L'oeuvre romanesque de Jane Austen

Léon Boucher
II.

Les romans de miss Austen ressemblent à son existence: ils sont sans prétention et sans éclat. Ce sont des tableaux de la vie bourgeoise à la campagne, et pour bien les comprendre il est nécessaire de les replacer d'abord dans le jour qui leur convient. L'auteur travaillait, suivant son expression, sur deux pouces d'ivoire et avec une brosse si fine qu'il lui fallait beaucoup de labeur pour produire peu d'effet. L'effet n'est pas, à vrai dire, aussi mesquin que sa modestie le supposait, mais on doit reconnaître que la comparaison ne manque pas de justesse. Il y a dans ces peintures d'une touche si délicate bien des traits dont on ne saisit pas la valeur à première vue et qui réclament une attention plus soutenue. Les personnages, sans toutefois qu'il soit nécessaire d'employer un verre grossissant pour les distinguer, n'ont pas les proportions souvent exagérées auxquelles nous a trop habitués le roman contemporain. Ils sont très vivants, mais c'est dans un cercle restreint qu'ils se meuvent, et, tout en appartenant à l'humanité par leurs caractères généraux, ils ont une marque distinctive qui trahit leur origine et leur assigne une date. On sent qu'ils sont d'un autre âge; on pourrait presque dire qu'à ce point de vue ils ont une valeur historique et qu'ils représentent une époque disparue avec une fidélité qu'attestent de rares survivants. Trois quarts de siècle signalés par les progrès extraordinaires du luxe, de l'industrie et du goût ont apporté de tels changements dans les idées, dans les mœurs, dans les habitudes, qu'on ne laisse pas d'être un peu dépaysé quand -on se trouve en présence des messieurs et des dames qui habitent Northanger Abbey ou Mansfield Park. Aussi ceux qui veulent avoir une image de ce qu'était la société anglaise moyenne entre 1800 et 1815 ne peuvent-ils mieux s'adresser qu'à miss Austen. La vie de cette classe particulière que nos voisins appellent gentry paraît avoir été alors plus simple et plus originale qu'aujourd'hui. Les raffinements de l'élégance et du confort n'avaient pas encore pénétré dans les campagnes. Jusque dans les plus petits détails, les manières gardaient quelque chose de. rustique dont on rougirait maintenant. On ne voyait sur les tables des salles à manger ni fleurs, ni fruits, ni décorations, mais des mets substantiels dont on se transmettait le secret de génération en génération et qui faisaient la gloire des ménagères. On fabriquait soi-même son vin; soi-même on brassait sa bière. Non seulement on ignorait le superflu, mais le nécessaire même faisait quelquefois défaut. Ainsi dans certaines maisons l'usage des fourchettes d'argent n.'était pas en honneur. Le fameux beau Brummel, un jour qu'on lui demandait des nouvelles de ses parents, répondait que le digne couple devait avoir fini par se couper la gorge à force de manger des petits pois avec le couteau. L'ameublement était en général d'une simplicité qui de nos jours paraîtrait du dénûment. Point de tapis dans les chambres à coucher ni dans les corridors; dans toute l'habitation, il n'y avait souvent qu'un sofa et de formes trop anguleuses pour tenter l'indolence. Il est vrai qu'on ne tolérait les positions inclinées que chez les vieillards ou chez les invalides. Ne disait-on pas d'un certain gentilhomme, modèle de son temps, qu'il aurait fait le tour de l'Europe sans toucher du dos le fond de sa calèche de voyage? Quant à ces mille objets qui maintenant encombrent le salon le moins élégant, on les aurait vainement cherchés. On ne trouvait d'épinette ou de piano que dans les familles qui se distinguaient par des goûts d'artiste. Un petit pupitre, une boîte à ouvrage, un étui pour le filet, étaient les seuls ornements de la table commune. A l'égard des divertissemens, les cartes, la danse et la chasse en faisaient tous les frais. Le menuet, au moment de disparaître, jetait un dernier éclat, et les rondes étaient encore en honneur dans la province. Dans ces plaisirs, on mettait presque autant de dignité sérieuse que dans les occupations et les devoirs importants de la vie. C'était une affaire d'état, au bal, que de placer. les couples de danseurs suivant leur préséance sociale, et toute plaisanterie n'était pas bien vue dans une partie d'hombre ou de whist. Les conversations, même les plus frivoles, avaient une allure solennelle. Elles formaient, avec les promenades, le principal passe-temps de la jeunesse, et, de tous les dons naturels ou acquis, l'art de soutenir un entretien était le plus en faveur. On est aujourd'hui assez disposé à fuir les grands causeurs, les gens qui ne parlent que par tirades: on les aimait alors et l'on tâchait de leur ressembler. Si l'on parlait. beaucoup, on n'écrivait guère moins, et ces lettres interminables, qui n'existent plus que dans la fiction, avaient encore une incontestable réalité.

