L'éducation selon les jésuites: l'enseignement du latin et des humanités

Gabriel Compayré
Nous arrivons à la seconde partie de nos recherches, quel était l'enseignement des jésuites, et l'esprit de cet enseignement? Sur quoi portait le travail des élèves, et quelles étaient les méthodes employées par les maîtres?

Le fond de l'enseignement des jésuites est l'étude du grec et du latin. Les deux langues sont placées au même rang dans les programmes 1. On les étudie parallèlement; mais, malgré cette égalité apparente, le latin prenait le dessus et devenait le principal objet de l'enseignement. Écrire en latin, tel était l'idéal désiré et souvent atteint, grâce à des efforts sérieux, à des méthodes ingénieuses, dont on ne saurait nier l'efficacité. D'abord, la langue maternelle, la langue vulgaire, comme on disait alors, est interdite jusque dans les conversations 2. On, est puni pour avoir parlé français. C'est seulement les jours de fête, et en guise de récompense, que les écoliers sont autorisés à converser entre eux comme s'ils étaient encore à la maison. Ne rions pas de ces exagérations; les jésuites étaient conséquents avec eux-mêmes. Ils voulaient qu'on sût le latin: ce but une fois admis, il était naturel que tous les moyens possibles fussent employés pour y parvenir. Dans nos collèges universitaires, on est beaucoup moins logique. Il semble, en effet, qu'on n'ait pas renoncé au but, qui est toujours de former de bons latinistes, mais on a supprimé, ou du moins affaibli les moyens. Certes, nous sommes loin de croire que l'éducation ait à se proposer pour objet unique l'art de construire des périodes dans la langue de Cicéron. D'abord, la chose est à peu près impossible pour un moderne. De plus, il ne nous paraît pas qu'elle soit désirable. Mais, laissant de côté pour le moment toute discussion sur ce sujet, et étant donné que l'on envoie les jeunes gens au collège pour y apprendre le latin, il faut reconnaître que les jésuites avaient- admirablement combiné dans ce sens leurs méthodes scolaires.

Voici d'abord quelle était la division des classes. La philosophie et les sciences occupent les deux ou trois dernières années d'études 3. Mais la rhétorique est le véritable couronnement des cours. C'est en rhétorique que se produit dans tout son éclat l'élève des jésuites, c'est là qu'il se révèle comme orateur latin, après s'être manifesté comme poète dans la classe d'humanités. Avant d'arriver en rhétorique, l'écolier a passé par quatre classes préparatoires, trois années de grammaire, et une classe d'humanités qui correspond à nos deux classes de troisième et de seconde. En cinq années, le cycle des études purement littéraires est parcouru 4.

Quels sont les ouvrages que les jésuites mettaient dans chacune de ces classes entre les mains des élèves? Indiquons les principaux. Dans la première et la seconde classe de grammaire, on étudie surtout les Épîtres de Cicéron, les poèmes les plus faciles d'Ovide; pour le grec, le Tableau de Cébès. Dans la troisième année, on lit les Épîtres à Atticus, les traités de la Vieillesse et de l'Amitié, les Élégies et les Épîtres d'Ovide, des Excerpta de Catulle, de Tibulle et de Properce, les Églogues de Virgile (quœdam selecta ac purgata ex Eglogis), le quatrième livre des Géorgiques, le cinquième et le septième de l'Énéide; pour le grec, Chrysostome, Ésope, Agapet. L'explication de ces auteurs et l'étude des deux grammaires, avec des thèmes pour le grec, tel est l'enseignement des trois années de grammaire.

Dans les classes d'humanités (les jésuites sont peut-être les premiers qui aient employé ce mot si expressif), on aborde les règles de la rhétorique 5, on étudie les œuvres morales de Cicéron, César, Salluste, Tite-Live, Quinte-Curce, l'Énéide de Virgile, à l'exception du quatrième livre; un choix des Odes d'Horace, les Discours les plus faciles de Cicéron 6. Pour le grec, on continue l'étude de la grammaire (la syntaxe), et on exerce les élèves à écrire dans cette langues 7; les auteurs sont: Isocrate, saint Chrysostome, saint Basile, quelques lettres de Platon, quelques morceaux de Plutarque, pour le premier semestre; pour le second, les poètes Théognis, Phocylide, saint Grégoire de Nazianze, etc. Enfin, en rhétorique, on apprend surtout les règles de l'éloquence, d'après Cicéron ou d'après Quintilien. En grec, on lit Démosthène, Thucydide, Homère, Pindare, la Rhétorique et la Poétique d'Aristote. Les élèves s'exercent en prose et en vers dans les deux langues.

