L'héritage de Rousseau

Gustave Lanson
Rousseau n'a pas donné d'exposé complet et cohérent de son système. Il a plutôt des tendances qu'un système, et des sentiments que des idées. La réalité qui le blesse le conduit à formuler des jugements et concevoir un idéal. Il opère péniblement ce passage du sentiment à l'idée, des impressions éparses et distinctes à la construction systématique. L'appareil logique est la seconde étape de sa pensée, quand il s'efforce de fonder en raison ses dégoûts et ses préférences, et de les enchaîner à des principes. Aussi y a-t-il bien de l'artificiel, des incohérences et des lacunes dans le système de Rousseau, mais il y a certaines attitudes intellectuelles fermes et constantes, certaines aspirations et affections décidées et convergentes, qui font la solidité, l'unité et la vie du système. Rousseau est peuple: il a vu la vie et la société du côté des déshérités, des faibles, des vagabonds, des meurt-de-faim. Il a vu au delà de l'inégalité politique l'iniquité sociale, et il n'a pas réclamé contre la noblesse, mais contre la richesse. L'égalite lui est aussi chère que la liberté, et le grand propriétaire qui fait des pauvres lui est aussi odieux que le despote qui fait des esclaves. L'injustice sociale et l'injustice civile se soutiennent. Toute la société est mauvaise; et Rousseau, remontant dans le passé par imagination et par conjecture, voyant partout des maîtres et des sujets, des riches et des pauvres, reporte avant la société, au temps préhistorique où 1'homme vivait seul dans les forêts, l'époque de la liberté, de l'égalité et du bonheur. Par la propriété a commencé l'institution sociale, qui, se perfectionnant au profit des forts, c.-à-d. des riches, abouti au despotisme. Toutes les inventions de l'esprit, même les arts, les lettres, les sciences, ont favorisé l'inégalité: les riches en affinant leur esprit ont connu des jouissances dont le peuple était exclu, et la différence de vie et d'habitudes, en séparant davantage les c1asses, a augmenté l'oppression des petits. Est-ce à dire que Rousseau veuille ramener l'humanité aux temps préhistoriques de l'insociabilité brutale et stupide? Il est trop sensé, trop homme d'esprit et de conscience pour cela. Sa conjecture historique lui sert à marquer le vice de la société, et le remède. L'état naturel, qui n'est plus, qui ne peut plus être, indique l'idéal qu'il faut faire pénétrer dans la réalité actuelle, sans abolir cette réalité: réintégrer dans l'état social les biens de l'état naturel; voilà le problème que posa Rousseau et qu'il travailla a résoudre dans la Nouvelle Héloise, l'Émile et le Contrat social. Et pour l'essentiel, cette solution consiste à donner conscience aux individus de quelques vérités fondainentales: l'homme est libre; tous les hommes sont égaux; nul homme n'a droit de faire servir les autres à son bonheur sans servir également à leur bonheur; la cité est à tous et pour tous, et à leur donner les habitudes morales qui leur feront observer ces vérités dans leur conduite; l'empire sur soi-même, le désintéressement, la simplicité de vie, le besoin de peu, le goût des plaisirs naturels, qui ne content rien et peuvent se partager avec tous les hommes, le respect de la loi. Ces vues ont une valeur universelle, mais elles s'appliquent très étroitement à l'impression que Rousseau a reçue de la société de son temps, et surtout de la société française. Dans cette sociéte corrompue et raffinée, il a eu une culture aristocratique, contrastant avec l'ignorance du peuple; il a vu l'esprit, les lumières, tout l'éclat de l'intelligence, et le pire laisser-aller dans les mœurs, le libertinage sans l'amour, l'abandon à l'instinct sans l'entraînement du cœur, la sécheresse égoïste. Il a compris, il a crié que la culture intellectuelle n'améliorait pas toujours nécessairement, que la source de la moralité n'était pas dans l'esprit, mais dans le cœur et la conscience, et qu'un pouvait se corrompre en s'éclairant. Il a fait ainsi de l'acquisition des principes moraux; directeurs de la volonté et de la conduite, la grosse affaire de l'éducation, comme leur application était la grosse affaire de la vie individuelle et sociale.