Toutes ces habitudes, toutes ces mœurs, tous ces goûts d'une autre époque viennent fidèlement se réfléter dans l'oeuvre de miss Austen sans en faire pourtant l'unique intérêt. En effet, sous des costumes surannés qui nous semblent bizarres l'auteur a fait palpiter des cœurs humains avec leurs passions. Les Thorpe, les Crawford, les Bertram, ont le col emprisonné dans de hautes cravates, et les pieds chaussés dans des bottes à la Wellington, mais par leurs vertus et leurs vices ils se rattachent à la même race que les héros des romanciers modernes. Les Fanny Price, les Emma Woodhouse, les Harriet Smith ont la taille de leurs robes sous les bras et jouent de la harpe ou de la guitare; mais dans leurs qualités et dans leurs défauts quelle fille d'Albion ne pourrait se reconnaître encore? Avarice ou prodigalité, amour pur ou passion intéressée, égoïsme ou dévouement, vanité aristocratique ou vulgarité bourgeoise, il n'y a rien là qui soit passé de mode. Le cadre a vieilli peut-être, mais qui pourrait s'en plaindre? Lorsque, fatigué du tapage que font avec leurs aventures et leurs sentiments les personnages en vogue de maint roman contemporain, on veut se reposer un peu, on n'a qu'à ouvrir au hasard un des six volumes que nous a laissés la fille du recteur de Steventon. Ici tout respire le calme et la simplicité. L'écrivain ne s'est pas mis l'esprit à la torture pour inventer des situations merveilleuses. ll s'est contenté de ces menus événements sans importance dont se compose la vie du plus grand nombre des hommes. Dans tous ses ouvrages, on ne trouverait pas un seul incident extraordinaire. Des parties de plaisir, des soirées, des visites, de longues causeries, des méprises, des brouilles et des raccommodements, voilà les seuls ressorts que l'auteur se permette. Les péripéties, il faut l'avouer, ne sont ni nombreuses, ni variées. C'est tantôt un de ces voyages qui faisaient époque dans 1'existence d'un homme, tantôt un rhume violent accompagné de fièvre et qui cause de vives inquiétudes. Quelquefois c'est un évanouissement dont on n'est tiré qu'à grand renfort de corne de cerf, ou bien une chute grave qui met longtemps en péril les jours de l'héroïne. En général, comme dans la vie aussi, tout finit par s'arranger tant bien que mal, même pour les couples aventureux qui ont eu recours au ministère du joyeux forgeron de Gretna-Green.