L'explication des auteurs, des études grammaticales, des préceptes de rhétorique et de poétique, des thèmes grecs, des compositions latines et grecques, est-ce là tout? Oui, sauf une petite part faite à l'érudition (c'est l'expression des jésuites), c'est-à-dire aux connaissances historiques. À propos des auteurs expliqués, il faudra que le professeur entre dans quelques détails sur les mœurs des peuples, sur les événements de l'histoire. «Mais, ajoutent les Regulœ, l'érudition ne sera employée qu'avec mesure, afin d'exciter de temps en temps l'esprit sans empêcher l'étude de la langue 8.» Telle est, en résumé, l'organisation des classes inférieures.

Rendons-nous compte d'abord des méthodes suivies dans l'explication des auteurs. À l'origine, elle se faisait en latin, sauf dans la première année de grammaire, où, pour ménager les commençants, il était permis d'employer la langue maternelle. À la fin du dix-septième siècle, quand la langue française eut fait ses preuves, il fallut bien lui ouvrir l'accès des classes; l'influence de Port-Royal contribua beaucoup à cette réforme. Mais les jésuites maintinrent aussi longtemps qu'ils le purent l'explication en latin des auteurs grecs et des auteurs latins. Le livre du P. Jouvency date de 1692, et à cette époque rien n'est encore changé aux premiers usages prescrits par les Regulœ. Dans ce système, il ne pouvait être question de thème ni de version; sauf pour le grec que l'on traduisait en latin. Qu'était-ce donc que l'explication? Le P. Jouvency, dans un livre qui n'est à vrai dire qu'une poétique et une rhétorique abrégées, nous le dit tout au long, en recourant à des exemples pour mieux se faire comprendre 9. L'explication se composait de cinq partie: 1° argumentum, explanatio, rhetorica, eruditio, latinitas. Le professeur rendait compte, d'une façon générale, du morceau à expliquer; 2° Reprenant une à une les expressions mêmes du texte, il en donnait le sens au moyen d'équivalents, de périphrases et de développements; 3° Il indiquait les règles de rhétorique, de poétique ou simplement de grammaire, dont le texte était l'application; 4° Il faisait allusion, sobrement et sans approfondir, aux connaissances historiques nécessaires pour l'intelligence du passage examiné. On voit, par les exemples que donne le P. Jouvency, que cette partie de l'explication était de beaucoup la plus courte; 5° Enfin, il employait soit des rapprochements, soit des citations d'autres auteurs, pour faire valoir la latinité des expressions, des périodes du texte. Bien entendu, l'explication, la prœlectio, ne prenait cette ampleur qu'en rhétorique. Dans les classes moins élevées, il fallait, selon les élégantes périphrases de l'aimable père, «côtoyer davantage la rive, et ne pas se jeter en pleine mer, en évitant cependant de se heurter aux écueils dont le rivage est hérissé 10». Il fallait, en d'autres termes, que dans les premières classes l'explication plus simple s'attachât purement aux règles de la grammaire, tout en s'efforçant d'intéresser l'élève et de lui plaire.

L'histoire est à peu près bannie de l'enseignement. On ne l'étudie que par rencontre, accidentellement, à l'occasion d'un texte latin ou grec 11. C'est par une porte de derrière que l'histoire pénètre dans les études. L'histoire moderne et l'histoire de France, qui ne sont pas nécessaires à l'explication des auteurs, sont entièrement laissées de côté. Le dédain et aussi la crainte des recherches historiques sont poussés si loin chez les jésuites que, même dans leurs facultés de théologie, on n'enseignait pas l'histoire de l'Église. Un père allemand, qui a rédigé le plan d'études de l'établissement de Landshut, soutient avec une naïveté ridicule que «l'histoire est la perte de celui qui l'étudie 12». Cette exclusion de l'histoire, qui est, non une omission irréfléchie, mais une proscription systématique, jette à elle seule un grand jour sur l'inspiration générale des études jésuitiques. Les faits historiques, comme tout ce qui constitue un enseignement positif, répugnaient à un système de formalisme factice et d'éducation à la surface.

