Jésuites

Ignace de Loyola et la fondation de la Compagnie de Jésus
«C'est au mois de mars 1522 qu'Ignace de Loyola conçut pour la première fois ses grands projets. On le vit, à cette époque, se rendre en habits de mendiant dans le monastère que les bénédictins avaient bâti à mi-côte sur le Montserrat, en Catalogne, s'agenouiller devant 'l'image de la Vierge et rester en prières toute une nuit avec une ferveur qui lui arrachait des larmes. Il avait vingt-neuf ans, et sa jeunesse s'était écoulée au milieu des plaisirs du monde et des aventures de la guerre. Il était boiteux des suites d'une blessure qu'il avait reçue en défendant, pour le compte de Charles-Quint, la ville de Pampelune contre les Français. La bravoure qu'il avait mise jusque-là au service des princes de la terre, il songeait à l'employer désormais pour la défense de l'Église et la gloire de Dieu. Il était, d'ailleurs, aussi ignorant que brave, et quelques années après, à trente-trois ans, il revenait à l'école de Barcelone pour y apprendre le latin. Dans l'inaction physique que lui avait imposée la guérison de sa blessure, son imagination ardente s'était exaltée. Il avait rêvé à de nouveaux combats, livrés cette fois contre les hérétiques et les infidèles. Son enthousiasme était tel, qu'on le vit s'enfermer dans une caverne, à Manresa. Là, dans une retraite austère, dans un recueillement ascétique, son âme, que hantaient à la fois les souvenirs d'un passé frivole et l'espérance d'un pieux avenir, son âme passait du plus sombre désespoir aux ravissements les plus ineffables; dans ses visions mystiques, elle se sentait tour à tour harcelée par le fantôme du Tentateur et réjouie par les apparitions miraculeuses de la Vierge et du Sauveur lui-même.

Mais ce pénitent, ce visionnaire, n'avait pas moins d'énergie dans le caractère que de fougue dans l'imagination, et, loin de s'attarder dans les contemplations un peu oisives, chères à certains ordres monastiques, il allait devenir le chef, l'organisateur d'une, société faite à son image et créée surtout pour l'action, de cette Compagnie de Jésus, véritable milice de combat, dont le double but devait être de conquérir de nouvelles provinces à la foi par les missions et de lui conserver les anciennes par les écoles.

Après une série de péripéties, trop longues pour être racontées ici, le pénitent du Montserrat se trouva à la tête d'un petit nombre d'hommes déterminés, dont quelques-uns ont marqué dans l'histoire, François-Xavier, Lainez, Salmeron. En 1540, le pape Paul III consacrait solennellement la nouvelle congrégation, après des hésitations qu'il n'eût pas connues s'il avait pu prévoir l'avenir et deviner les destinées d'un ordre qui a toujours confondu l'amour de Dieu et les intérêts du pape.

Aussitôt la Société se met à l'œuvre. Dès le milieu du siècle, plusieurs collèges de jésuites existent déjà en France: à Billom, en Auvergne; à Mauriac, dans le Cantal; à Rodez, à Pamiers, à Tournon. En 1559, trois ans après la mort d'Ignace de Loyola, les Constitutions, vraisemblablement écrites par Loyola lui-même, mais revues par son successeur Lainez, et acceptées dans la première assemblée générale de l'ordre, sont publiées en, latin. Des dix parties dont elles se composent, la plus longue, la quatrième, est consacrée à l'organisation des études. En parcourant ce livre, dit Michelet, on est effrayé de l'immensité des détails. Ce qui y règne est un esprit scribe, une manie réglementaire infinie, une curiosité gouvernementale qui ne s'arrête jamais. En 1561, malgré l'opposition du Parlement, dont le gallicanisme se défiait d'un ordre ultramontain, malgré la, résistance des évêques, qu'effarouchaient les prétentions d'une société religieuse qui dépendait directement du pape, malgré les protestations de l'Université, qui redoutait une concurrence dangereuse, la Société de Jésus arrivait au but et s'installait à Paris grâce à la protection du roi.

Dans les luttes qu'elle soutint jusqu'à la fin du siècle pour maintenir ses droits nouveaux contre la jalousie de l'Université, la Compagnie de Jésus fit déjà preuve de cet esprit politique qui fut toujours son mot d'ordre, et qui consiste à allier la ténacité et la souplesse: la ténacité dans la poursuite du but, la souplesse dans l'emploi des moyens, et par suite la modération feinte, les concessions provisoires, afin de mieux assurer le triomphe définitif. Compromis dans les dernières années du siècle par l'attentat de Châtel, élève du collège de Clermont, et par les écrits de Mariana, membre distingué de la Compagnie, — Mariana écrivait sur le régicide la théorie que Jacques Clément et Ravaillac se chargeaient de mettre en pratique, — les jésuites furent un moment expulsés du royaume ou plutôt de Paris: ils conservèrent toujours leurs collèges de province. Ce ne fut qu'une éclipse passagère de leur fortune. Henri IV les rappela en 1604 et crut bien faire en choisissant dans leurs rangs son confesseur, le P. Cotton. En 1610 la France changeait de roi, mais non pas de confesseur du roi: le P. Cotton dirigea la conscience de Louis XIII. Après lui le P. La Chaise et le P. Le Tellier eurent auprès de Louis XIV la même qualité et exercèrent sur les destinées du pays une incontestable influence.