À la simplicité toute patriarcale de l'intrigue correspond l'apparente banalité des personnages. C'est ici qu'éclate l'art de l'écrivain, qui, au moyen de nuances si délicates qu'elles défient l'analyse, arrive à donner une physionomie distincte à chacun des êtres que son imagination à créés; et cet art est d'autant plus puissant que les personnages choisis par miss Austen pour représenter une société spéciale n'offrent aucun de ces contrastes de rang ou de position dont le romancier peut tirer un si grand parti. De propos délibéré l'auteur s'est imposé la loi de ne point sortir d'un certain milieu, celui de la petite aristocratie de province. Des propriétaires vivant sur leurs biens, des pasteurs de village, de vieilles filles pauvres, des jeunes filles riches, des fils aînés de famille, qui n'ont qu'à laisser couler 1e temps pour arriver à la fortune, et des cadets qui en sont réduits à l'église ou à la marine, voilà le monde où se déploie son observation. Pour le faire vivre, il ne faudra rien moins que l'étude appronfondie des caractères. « Il y a, dit à ce propos Macauiay, une remarquable analogie entre les visages et les esprits des hommes. On ne trouverait pas deux visages semblables, et néanmoins il y en a très peu qui diffèrent sensiblement du type commun. De même aussi la variété des caractères passe toute énumération, mais il est très rare qu'ils s'écartent assez du type commun pour devenir frappants et grotesques.» La limite qui sépare ce que l'on rencontre tous les jours de ce qu'on n'aperçoit que rarement, miss Austen s'est interdit de la franchir. Elle se plaît dans le terre à terre, et des critiques superficiels lui on reproché quelquefois la monotonie de ses peintures. Et pourtant dans cette longue galerie de portraits il n'y en a pas deux qui se ressemblent assez pour qu'on puisse être tenté de les confondre. Ce sont des figures familières et qu'on reconnaît bien vite au passage, mais dont chacune se distingue par des caractères qui lui sont propres, Le procédé si connu qui consiste à rassembler sur un seul personnage des traits empruntés de toutes parts pour en faire un type idéal, soit dans le bien, soit dans le mal, soit dans le ridicule, l'auteur ne l'emploie jamais. Il y a dans ses romans des hypocrites, des débauchés, des égoïstes, des orgueilleux et des niais; on n'y rencontre pas ces êtres de raison consommés dans le vice et chargés de le personnifier, à peu près comme le bouc émissaire représentait les péchés d'Israël. On y trouve de même un grand nombre de braves gens, mais ils n'ont pas la perfection conventionnelle des Clarisse Harlowe et des Grandisson, et ce qu'ils perdent en relief, ils le regagnent en vraisemblance. Si l'on s'intéresse à eux, ce n'est pas parce qu'ils frappent d'admiration, d'horreur ou de pitié, c'est tout simplement parce qu'en les voyant, on salue des semblables. Non qu'on puisse toujours être très flatté de regarder dans le miroir que tend la romancière; seulement on se console en y apercevant aussi les autres. Personne n'aimerait à avouer par exemple qu'au moment de faire une générosité la réflexion est venue arrêter le premier mouvement qui était le bon, et. cependant qui ne sentirait combien naturelle est la conduite de M. Dashwood dans les premiers chapitres de Sense and Sensibility ! Héritier de toute la fortune de son père, il s'est promis d'abord de donner à ses sœurs trois mille livres sterling pour les doter. Sa femme lui fait remarquer que c'est beaucoup d'argent: mieux vaudrait constituer une rente à la veuve et à ses filles. Encore est-ce une chose bien désagréable qu'une rente à payer, et qui revient tous les ans. D'ailleurs ses sœurs ne sont pas pauvres, tant s'en faut: «Voyez donc, mon cher monsieur Dashwood, quelle confortable existence, votre belle-mère et ses filles mèneront. Elles auront entre elles cinq cents livres à dépenser par an, et que faut-il de plus au monde à quatre femmes? Elles vivront à si bon compte! Presque