Un autre trait achèvera de faire la lumière. Les jésuites ne mettaient le plus souvent entre les mains de la jeunesse que des excerpta, des morceaux choisis. Sans doute le motif principal allégué pour justifier ces mutilations est louable. On voulait, par respect pour la pureté de l'enfance, supprimer dans les auteurs anciens tout ce qui pourrait effaroucher la pudeur, salir l'imagination, provoquer des réflexions prématurées. Ne nous moquons pas trop des éditions expurgées. Y a-t-il beaucoup d'églogues de Virgile, beaucoup de satires d'Horace, beaucoup de dialogues de Platon, qu'on puisse expliquer aux jeunes gens sans en passer une ligne? Seulement, les jésuites poussaient trop loin les scrupules, quand ils interdisaient, par exemple, le quatrième livre de I'Énéide, ou encore les comédies de Térence. «Quant aux livres qui ne peuvent être expurgés en aucune façon, comme les comédies de Térence, il vaut mieux les exclure absolument 13

Mais, disons-le, ce n'était pas le seul souci de l'innocence et de la pudeur enfantine qui guidait les jésuites dans leurs arrêts d'exclusion ou dans leur système de mutilation. Un autre motif les inspirait. Ils voulaient en quelque sorte effacer dans les livres anciens tout ce qui est la marque de l'époque, le cachet du temps, tout ce qui leur donne un caractère propre, une allure profane. S'ils l'avaient pu, ils auraient supprimé jusqu'au nom de l’auteur, et tout ce qui trahissait dans ses écrits l'accent d'une société antérieure au christianisme. Aussi étaient-ils sobres de commentaires sur les écrivains, sur leur histoire, sur le milieu dans lequel ils avaient vécu. Ils multipliaient les versions détachées. Ils redoutaient la méthode que Bossuet ne craignit pas de pratiquer avec le dauphin, je veux dire l'étude d'un auteur poursuivie d'un bout à l'autre de ses ouvrages. Dans la mesure du possible, ils démarquaient les écrits de l'antiquité, ils dépaysaient les écrivains 14. On mettait sous les yeux des élèves de belles tirades d'éloquence, de beaux couplets de poésie, sans leur montrer par quelles racines profondes cette prose ou cette poésie tenait aux entrailles de l'ancien monde. C'étaient des fragments anonymes, pour ainsi dire, qu'on faisait admirer en eux-mêmes, pour leurs seules qualités intrinsèques, en laissant dans l'ombre le cadre réel d'où on les détachait.

En d'autres termes, ce n'étaient pas les auteurs anciens dans leur vérité, dans leur intégrité, que les jésuites faisaient connaître aux jeunes gens. Forcés par le goût du temps de faire entrer les lettres antiques dans leur plan d'éducation, ils espéraient par les travestissements, par les suppressions qu'ils se permettaient, déguiser assez les auteurs pour que l'élève n'y reconnût pas le vieil esprit humain, l'esprit de la nature. Leur rêve était de transformer les auteurs païens en propagateurs de la foi. «L'interprétation des auteurs, dit le P. Jouvency, doit être faite de telle sorte que, quoique profanes, ils deviennent tous les hérauts du Christ (Christi prœcones quodammodo fiant 15)Le but de la Société de Jésus, ne l'oublions pas, était exclusivement de faire des chrétiens. «On s'occupera des belles-lettres, disent les Constitutions, afin d'arriver plus aisément à mieux connaître et à mieux servir Dieu.»

Une fois engagés dans cette voie, les jésuites devaient aller jusqu'au bout et en venir à considérer, dans les auteurs profanes, les mots plus que les choses. Même arrangés, en effet, et amoindris par une censure scrupuleuse, les auteurs profanes se prêtaient difficilement au rôle de prédicateurs chrétiens qu'on voulait leur faire jouer. Il fallait donc diriger l'attention des élèves, moins sur l'esprit qui les anime, sur les pensées où se manifestent la fierté, l'indépendance et la dignité humaines, pensées peu conformes à l'esprit de la Société de Jésus, que sur les élégances du langage ou les finesses de l'élocution, sur la forme qui, elle au moins, n'est d'aucune religion et ne pouvait en rien porter atteinte à l'orthodoxie nouvelle. De là est sorti ce qu'on a si justement appelé le formalisme jésuitique, plus préoccupé de la forme extérieure des idées que des idées elles-mêmes. De sorte que par un détour l'éducation retombait, avec les jésuites, dans le vice fondamental de la discipline du moyen âge, l'abus de la forme. Seulement, au moyen âge, la forme c'était le raisonnement, l'argumentation rude et grossière, le barbare syllogisme: arme propre à tous les combats et dont les coups dépendent de la main qui la dirige, instrument qui s'adapte à toutes les conclusions pourvu qu'on change les prémisses qui lui servent de point d'appui. Ce que les jésuites mettaient à la place, c'était la forme littéraire, l'élégante rhétorique qui n'a pas d'opinion et dont les tours ingénieux, les périodes brillantes, les figures aimables s'approprient et se plient à toutes les doctrines 16.