En un mot, après cinquante ans d'efforts, les jésuites étaient les maîtres. Malgré la réforme louable que le roi, en 1598, avait introduite dans l'Université, les collèges des jésuites avaient le dessus.»

Les Jésuites et l'éducation
Les jésuites sont des religieux, mais ils ne ressemblent pas aux autres religieux; ils appartiennent à la grande famille catholique, mais ils ont leur physionomie personnelle. Au milieu des vastes associations que la foi a semées dans le monde, ils constituent une espèce à part; de tous les corps de la chrétienté, ils sont le plus discipliné et le plus fort; ils ont gardé l'empreinte du génie de leur fondateur.

Ignace de Loyola savait, pour avoir lu l'histoire du moyen âge, ou bien avait compris d'instinct quels ont été, quels peuvent être les défauts inhérents aux institutions monastiques. L'écueil du religieux, c'est que son esprit se perde dans des contemplations, dans des rêveries, fécondes peut-être pour la foi, mais stériles pour l'étude, qui élèvent l'âme individuelle, mais qui la laissent impuissante pour l'action, Aussi Loyola a-t-il interdit à ses disciples l'excès des prières et des méditations. Rien de moins mystique que l'esprit des jésuites: de là le secret de leur force en ce qui concerne le gouvernement des âmes, et cette opiniâtreté invincible qu'ils apportent dans l'accomplissement de leurs projets. Absorbés dans l'extase, usés par l'ascétisme, les jésuites auraient-ils pu consacrer à l'oeuvre de l'éducation une attention aussi soutenue et une pareille force de volonté?

Mais ce qui donne, surtout à l'enseignement jésuitique sa puissance et son relief, c'est le principe d'obéissance devenu le mot d'ordre de tous les membres de la Société depuis le plus humble jusqu'au plus éminent. On ne fait de grandes choses dans le monde que par l'accord des volontés. Ce sont les indisciplinés qui agitent l'humanité. Ce sont les disciplinés qui la mènent. Or, jamais le sentiment de la discipline n'a été poussé plus loin que dans la Société de Jésus: «Renoncer à ses volontés propres est plus méritoire que de réveiller les morts.» — «Il faut nous attacher à l'Église romaine au point de tenir pour noir un objet qu'elle nous dit noir, alors même qu'il serait blanc.» — «La confiance en Dieu doit être assez grande pour nous pousser, en l'absence d'un navire, à passer les mers sur une simple planche.» — «Quand même. Dieu t'aurait proposé pour maître un animal privé de raison, tu n'hésiterais pas à lui prêter obéissance, ainsi qu'à un maître et à un guide, par cette seule raison que Dieu l'a ordonné ainsi.» Quels prodiges de dévouement n'est-on pas en droit d'attendre d'une Société où des milliers de volontés abdiquent tout mouvement propre pour marcher du même pas au même but, pour avancer, sans rébellion d'amour-propre, sans tâtonnements stériles, dans une voie invariable! Les machines qu'organise l'industrie n'ont pas plus de régularité, ni par suite plus de puissance, que cette vaste machine humaine, où chaque individu n'est qu'un ressort docile, asservi à sa tâche sans que rien puisse l'en détourner. Le bon ordre, condition essentielle des études; la fixité dans le but et dans les méthodes, sans laquelle on s'égare d'essai en essai, d'expérience en expérience; la discipline enfin, qui empêche tout écart de la part du maître: n'est-il pas évident que tous ces avantages sont réalisés dans les collèges d'une Société qui se soumet à la loi de l'obéissance passive et qui marche comme un régiment?»

GABRIEL COMPAYRÉ, Histoire critiques des doctrines de l'éducation en France depuis le XVIe siècle, Paris, Hachette et cie, 1883, 4e édition, tome I. Voir ce texte.

Enjeux

Défense des Jésuites par Louis de Bonald
Le vicomte de Bonald fut, avec Joseph de Maistre, un des principaux intellectuels contre-révolutionnaires. Légitimiste, fervent monarchiste opposé aux idées des Encyclopédistes, c'est ceux-là mêmes qu'il appelle à la barre des témoins pour montrer que les plus grands esprits de l'époque eux-mêmes n'étaient pas dupes de l'acharnement avec lequel on s'en prit à la Société de Jésus. Voltaire parlant des attaques portées contre les jésuites dans les Provinciales convenait «qu'il ne s'agissait pas d'avoir raison, il s'agissait de divertir le public». Ce texte constitue une réplique à un Mémoire à consulter de M. de Montlosier qui condamnait de soi-disant conspirations des Jésuites et de sociétés secrètes de prêtres.


