la Nouvelle Héloïse

Gustave Lanson
À Montmorency, Rousseau finit 1'Héloïse et l'Emile, et rédige le Contrat social. La Nouvelle Héloïse, ou Lettres de deux armants habitants d'une petite ville au pied des Alpes, fut imprimée en 1760, à Amsterdam, par Marc-Michel Rey (6 vol. in-4°); Duchesne en fit en même temps une édition parisienne. L'ouvrage se distribua au début de 1764. Rousseau s'était inspiré de Clarisse Harlowe; il devait quelque chose aussi aux romans lus en son enfance, à ses poètes italiens, le Tasse et Métastase. Mais la vraie source de l'Héloïse, c'est le cœur de Rousseau, ce sont les impressions de sa vie, les souvenirs de sa jeunesse aventureuse. La passion ardente des deux premières parties, c'est l'effervescence de désir et de regret qui le brûlait à l'Ermitage, quand il se voyait, à quarante-quatre ans, presque vieux, obligé de renoncer à l'amour; la suite morale de ce début inquiétant, c'est l'effort du philosophe pour tourner en leçon utile, jusqu'aux rêves dont il s'enchante et dont il a un peu honte. Rousseau a su élargir et élever le genre du roman: il en a fait l'histoire d'une âme; il y a fait entrer toute une conception de la vie morale et de la vie sociale. Il a voulu montrer comment, dans la société actuelle, l'individu pouvait se réformer lui-même, retrouver la vertu et le bonheur; et comment, dans la société actuelle, l'individu pouvait rétablir entre ses semblables et lui des rapports naturels, être libre et les traiter en hommes libres, et restaurer, dans l'inégalité factice des conditions, l'essentielle égalité de la nature. Saint-Preux et Julie nous offrent le spectacle de deux consciences qui, faibles contre l'amour, sont fortes contre l'adultère, et repoussent les honteuses tolérances des mœurs mondaines: Wolmar est un maître d'économie domestique qui enseigne aux grands, aux riches, aux patrons ce qu'ils peuvent faire dans le régime présent, sans bouleversement ni révolution. Ces deux plans de réforme morale et sociale dominent le roman de Jean-Jacques et en sont les fins principales. Mais il s'est mis tout entier dans son œuvre, il y a jeté ses idées, depuis ses vues sur la musique jusqu'à l'exposition de ses croyances religieuses; sa Julie est une protestante latitudinaire, qui s'est fait une religion à elle, très raisonnable et très philosophique, dont le principal usage est de donner un fondement a la morale. Ce n'est pas par la psychologie que vaut la Nouvelle Héloïse, quoi qu'il y ait dans Julie, dans son père, dans Saint-Preux et même dans Claire des parties de caractères très bien observées et très vivantes. Mais il y a pourtant une psychologie originale chez Rousseau, une psychologie qui, au lieu de rechercher des liaisons de causes à effets et d'expliquer les mobiles des actes, expose les états de joie et de peine où sont amenés les personnages par les accidents de la vie ou les conséquences de leurs résolutions; une psychologie des états passifs et affectifs de l'âme. Ainsi dans l'amour de Saint-Preux et de Julie, c'est moins à ce qu'il leur fait faire qu'à ce qu'il leur fait souffrir que nous attache Rousseau. Et ainsi au lieu de se relier à la tragédie ou à la comédie classiques, la
Nouvelle Héloïse se relie à la poésie lyrique du XVIe siècle et annonce celle du XIXe; dans l'amour de Julie et de Saint-Preux, tous les thèmes lyriques du sentiment et de la passion, jouissance, absence, désir, regret, souvenir, se retrouvent. Un autre caractère original du livre est la place qu'y tient le monde extérieur: l'histoire d'amour est fortement localisée; et les noms de Julie et de Saint-Preux sont inséparables de l'image de certains sites des bords du Léman. Rousseau est un grand peintre de la nature et des choses sensibles. Il a découvert à son siècle, sinon les glaciers, du moins la montagne charmante, encore verte et fleurie. Tantôt le paysage donne un cadre en harmonie ou en contraste avec les états des âmes humaines, comme chez Hugo ou Lamartine; tantôt la vie est observée dans ses formes familières, rustiques ou bourgeoises, avec une précision mêlée de poésie qui rappelle le réalisme anglais. Le style est mêlé et touffu comme l'œuvre; il y a du raisonnement et de l'éloquence, il y a du pittoresque et du lyrisme; le sensible et l'abstrait se juxtaposent et se fondent; en maint passage, un rythme très marqué fait ressortir la valeur poétique de la pensée. L'effet de la Nouvelle Héloïse fut immense. Si Voltaire, sous le nom du marquis de Ximenès, en fit une critique malveillante, le public s'éprit de Julie. Rousseau devint l'idole des femmes, leur poète, même parfois leur confident et leur directeur; c'est alors que Mme Latour de Franqueville entama une correspondance avec lui. Il rouvrit les yeux du siècle à la nature, et il le ramena du sec libertinage à l'amour. Il créa les modes de sensibilité qui jusqu'au romantisme devaient caractériser la société française.

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