Il est donc évident que les jésuites cherchaient dans la lecture des anciens, non un instrument d'éducation morale et intellectuelle, mais simplement une école de beau langage. Sur ce point, les aveux abondent dans leurs écrits, mais il n'en est pas de plus expressif que celui du général actuel de l'ordre, le P. Beckx, qui dit en propres termes, dans une lettre déjà citée: «Les gymnases resteront ce qu'ils sont de leur nature, une gymnastique de l'esprit, qui consiste beaucoup moins dans l'assimilation de matières réelles, dans l'acquisition de connaissances diverses, que dans une culture de pure forme 17.» Il ne s'agit pas, on le voit, de développer l'intelligence proprement dite, c'est-à-dire la faculté qui, après avoir réfléchi sur les pensées des autres, s'émancipe et se hasarde à penser par elle-même. Ce sont les facultés superficielles de l'esprit que les jésuites cherchent à exercer et à occuper, afin que l'élève se résigne plus facilement à laisser inactives les forces intimes de sa raison et, s'il se peut, qu'il ne les soupçonne même pas. Ils donnent beaucoup de temps aux exercices de mémoire; ils excitent l'imagination, ils disciplinent le goût. Mais ils craignent de remuer les profondeurs de l'âme humaine et d'y faire surgir, d'y évoquer ce redoutable esprit d'examen et de réflexion personnelle auquel Descartes allait faire un appel qui sera entendu; cette raison affranchie qui cite devant elle toutes les croyances, pour les accepter, si elle y voit luire l'évidence, pour les repousser, si elle ne peut s'en rendre compte et les mettre d'accord avec elle-même. Trouver pour l'esprit des occupations qui l'absorbent, qui le bercent comme un rêve, sans l'éveiller tout à fait; appeler l'attention sur les mots, sur les tournures, afin de réduire d'autant la place des pensées; provoquer une certaine activité intellectuelle prudemment arrêtée à l'endroit où à une mémoire ornée succède une raison réfléchie: en un mot, agiter l'esprit, assez pour qu'il sorte de son inertie et de son ignorance, trop peu pour qu'il agisse véritablement par lui-même, par un déploiement viril de toutes ses facultés, telle est la méthode des jésuites. Elle est bonne pour former, non pas des hommes, mais de grands enfants. «Le plus souvent, dit un de nos contemporains, le comte autrichien François Deyn, l'élève des jésuites restera ce que les jésuites ont fait de lui, un esprit borné, non développé, incapable de se passer de la direction paternelle du jésuitisme.» Les jésuites, dit dans le même sens Macaulay, semblent avoir trouvé le point jusqu'où l'on peut pousser la culture intellectuelle sans arriver à l'émancipation intellectuelle.

Nous en avons assez dit pour montrer par quelles vues mesquines les jésuites rapetissaient cette étude des langues anciennes, qui peut être si féconde quand on appelle à leur école, non seulement l'imagination et la mémoire, mais l'intelligence tout entière, le cœur et la volonté. Dans les limites qu'ils s'imposaient à dessein, les jésuites ont du moins fait preuve d'une grande habileté pour intéresser l'élève et le captiver. Rien de plus varié que les sujets de devoirs proposés dans leurs classes. Dans les rhétoriques modernes, c'est toujours dans un même moule, qui devient fastidieux à force d'être uniforme, qu'on invite les jeunes gens à exercer leur latinité. Le monotone discours latin, avec ses lieux communs toujours les mêmes, avec sa coupe invariable, est presque l'unique exercice du rhétoricien pour la prose latine. Les jésuites, pour distraire l'esprit par la variété, donnaient à composer tantôt des dialogues, des descriptions, tantôt des thèses et des dissertations, ou encore des imitations d'auteurs anciens. De même, pour la poésie latine, au lieu de ces vers latins sans caractère dont un professeur de rhétorique serait bien embarrassé de dire à quel genre poétique ils appartiennent, l'élève était appelé à écrire des élégies; des idylles, des scènes dramatiques. On allait même, et ici on tombait dans l'enfantillage, jusqu'à proposer aux jeunes poètes des énigmes, des emblèmes, des rébus et des logogriphes 18.