point de dépenses de mai son. Elles n'auront ni chevaux, ni voitures, à peine des domestiques. Ne recevant personne, elles n'auront aucune espèce de frais à faire. Cinq cents livres! Vraiment, je ne peux pas m'imaginer comment elles s'y prendront pour en dépenser seulement la moitié. Quant à leur donner davantage, ce serait une absurdité d'y penser. Ce serait plutôt à elles à vous donner quelque chose. » M.. Darshwood réduira d'abord la rente à un petit cadeau fait à l'occasion; puis, tout bien pesé, il se contentera d'offrir à ses sœurs sa voiture et ses chevaux pour les aider à quitter la maison paternelle. M. Dashvood est-il un avare? Nullement, c'est un homme du monde qui accomplit tous les devoirs extérieurs que le monde réclame, et qui, comme la plupart des gens, n'est généreux que quand il est absolument forcé de l'être. Il n'épargnera jamais à ses sœurs les marques de considération les plus sincères, surtout si elles font de bons mariages, et se montrera parfait pour elles jusqu'à la bourse exclusivement. M. Bennett, dans Pride and Prejudice, n'est pas non plus un méchant homme. Il a eu le tort d'épouser une sotte et le tort peut-être plus grand encore de laisser voir qu'il le sait. La grande affaire de la vie, pour Mme Bennett, c'est de recevoir et de rendre le plus de visites possible et de chercher partout des gendres, tandis que le maître de la maison, loin du bruit, au milieu de ses livres, laisse s'agiter dans le vide une famille qu'il n'a pas voulu se donner la peine de gouverner. Quelque jeune homme opulent ou supposé tel vient-il s'établir dans le voisinage, aussitôt Mme Bennett dresse ses batteries et tente d'intéresser au succès de la campagne son mari, qui le plus souvent n'oppose à ses plans que le scepticisme et l'ironie du dédain.

« — Mon cher monsieur Bennett, avez-vous appris qu'on a fini par louer Netherfield Park? — M. Bennett répondit qu'il n'en savait rien. — Mais il n'y a pas à en douter, reprit Mme Bennett, car Mme Long vient de venir et m'a tout raconté. — M. Bennett ne lit point de réponse. — N'aimeriez-vous pas à savoir qui est le locataire? lui cria sa femme avec impatience. — C'est vous qui aimeriez à me le dire, et je n'ai aucune objection à l'apprendre. — Cette invitation fut considérée comme suffisante par Mme Bennett. — Eh bien, mon cher, sachez donc que, d'après Mme Long, Netherfield est loué à un jeune homme très riche du nord de l'Angleterre. Il est arrivé lundi dans une voiture à quatre chevaux pour voir la maison et il en a été si enchanté qu'il s'est aussitôt entendu avec le propriétaire. Il y entrera avant la Saint-Michel et quelques-uns de ses domestiques arriveront la semaine prochaine. — Comment s'appelle-t-il? — Bingley. — Est-il marié ou célibataire? — Oh ! mon cher, célibataire naturellement. C'est un garçon à la tête d'une grande fortune, quatre ou cinq mille livres par an. Quelle belle chose pour nos filles!
— Comment cela? qu'est-ce que cela peut leur faire?
— Mon cher monsieur Bennett, que vous êtes ennuyeux! Vous savez bien à quoi je pense. Il en épousera une.
— Est-ce son dessein en venant s'établir ici?
— Son dessein? Quelle absurdité, et comment pouvez-vous parler de la sorte? Seulement il est très vraisemblable qu'il tombera amoureux de l'une d'entre elles, et c'est justement pour cela qu'il faut que vous lui fassiez une visite aussitôt qu'il sera arrivé.
— Je n'en vois pas, la nécessité. Vous pouvez y aller, vous et vos filles; vous pouvez même les y envoyer toutes seules, ce qui vaudrait peut-être encore mieux, car comme vous êtes aussi jolie qu'aucune d'elles, le choix de M. Bingley pourrait tomber sur vous.
— Mon cher, vous me flattez. Certainement, j'ai eu ma part de beauté; mais je ne prétends pas maintenant offrir aux regards rien d'extraordinaire. Quand une femme a cinq grandes filles, elle ne doit plus penser à ses propres agréments. Mais il faut que vous vous présentiez chez M. Bingley, car nous ns pouvons le faire sans vous.