Quoique Rousseau fut, voulût être moins un révolutionnaire destructeur des institutions et de l'édifice social qu'un réformateur de l'intérieur des cœurs, sa haine des réalités mauvaises, littérature sans moralité, richesse, luxe, fanatisme, despotisme, mœurs faciles sans bonté, égoïsme des mensonges sociaux, s'est exprimée avec un éclat si impétueux et farouche qu'on a cru qu'il voulait détruire la société et la civilisation. Tous les mécontents, tous les souffrants se reconnurent dans ses haines et ses souffrances. Il fit l'effet d'un démolisseur enragé; et certaines parties de son œuvre ont prouvé, après 1789, leur puissance révolutionnaire. On a cru suivre Rousseau en faisant table rase de ce qui existait: c'était prendre le contrepied, sinon de son œuvre, du moins de sa pensée. Tandis que le Contrat social exerçait ainsi sa vertu révolutionnaire, d'autres parties de l'œuvre fournissaient des principes de conservation et restauration sociales. Le déisme de Rousseau si voisin et si éloigné de celui de Voltaire, ce déisme, élargissement du christianisme réformé tandis que, celui de Voltaire est une négation du christianisme catholique, eut pour conséquence de réveiller le sentiment religieux en France; et dans un pays de tradition catholique, ce piétisme latitudinaire d'origine protestante tourna au profit du catholicisme à travers le philosophisme de Bernardin de Saint-Pierre et le théisme révolutionnaire, l'influence de Rousseau se prolonge dans le catholicisme sentimental de Chateaubriand; elle prépare le retour des classes éclairées à la foi et sous le joug de l'Église. On voit quelle est la profondeue et l'étendue de l'action de Rousseau. Il conduit à la fois à la république jacobine et à la restauration catholique. Il restaure la morale, la morale individuelle par l'affirmation de la puissance de la sympathie et du droit de la conscience, par l'excitation intense du sentiment et de l'enthousiasme contre l'égoïsme et la sécheresse intéressée; la morale domestique, par la dénonciation de la corruption mondaine, de l'adultère si longtemps toléré, par le respect du lien conjugal et la gravité du devoir paternel, par l'amour de l'enfant; la morale sociale, par la proclamation des grands principes de liberté, d'égalité, de tolérance, d'humanité. On peut dire qu'il a changé l'atmosphère morale de la France. En niant, non pas le progrès, mais l'efficacité de ce qu'on appelle le progrès pour accroître le bonheur et la vertu des hommes, il réagit contre la philosophie voltairienne et encyclopédique qui conclut trop légèrement du progrès matériel et intellectuel au progrès moral. Mais sa réaction n'est pas un recul: c'est un progrès nouveau. C'est malgré lui que son déisme fervent ramène les Français sous le joug de l'Église: en religion comme partout, ce qu'il prêche, c'est la souveraineté de la raison et du sentiment individuels. S'il subordonne la raison au sentiment comme moins pure et moins sûre, c'est qu'il voit dans la spontanéité incontrôlée et irréfrénée du sentiment interne une source inépuisable de certitude et une garantie supérieure de vérité. Ainsi par delà le sensualisme de son temps, il ouvre la voie à une philosophie du sentiment, de la conscience intime, que Jacobi en Allemagne, et, d'une autre façon, Maine de Biran et Cousin en France ont développée. En donnant la préférence au sentiment sur la raison, à la passion sur l'esprit, il crée les états d'esprit qui, exprimés littérairement, donneront le romantisme. Par l'étalage immodéré de ses singularités individuelles, il offre méme un exemple saisissant des abus et des excès du romantisme. Par sa haine de la société aristocratique et despotique où il vit, il offre un modèle à toutes les révoltes et à toutes les excentricités antisociales du romantisme. Il ramène à la fois le sens des réalités concrètes et de la poésie intime dans la littérature. En un mot, qu'il s'agisse de belles-lettres, de philosophie, de morale, de mœurs, de religion, de politique, au commencement de toutes les avenues de ce siècle, on aperçoit Rousseau. Par sa position du problème social, il est tout près de nous: tandis que Montesquieu et Voltaire s'éloignent avec leurs vues exclusivement politiques et administratives, Rousseau, qui donne l'inégalité comme un problème moral et social, est notre homme; et c'est sur ses traces que quelques hommes sous la Révolution, un plus grand nombre entre 1830 et 1852 ne virent de réforme utile et de justice suffisante que dans une nouvelle organisation de la propriété, une répartition meilleure de la richesse, qui égalisât les bénéfices et les charges de l'institution sociale. Ce sens et cette influence de Rousseau dépassent de beaucoup ce qu'on appelle ordinairement la valeur littéraire; mais c'est cette valeur littéraire qui leur a donné moyen de se manifester. Il y avait chez Rousseau, dans ces périodes si laborieusement construites pendant ses insomnies et ses flâneries, assez de tradition, de raisonnement et d'éloquence pour satisfaire le goût des contemporains, assez de nouveauté, de sentiment et de poésie pour les séduire et les enchanter. Nous sentons plus la déclamation et les lourdeurs aujourd'hui, et nous sommes plus sensibles à ce qu'il apportait de nouveau et de personnel. Si la langue n'est pas toujours très pure, elle est d'une richesse et d'une souplesse admirables, elle prend souvent dans la bouche de Rousseau une couleur, une harmonie, un rythme dont rien auparavant ne donnait l'idée.

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