Pas de connaissances positives, des exercices purement formels, tel est le résumé des études dans les cinq classes inférieures Cependant, le P. Jouvency, dont le livre, composé sur l'ordre de la quatorzième Congrégation générale, exprime assez bien l'esprit général de la Société, fait une place à ce qu'il appelle la polymathie. Mais le mot promet plus que la chose ne tient. Il ne s'agit pas, en effet, comme on pourrait le supposer tout d'abord, des sciences physiques et mathématiques, il s'agit de certaines connaissances frivoles ou curieuses, plus propres à l'homme du monde ou à l'érudit de profession, qu'utiles à l'éducation générale de l'esprit, comme par exemple l'art du blason, la numismatique 19. Les jésuites éprouvaient plus de sympathie pour ces curiosités innocentes, pour les arts qui permettent de parvenir dans le monde, que pour les sciences véritables qui élargissent l'intelligence et en préparent l'essor. C'était, d'ailleurs, au goût des gentilshommes qu'ils songeaient à complaire, en leur mettant entre les mains des armoriaux et des blasons plutôt que des livres de géométrie ou d'histoire naturelle.

Nous avons vu quels étaient l'ordre et la nature des études dans les classes qu'on appelait inférieures; elles constituaient, à vrai dire, l'enseignement complet pour la majorité des élèves. La plupart des jeunes gens quittaient le collège après la rhétorique. Ceux qui restaient étaient appelés, avec les scolastiques, c'est-à-dire avec les futurs membres de l'ordre, à suivre pendant trois ans de suite les cours de philosophie et de sciences. Quelquefois on supprimait la troisième année: Descartes, à la Flèche, fit sa philosophie en deux ans.

Le premier tort des jésuites était d'exclure complètement les études scientifiques des classes inférieures, et d'exiger de l'élève qui entrait en philosophie, non qu'il eût l'esprit mûri et un commencement de réflexion, mais seulement qu'il possédât la langue grecque et la langue latine. Un autre tort, non moins grave, était de réduire la philosophie elle-même à une stérile étude de mots, à des discussions subtiles et formelles. Dans l'enseignement des lettres, les jésuites étaient, en apparence au moins, à la hauteur de leur temps, puisqu'ils avaient suivi la Renaissance dans son goût pour la littérature ancienne. Dans l'enseignement de la philosophie, ils restent en arrière; ils sont en retard sur leur siècle qui avait relevé le crédit de Platon, restauré la philosophie morale de Plutarque et de Sénèque, et enfin inauguré par quelques recherches les méthodes scientifiques.

Au lieu d'obéir à ce mouvement, les jésuites se contentèrent d'être les continuateurs de la scolastique.

Pas d'autre occupation, pendant les trois années de philosophie, que l'explication des ouvrages d'Aristote! La première année, on étudiera la logique, non dans le texte des Analytiques, mais dans les commentaires des deux pères jésuites Tolet et Fonseca 20. La deuxième année, on expliquera la physique d'après l'ouvrage même du philosophe grec, et probablement aussi d'après la paraphrase latine de saint Thomas 21. Enfin, en troisième année, on passera à la Mélaphysique et au traité de l'Âme 22. Dans un cours particulier dont le Ratio ne détermine ni les conditions, ni la date, un professeur de philosophie morale discutera brièvement les questions contenues dans les dix livres de l'Éthique d'Aristote.

Combien est mauvaise et étroite une pareille manière d'enseigner la philosophie! D'abord n'est-ce pas la négation même de l'esprit philosophique, esprit de libre recherche, que de réduire l'enseignement à l'exposition des doctrines d'un seul philosophe, à quelque hauteur que l'ait placé son génie? Ajoutons que le Ratio studiorum ne veut même pas qu'on approfondisse Aristote tout entier. Il y a certaines parties de ses ouvrages qui seront omises par prudence. Ainsi, dans le traité de l'Âme on laissera de côté tout ce qui regarde l'anatomie et la physiologie; ces études appartiennent à la médecine, et la Société de Jésus s'est toujours déclarée incompétente pour les études médicales. De même, dans la métaphysique, il semble qu'on supprime quelques-unes des questions les plus intéressantes et les plus essentielles, celles qui sont relatives à Dieu, sous prétexte que ces questions dépendent de la révélation 23.

Ce n'est donc pas la philosophie ancienne, c'est seulement la philosophie d'Aristote, ce n'est pas même la philosophie d'Aristote tout entière, c'est la philosophie d'Aristote amoindrie que le Ratio studiorum propose aux élèves de la Société. De plus, il est bien entendu que le professeur expliquera les textes, non avec liberté, avec critique, mais dans un esprit de docilité aveugle, et, comme dit le règlement, en attachant au sens des mots autant d'importance qu'aux questions elles-mêmes 24.