— Vraiment,. vous y mettez trop de façons. J'ose dire que M. Bingley sera très heureux de vous voir. Je vous donnerai pour lui un billet dans lequel je l'assurerai du fond du cœur qu'il est libre d'épôùser celle qu'il veut de mes filles.
— Vous vous plaisez à me tourmenter. Vous n'avez pas la moindre pitié de mes pauvres nerfs. .
— Vous me faites tort, ma chère amie. J'ai un grand respect pour vos nerfs. Ce sont de vieux amis. Voilà, vingt-cinq ans au moins que je vous entends en parler avec égards.
— Ah ! vous ne savez pas ce que je souffre.
— Vous vous en tirerez, je l'espère, et vivrez assez pour voir encore arriver dans le voisinage beaucoup de jeunes célibataires avec quatre mille livres de revenu.»

Si M. Bennett est franc avec sa femme, on peut croire qu'il ne l'est pas moins avec les demoiselles Bennett et en général avec tous les sots au milieu desquels il est condamné à passer sa vie. À cet égard, on doit dire que la romancière a fait bonne mesure. M. Bennett, en effet, a encore le privilège d'avoir pour cousin et pour héritier un jeune ecclésiastique qui est bien le niais le plus content de soi que l'on puisse rêver. Il faut lire, dans l'original la lettre inimitable où M. Collins annonce son arrivée à la famille Bennett et les allusions délicates qu'il fait à sa situation particulière. Il faut le voir dresser intérieurement l'inventaire du domaine que la loi des successions lui réserve un jour. Il faut l'entendre, solennel et bienveillant, faire sa déclaration à la seule des filles de M. Bennett qui ait trouvé grâce devant les yeux de son père. Il lui expose en premier lieu, car Lizzy tout d'abord a voulu s'enfuir pour éviter l'entretien, combien ces sentiments de virginale modestie ajoutent de charme à sa personne, puis, par une transition délicate, il lui énumère les raisons qui le portent à se marier: «Mon premier motif, c'est que je crois qu'il est bon pour un clergyman de donner l'exemple du mariage à sa paroisse; mon second motif, c'est que mon bonheur en sera grandement augmenté; mon troisième motif, et peut-être aurais-je dû le mentionner plus tôt, c'est que tel est l'avis de la très noble dame que j'ai l'honneur, de nomme la patronne de ma cure. Deux fois elle a daigné, sans que je le lui demandasse, me donner son opinion sur ce sujet. Samedi soir même, la veille de mon départ, elle me disait-encore, entre deux parties de quadrille: «Monsieur Collins, il faut vous marier. Un clergyman comme vous doit se marier. Choisissez bien, dans mon intérêt autant que dans le vôtre, prenez une fille de bonne maison, amenez-la ici, et je lui ferai visite.» En voilà assez sur ce qui concerne mes raisons générales en faveur du mariage. Il ne me reste qu'à vous assurer, dans le langage le plus passionné, de la violence de mon affection. Je suis parfaitement indifférent à la fortune. Je n'adresserai aucune demande pécuniaire à votre père, car je sais bien qu'il ne pourrait pas y satisfaire, et que vous avez seulement droit à 1,000 livres en 4 pour 100 qui ne vous appartiendront.qu'au décès de votre mère. Sur ce point, je garderai donc invariablement le silence, et vous pouvez être sûre qu'aucun reproche peu généreux ne sortira de mes lèvres une fois que nous serons mariés.»