Sans entrer dans de plus grands détails sur les motifs d'une expulsion qui ne sont ignorés de personne ni contredits que par la haine, je me bornerai à une réflexion que je soumets à l'esprit philosophique de M. de Montlosier, et je commence par lui dire que, trop jeune encore lors de leur destruction, je n'ai pas vu les Jésuites; que j'aurais pu trouver dans ma famille des préventions peu favorables à cette Société, et que j'ai été moi-même élevé chez ses rivaux. Ainsi je ne porte dans cette cause aucun préjugé de naissance ou d'éducation. C'est en lisant tout ce qui a été écrit pour ou contre les Jésuites, ce que n'ont vraisemblablement pas fait leurs ennemis; c'est en considérant les circonstances au milieu desquelles cet ordre célèbre a commencé, vécu et fini, que je me suis convaincu de son utilité et de l'injustice de ses persécuteurs. Mais ce qui a porté ma conviction à cet égard au plus haut degré, est la haine furieuse qu'on a jurée à la Société des Jésuites et les ennemis qu'elle s'est faits. On ne peut haïr à ce point que le bien, parce que le bien, devant être l'objet de l'amour le plus ardent, ne peut aussi, quand on le hait, être l'objet que de la haine la plus exaltée; et c'est ce qui a fait, dans les persécutions religieuses, des martyrs et des bourreaux. Les hommes vertueux ne haïssent pas, ils méprisent; et jamais, victimes eux-mêmes dans leurs biens et leurs personnes des fureurs révolutionnaires, ils n'ont haï les Marat, les Robespierre, les membres sanguinaires du comité de salut public, au point où un parti hait aujourd'hui les Jésuites, qu'il redoute plus de voir revenir en France qu'il ne redouterait de revoir les Cosaques au milieu de Paris. Il les redoute surtout comme milice religieuse. L'Europe avait assez d'autres de ces milices; ce qui lui manquait et que les Jésuites lui ont donné, était une milice politique et religieuse tout à la fois, qui comprît que la religion, ne fût-elle qu'utile à l'homme, est nécessaire à la société, qui portât la religion dans le monde pour porter le monde dans la religion; et, pour me servir d'une distinction dont M. de Montlosier a usé et abusé, enseignât la vie chrétienne aux hommes publics, et la vie dévote aux hommes privés. Ils étaient surtout les plus habiles instructeurs de la jeunesse qui eussent paru, et de tous les devoirs du gouvernement, l'éducation publique est le premier et le plus important. «L'Europe, » dit M. de Châteaubriand, "a fait une perte irréparable dans les Jésuites. L'éducation publique ne s'est jamais bien relevée depuis leur chute.»


LOUIS DE BONALD, "Des Jésuites" in Œuvres complètes, tome III, compilées et éditées par l'abbé Migne, Paris, 1859, p. 252 et suiv.

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Jugements

CHATEAUBRIAND
Une perte irréparable
«L'Europe savante a fait une perte irréparable dans les Jésuites. L'éducation ne s'est jamais bien relevée depuis leur chute. Ils étaient singulièrement agréables à la jeunesse; leurs manières polies ôtaient à leurs leçons ce ton pédantesque qui rebute l'enfance. Comme la plupart de leurs professeurs étaient des hommes de lettres recherchés dans le monde, les jeunes gens ne se croyaient avec eux que dans une illustre académie. Ils avaient su établir entre leurs écoliers de différentes fortunes une sorte de patronage qui tournait au profit des sciences. Ces liens, formés dans l'âge où le coeur s'ouvre aux sentiments généreux, ne se brisaient plus dans la suite, et établissaient entre le prince et l'homme de lettres ces antiques et nobles amitiés qui existaient entre les Scipions et les Lélius.» (Génie du Christianisme)

ERNEST BERSOT
L'éducation réduite à des «jeux d'esprit innocents»
«Pour l'instruction, voici ce qu'on trouve chez eux: l'histoire réduite aux faits et aux tableaux, sans la leçon qui en sort sur la connaissance du monde, les faits même supprimés on changés, quand ils parlent trop; la philosophie réduite à ce peu qu'on appelle la doctrine empirique, et que M. de Maistre appelait la philosophie du rien, sans danger qu'on s'éprenne de cela; la science physique réduite aux récréations, sans l'esprit de recherche et de liberté; la littérature réduite à l'explication admirative des auteurs anciens et aboutissant à des jeux d'esprit innocents... À l'égard des lettres, il y a deux amours qui n'ont de commun que le nom: l'un fait les hommes, l'autre de grands adolescents. C'est celui-ci qu'on trouve chez les jésuites: ils amusent l'âme.» (Études sur le XVIIIe siècle)

Articles


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Grandeur et limites de l'enseignement jésuite

Gabriel Compayré
Troisième partie du texte de l'historien de l'éducation, Gabriel Compayré. Les jésuites, par leur génie de l'organisation ont révolutionné l'enseignement. Franciscains et dominicains avaient auparavant ouverts des écoles, avec quelque succès



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