La philosophie, étant donné le but des jésuites, présentait encore plus de dangers que les lettres. Il fallait donc en user discrètement. Aussi que de précautions pour s'assurer à l'avance du caractère des maîtres chargés de cet enseignement. On exigera d'abord qu'ils aient suivi deux fois le cours de théologie. Mais surtout on veillera à ce qu'ils soient doués d'un esprit sage et calme. «S'ils manifestent quelque propension pour les nouveautés, s'ils sont d'un esprit trop libre, il ne faut pas hésiter à les écarter de l'enseignement 25.» En d'autres termes, toutes les intelligences indépendantes, tous les talents originaux seront sévèrement exclus des chaires de philosophie. Ceux qui, comme le P. André, auront quelque liberté d'esprit, on les persécutera. Faut-il s'étonner, après un tel exposé de principes, que la philosophie des jésuites ait jeté si peu d'éclat?

Si par hasard, et malgré toutes les précautions prises par le provincial et par le recteur, la porte a été imprudemment ouverte à un esprit vraiment philosophique, le règlement est là pour le maintenir dans la routine, pour empêcher tout essor de sa pensée. On sait ce qu'il en coûta au P. André, en plein dix-huitième siècle, pour avoir osé professer une philosophie qui n'était pas celle de l'école, pour avoir été cartésien. Même dans les questions indifférentes, dit le Ratio, dans les questions où la foi et la piété ne sont pas en jeu, il faut s'abstenir d'introduire toute opinion nouvelle. Qu'on n'enseigne rien contre les sentiments de l'école, et qu'on suive aveuglément l'avis des docteurs les plus autorisés 26. La prudence des jésuites est telle qu'ils ne veulent pas qu'on fasse mention, même pour les réfuter, des opinions absurdes et démodées. Avec leur finesse, les pères avaient remarqué que dans les livres de réfutation ce que l'on retient quelquefois le moins, c'est précisément la réfutation; ce que l'on se rappelle, au contraire, c'est la doctrine combattue. Aussi dans l'enseignement philosophique des jésuites, tout était réglé à l'avance, non seulement le fond des pensées, mais encore la forme. Que le professeur n'emploie aucune nouvelle méthode, aucune nouvelle manière de discuter: il est défendu de rajeunir, même par le tour et l'expression, les arguments vieillis.

Reconnaissons d'ailleurs que les jésuites n'étaient pas seuls à maintenir dans l'enseignement de la philosophie les méthodes scolastiques. Qu'on lise les statuts universitaires de 1600, et l'on se convaincra que la ressemblance était grande entre les collèges de l'Université et les collèges des jésuites. Là aussi, Aristote est l'organe infaillible de toute vérité, et l'ordre suivi dans l'étude, de ses œuvres est le même Il y a cependant quelques différences importantes; ainsi, une part plus grande est faite à l'enseignement de la morale. De plus, dans le Ratio, on recommande d'accorder autant et peut-être plus d'attention à l'explication grammaticale du texte qu'à l'analyse des pensées. Les statuts de l'Université demandent au contraire que les livres du philosophe grec soient expliqués «plus philosophiquement que grammaticalement 27.».

Que les jésuites au seizième siècle se soient inclinés devant l'autorité d'Aristote, soit: ce qui étonne davantage, c'est de les voir, aux dix-septième et dix-huitième siècles, persister dans les mêmes errements et faire à la philosophie de Descartes la guerre la plus acharnée. N'est-ce pas une chose singulière qu'ils aient pris parti pour l'empirisme, pour le scepticisme au besoin, plutôt que d'adhérer au spiritualisme solide et raisonné de Descartes? «Gassendi, disait le père Daniel, est un peu sceptique en métaphysique, ce qui ne sied pas mal à un philosophe.»

Ainsi, dans la philosophie comme dans les lettres, l'éducation jésuitique ne fait qu'effleurer la surface. Un peu d'érudition, c'est tout ce qu'elle exige de l'élève. La mémoire et le raisonnement syllogistique sont les seules facultés mises enjeu. Des mots et des raisonnements formels: point de faits, point d'inductions réelles. Quand ils abordent l'étude des sciences, les jésuites y apportent encore le même esprit d'aversion pour le progrès, d'intolérance pour toute nouveauté, la même tendance à arrêter, à immobiliser l'humanité à un certain moment de son développement. Sauf une petite part faite à la géométrie, le Ratio studiorum est muet sur l'enseignement des sciences 28.