M. Collins n'est pas le seul clergyman que miss Austen ait décrit. Il a son pendant ailleurs dans la personne de M. Elton, qui est jeune comme lui, et comme lui voudrait bien se marier. Le docteur Grant, Edmond Bertram et Henry Tilney viennent compléter le groupe. Tous ils appartiennent à une espèce alors fort commune, celle des pasteurs mondains. L'église est pour eux une profession honorable et lucrative qui, ne réclamant pas de grands sacrifices, permet toutes les distractions de la société. Aussi ne faut-il pas être surpris si c'est dans un bal qu'on fait connaissance avec l'aimable M. Tilney ou si le docteur Grant est de mauvaise humeur quand la dinde n'est pas cuite à point. Le salut des âmes ne passe pour eux qu'après les plaisirs du monde, et s'ils sont ministres de l'Évangile, ce n'est qu'à leurs moments perdus ou quand ils revêtent la robe pour prêcher leurs sermons du dimanche. Au reste ils ne déparent point la société frivole que l'auteur aime à faire passer sous nos yeux et dont Mansfield Park offre le tableau le plus complet.
III.

Mansfield Park, publié en 1814, peut être considéré comme le chef-d'œuvre de miss Austen. Elle y a mis le meilleur de son talent, et l'ouvrage n'est pas loin de cette heureuse perfection où l'écrivain le mieux doué n'atteint pas toujours. Les proportions en sont bien tracées, et l'intrigue ne compte pas moins d'une vingtaine de personnages ayant tous une physionomie originale, depuis ceux auxquels l'auteur a confié des rôles importants jusqu'à ceux qui ne font en quelque sorte qu'apparattre sur la scène. De là une variété plus grande et des contrastes plus piquants. Les incidents ne sont pas, il est vrai, plus nombreux que dans les autres ouvrages de la romancière: ils suffisent cependant au développement naturel des caractères. Il n'y faut pas chercher des situations tragiques, de grands désespoirs ni de violentes émotions: ce n'est pas la manière de l'auteur. Le doigt ne tourne pas les pages du volume avec une fiévreuse impatience, et la curiosité du dénouement ne fait pas «sauter vingt feuillets» pour trouver la fin de l'histoire. La demeure du baronnet Thomas Bertrani dans le comté de Northampton ne connaît pas les agitations vulgaires. L'ordre y règne, et pour le troubler il ne faudrait rien moins qu'une catastrophe. Encore ne s'en apercevrait-on pas à la surface. Sir Thomas Bertram est l'homme froid, poli, peu intelligent, mais vertueux, qui semble avoir été l'idéal du gentleman anglais au commencement de ce siècle, et le sujet des sarcasmes de Byron. Il a épousé pour sa beauté une femme qui, lui ayant donné deux fils et deux filles, s'est cru des droits acquis à une indolence absolue pour le restant de ses jours. Lady Bertram passe les trois quarts de sa vie sur son sofa entre sa broderie et son petit chien, véritable image de la mollesse somnolente et satisfaite. Elle a deux sœurs qui ont été moins heureuses qu'elle dans la grande loterie du mariage. L'une, miss Price, a choisi par amour et pour désobliger sa famille un lieutenant de marine sans fortune ni éducation, et si elle n'a pas le nécessaire en fait de bien-être et d'argent, elle a le superflu sous la forme de nombreux enfants. L'autre, Mme Norris, en vertu de cette maxime qu'il y a dans le monde beaucoup plus de jolies femmes que d'hommes riches pour les mener à l'autel, a dû se rabattre, après une assez longue attente, sur un ecclésiastique. La générosité du baronnet a fait le reste. Il a donné au mari de sa belle-sœur une bonne cure dont le presbytère est situé tout près de son château, et Mme Norris, qui n'a pas d'enfants, profite de ce voisinage pour vivre à Mansfield Park.

