagnol Angel Bueno, l'homme de lettres français Fernand Aubier, l'institutrice anglaise Fanny Franks, l'institutrice argentine Clotilde González demandèrent conseil à Tolstoï. Après avoir étudié le fonctionnement de l'école de Iasnaïa Poliana, l'Américain Ernest Crosby, écrivit un ouvrage: L.N. Tolstoï enseignant.

Revenu aux États-Unis après son voyage en Russie, Crosby parlait souvent à ses collègues américains de l'école de Tolstoï et d'un épisode caractéristique dont il avait été témoin à Isnaïa Poliana: un petit paysan qui jouait avec la fille de Tolstoï, Sacha, lui donna un grand coup de bâton sur la main gauche. La petite fille, en pleurs, courut vers son père en lui demandant de la protéger et de punir l'agresseur. Tolstoï prit sa fille sur ses genoux, la consola, lui parla et lui proposa ensuite d'aller offrir à ce petit garçon de la confiture de framboise (les enfants de paysans n'avaient pas souvent l'occasion de manger de la confiture).

S'attendant à tout, sauf à la tournure inattendue que prenait l'incident, le petit garçon fut extrêmement surpris. Après cela, il y avait peu de chances qu'il se conduise en agresseur, conclut Crosby. Pourtant, un enseignant américain lui rétorqua: «À mon avis, le lendemain, ce petit garçon aurait dû la frapper sur l'autre main». Ce fut le tour de Crosby de s'étonner.

Ayant réfléchi à la remarque, inattendue pour lui, de son collègue, il conclut qu'il existait deux manières (la russe et l'américaine) de réagir à une manifestation de violence ou de bonne volonté. Crosby voyait bien que la réaction russe comportait sa vérité profonde, et c'est pourquoi il écrivit: «Mais s'il y a quelque chose de vrai dans cette vision russe des choses, pourquoi ne pas l'appliquer plus souvent dans notre vie ?... Il faudrait certainement que les enseignants y pensent (22)».

Peu après la mort de Tolstoï, V.I. Lénine, parlant de sa contribution au développement de la culture mondiale, déclara: «Il y a dans son héritage ce qui ne sombre pas dans le passé, mais appartient à l'avenir (23).» C'est pourquoi, après la victoire de la révolution socialiste, pédagogique de Tolstoï devint, de même que son oeuvre littéraire, le patrimoine du peuple tout entier. Ses ouvrages sont fréquemment publiés avec d'énormes tirages dans toutes les langues des peuples de l'ancienne URSS. Ses oeuvres littéraires sont inscrites au programme des écoles d'enseignement général, et l'étude de ses œuvres pédagogiques figure dans les programmes des établissements qui forment les éducateurs d'enfants d'âge préscolaire, les instituteurs et les professeurs du secondaire et du supérieur.

On peut, assurément, voir un sens profond dans le fait qu'en 1987, année de son jubilé, l'Association des auteurs d'oeuvres littéraires et artistiques pour les enfants et la jeunesse, rattachée à l'Union des sociétés soviétiques de relations culturelles et d'amitié avec les pays étrangers, ait créé une Médaille d'or internationale Léon Tolstoï destinée à d'éminents humanistes qui se sont consacrés aux enfants. Les premiers lauréats ont été Albert Sabin (membre de la National Academy of Sciences des États-Unis d'Amérique), Astrid Lindgren (femme de lettres suédoise) et Antonina Khlebouchkina (directrice de la maison d'enfants no 1 de Tachkent, URSS).

Notes
(1) Semion Filippovitch Egorov (Fédération de Russie). Docteur en sciences de l'éducation. Chercheur à l'Institut d'éducation théorique et de recherche internationale sur l'éducation à l'Académie russe de l'éducation. Spécialiste en histoire de l'éducation. Auteur de nombreuses publications, dont la plus importante est: Théorie de l'éducation dans le système éducatif russe au début du XXe siècle (1987, en russe).
(2) V .I. Lénine, « L. N. Tolstoï », dans Oeuvres, Éditions sociales (Paris) et Éditions du Progrès, Moscou, 1968, t. 16, p. 340; voir aussi « Léon Tolstoï, Miroir de la révolution russe », ibid., t. 15, p. 120-227.
(3) L. N. Tolstoï, « Utro pomescika » (La matinée d'un propriétaire), dans Oeuvres complètes, t. 4, p. 165.
(4) L. N. Tolstoï, Oeuvres complètes, t. 60, p. 325.
(5) L. N. Tolstoï, Oeuvres pédagogiques, en russe, Moscou, 1951, p. 55.
(6) Ibid., p. 56-57.
(7) L. N. Tolstoï, Oeuvres complètes, t. 38, p. 141-142.
(8) L. N. Tolstoï, Moi vospominanija [Mes souvenirs], Moscou, 1914, p. 178-181.
(9) V I. Lénine, Oeuvres, t. 16, p. 342.
(10) C. D. Ouchinski, Oeuvres complètes en russe, Moscou-Leningrad, 1948, t. 3, p. 622.
(11) L. N. Tolstoï, Oeuvres pédagogiques, p. 88.
(12) Ibid., p. 157-158.
(13) Vestnik Evropy, recueil pour l'année 1900, II, p. 583.
(14) L. N. Tolstoï, Oeuvres pédagogiques, p. 61.
(15) N. N. Gousev, Zizn' L.N. Tolstogo [La vie de Léon Tolstoï], s.d., t. 2, p. 129.
(16) N. N. Gousev, ibid., p. 131.
(17) L. N. Tolstoï, Oeuvres complètes, t. 62, p. 130.
(18) L. N. Tolstoï, Oeuvres complètes, t. 61, p. 269.
(19) N. A. Konstantinov (et al.), Istorija pedagogiki[Histoire de la pédagogie], Moscou, 1982., p. 237
(20). Azbuka (Abécédaire), et Novaja azbuka [Nouvel abécédaire], Moscou, 1978, p. 191.
(21) A. I. Sifman, L.N. Tolstoj i Vostok [Léon Tolstoï et l'Orient], Moscou, 1971, p. 286.
(22) E. Krosbi, Tolstoj kak ucitel' [E. Crosby, Tolstoï en tant qu'enseignant], traduit de l'anglais en russe, Moscou, 1906, p. 60 et suivantes.
(23) V. I. Lénine, Oeuvres, t. 16, p. 344.

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