Sans doute, il faut tenir compte du temps et reconnaître que dans les siècles suivants les jésuites ont suivi le mouvement général qui a si prodigieusement élargi les cadres de l'enseignement scientifique. Mais ils l'ont fait par nécessité plus que par conviction, parce qu'il fallait se plier aux exigences des programmes d'examen, avec défiance plus qu'avec sympathie, sans bien comprendre, ce semble, le rôle que les études scientifiques doivent jouer dans le développement de l'esprit humain. Les langues anciennes étudiées un peu mécaniquement, voilà, à vrai dire, le seul enseignement que les jésuites aient pratiqué avec amour et avec foi.




Notes
1. Jouvency, dans son plan d'études, met cependant le grec au-dessus du latin: Linguarum cognitio necessaria, prœsertim Grœcœ. «Les noms de Viger, de Jouvency, de René Rapin, de Brumoy, dit M. Egger, marquent une tradition de zèle pour les études grecques qui honore singulièrement la Compagnie de Jésus.» (De l'Hellénisme en France, t. II, p. 64.)
2. Latine loquendi usus severe tin primis custodiatur... ita ut in omnibus quœ ad scholam pertinent, nunquam liceat uti vatrio sermone: eamque ob rem latine perpetuo magister loquatur. (Ratio, p. 121.) Domi linquœ latinœ usum inter scholasticos diligenter canservandum cure Rector; ab hac autem latine loquendi lege non eximantur, nisi vacationum dies et recreationis horœ. (Ratio, p. 27)
3. Dans le Ratio studiorum de 1603, les Regulœ professoris philosophiœ exigent trois années de philosophie: Universam philosophiam non minus quam triennio prœlegat. Deux heures par jour étaient consacrées à cet enseignement, une le matin, l'autre le soir (p. 84). Les jésuites ont aimé la philosophie tant que la philosophie n'a été qu un péripatétisme mélangé de thomisme.
4. Les classes dites inférieures, par opposition aux classes supérieures (philosophie, théologie, sciences), étaient au nombre de cinq: la rhetorique, la classe d'humanités (humanitas), notre seconde ou notre troisième; puis, les trois classes de grammaire: suprema, media infima classis grammaticœ. On voit qu'il y avait une classe de moins que dans l'organisation actuelle. Un programme des classes du collège de Narbonne, qui faisait partie de l'Université de Paris (programme qui date de 1599), ne mentionne aussi que cinq classes et omet la seconde.
5. La Rhétorique recommandée par les Regulœ est celle du P. Cyprien Soarès. La Grammaire latine, encore classique aujourd'hui dans les collèges des jésuites, est celle du Portugais Emmanuel Alvarès.
6. Le but de la classe d'humanités, disent emphatiquement les Regulœ, c'est de préparer veluti solum eloquentiœ, p. 143.
7. Curandum ut scribere aliquid grœœ norint (p.144). Les exercices en prose latine pour la classe d'humanités sont des lettres pour le premier semestre; pour le second, des chries, des exordes, des narrations, etc.
8. Eruditio modice usurpetur, ut ingenium excitet interdum ac recreet, nen ut linguœ observationem impediat. Prœlectio (c'est-à-dire l'explication) eruditionis ornamentis leviter interdum aspersa sit (p. 144). Les connaissances positives de l'histoire sont présentées comme des ornements de l'explication. Voilà pour l'érudition de la classe d'humanités. De même en rhétorique eruditio... parcius ad captum discipulorum accersenda.
9. Jouvency, ouvrage cité, p. 207: Modus explicandœ prœlectionis.
10. Ibi littus magister legit, nec in altum dare vela, nisi raro, audet... ne ad cautes quibus obsium est littus et salebras adhœrescat. (Op. cit. p. 225.)
11. Quand le texte expliqué est emprunté à un historien, les Regulœ demandent qu'on passe vite: Historicus celerius fere excurrendus (p.125). Le P. Jouvency semble déjà mieux comprendre l'utilité de l'histoire: Necessarium est historiam antiquitatis magistram cognoscere (p. 128).
12. Voyez Huber, ouvrage cité, t. II, p. 172.
13. …Si omnino purgari non poterunt, quemadmodum Terentius potius non legantur. (Ratio, p. 20.) Les jésuites revinrent sur ce jugement, quand Térence eut été réhabilité par l'admiration de tout le dix-septième siècle, particulièrement par celle de Bossuet. Le P. Jouvency l'admet dans son catalogue d'auteurs latins, mais, bien entendu, avec des réserves: Non legatur, nisi repurgatus.
14. Voyez Ch. Lenormant, ouvrage cité, p. 98: «L'histoire littéraire n'a jamais tenu qu'une petite place dans les leçons des jésuites,» etc. Ch. Lenormant critique aussi le latin des jésuites: «Ils n'eurent, en général, qu'une élégance brillantée: la langue latine entre leurs mains perdit le nerf et la couleur. Ils savaient, en général, le grec fort imparfaitement.» Ch. Lenormant, il est peut-être besoin de le dire après de telles sévérités, était cependant un ami des jésuites.
15. Jouvency, op. cit. p. 176.
16. Ce souci presque exclusif de la forme se marque dans une multitude de Regulœ. La classe de rhétoriques a pour but de conduire à l'éloquence parfaite, ad perfectam eloquentiam informat. On veut faire des cicéroniens: stylus ex uno fere Cicerone sumendus. Quand le professeur de rhétorique corrige les discours, il n'est pas question une seule fois de la netteté des idées, de leur convenance et de leur justesse; rien que des préceptes de pure forme: In scriptione corrigenda indicet, si quid in artificio oratorio aut pœtico, in elegantia cultuque sermonis, in connectenda oratione, in numeris concinnandis, in orthographia aut aliter peccatum fuerit, etc.
17. Voyez Huber, les Jésuites, t. II, p. 173.
18. Le P. Jouvency consacre tout un chapitre à l'art de composer des énigmes (p. 140). «Ces agréments de la pédagogie jésuitique avaient cependant leur utilité. Ils avaient sur le beau monde, une prise que n'avait point l'enseignement austère des Petites-Écoles de Port-Royal». Voyez M. Egger, de l'Hellénisme en France, t. II, p. 64.
19. Jouvency, op. cit., p. 138. Ces études, d'ailleurs, ne doivent être qu'effleurées: il faut prendre garde à la curiosité, qui est une mauvaise passion: libido sciendi.
20. Explicat professor philosophiœ primo anno Logicam, non tam dictando quam ex Toleto seu Fonseca. (Ratio, p. 84.)
21. Secundo anno explicat libros octo Physicorum, libros de Cœlo, et primum de Generatione (p. 84).
22. Tertio anno explanabit librum secundum de Generatione, libros de Anima et Metaphysicorum (p. 86).
23. In Metaphysica quœstiones de Deo et intelligentia, quœ omnino aut magnopere pendent ex veritatibus divina fide traditis prœtereantur (p. 87). On nous a bruyamment reproché d'avoir, à propos de cette phrase, reproduit un contresens de M. Cousin, et comme les gros mots sont, toujours plus faciles à trouver que les bonnes raisons, d'avoir «réédité un mensonge». Les lecteurs impartiaux voudront bien cependant reconnaître que la phrase, dans son texte intégral, offre quelque ambiguïté, et que notre interprétation peut se défendre. On nous demande de la traduire comme si l'auteur du Ratio avait écrit: «E quœstionibus de Deo, eœ prœtereantur quœ...» Mais le texte est tout autre, et quand on connaît l'esprit de la Société de Jésus, si réfractaire à la philosophie, on a bien le droit de voir dans ce,passage du Ratio une condamnation générale de la théologie naturelle, que les pères, même depuis l'époque où le Ratio fut écrit, n'ont jamais tenue, je crois, en grande estime.
24. Summopere conctur Aristotelicum textum bene interpretari in coque nihilominus operœ quam in quœstionibus collocet (p. 87). Plus loin, les Regulœ exigent qu'on obéisse toujours aux formes scolastiques: Nihil discipulos magis pudeat in disputando quam a formœ ratione abesse. Itaque qui respondet, repetet primum totam argumentationem... addatque «Nego» vel «Concedo majorem, minorem, coneequentiam» (p. 89).
25. Ratio, p. II: Si qui autem fuerunt ad novitates proni, aut ingenis nimis liberi, hi a docendi munere sine dubio removendi.
26. In iis etiam, in quibus nullum fidei pietatisque periculum subest, nemo in rebus alicujus moments novas introducat quœstiones,nec aliquid contra Doctorum axiomata communemque sensum doceat... (Ratio, p. 33).
27. Voyez plus loin, liv. IV, chap. 1er ,
28. Voyez les Regulœ professoris mathematicœ, p. 93. Trois quarts d'heure environ sont consacrés aux éléments d'Euclide: In guibus postquam per duos menses aliquantisper versati fuerint auditores, aliquid geographiœ vel spherœ adjungat.

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