Parmi tous les caractères qu'elle a tracés, il n'en est pas qui fasse plus d'honneur à la plume de miss Austen que celui de Mme Norris. Certes, il n'est pas difficile d'être égoïste; mais donner à son égoïsme tous les dehors du dévouement et du sacrifice, ne penser jamais qu'à soi tout en ayant l'air de songer sans cesse aux autres, c'est là un degré de perfection auquel on ne parvient pas sans peine. Mme Norris pourtant paraît y être arrivée tout naturellement. Grâce à l'apathie de sa sœur, à la bienveillance un peu bornée de son beau-frère et à ses adroites flatteries, elle s'est fait de Mansfield Park une terre de Canaan découlant de lait et de miel. Elle y règne, sous le prétexte d'y rendre service; et, sans prendre part à la peine, en toutes circonstances elle est la première à recueillir les honneurs. S'agit-iI de faire parvenir à la sœur pauvre quelques présents utiles, lady Bertram envoie l'argent ou le linge, Mme Norris écrit la lettre. C'est elle aussi qui la première a l'idée de soulager cette pauvre Mme Price en lui prenant une de ses trop nombreuses filles. Quoi de plus naturel, elle n'a point d'enfant. Sir Thomas fait bien quelques objections pleines de prudence; elle ne veut rien entendre : « Je vous comprends, lui dit-elle, vous êtes la générosité, la sagesse même, et je suis sûre que nous serons tous du même avis sur ce point. Ce que je peux faire, vous le savez, je suis toujours assez disposée à le faire pour le bien de ceux que j'aime, et, quoiqu'il me soit impossible d'éprouver pour cette petite fille la centième partie de l'affection que je porte à vos chers enfants, je serais la première à me haïr si j'étais capable de la négliger. N'est-ce pas l'enfant d'une sœur, et tant que j'aurai un morceau de pain à lui donner, pourrais-je supporter de la voir dans le besoin? Mon cher sir Thomas, avec tous mes défauts, j'ai le cœur chaud, et, pauvre comme je le suis, j'aimerais, mieux me refuser les nécessités de la vie que d'agir sans générosité. Ainsi donc, si vous ne vous y opposez pas, j'écrirai demain à ma sœur pour lui faire ma proposition. Quand tout aura été arrangé, je ferai venir la petite à Mansfield; vous n'aurez à vous occuper de rien. Pour ma peine, vous savez que je n'y regarde jamais.» Fanny Price arrive donc à Mansfield Park, et Mme Norris est la première à la recevoir. Cinq années se passent. M. Norris est mort, et Fanny Price est toujours sous le toit de sir Thomas. Il semblerait naturel que Mme Norris, restée veuve et seule, se chargeât enfin de la jeune fille. On le lui fait délicatement entendre. « Je croyais, lui dit sa sœur, que vous en étiez convenue avec mon mari. Moi! jamais. Je ne lui en ai pas dit un mot, il ne m'en a jamais parlé. Fanny vivre avec moi? c'est la dernière chose à quoi je penserais au monde. Bonté du ciel! qu'est-ce que je. pourrais bien faire de Fanny? Moi, une pauvre veuve désespérée, qui ne suis plus bonne à rien, que deviendrais-je avec une fille de quinze ans? Quand je le souhaiterais pour moi-même, je ne voudrais pas faire ce tort à la pauvre enfant. Elle est en bonnes mains.» Sir Thomas est un peu surpris de voir Mme Norris refuser de faire la moindre chose pour celle qu'elle a adoptée; mais, à tout prendre, la présence de Fanny Price n'est pas un embarras dans sa maison. Très farouche, très gauche, très ignorante quand elle est débarquée à Mansfield Park, la jeune fille s'est transformée, grâce à l'affection du cadet de la famille, Edmund Bertram. Ses cousines la méprisent, son oncle l'intimide par sa froideur, lady Bertram n'a pas la force de s'occuper d'elle, Mme Norris, sous prétexte qu'elle n'est pas destinée à l'aisance, ne lui épargne ni les duretés ni les privations : l'aimable Cendrillon n'en est pas moins devenue peu à peu nécessaire à toutle monde. il faut qu'elle écoute les doléances de lady Bertram sur son excellente santé, qu'elle fasse les commissions de Mme Norris, qu'elle serve de repoussoir à l'élégance de ses cousines et: qu'elle reçoive les confidences amoureuses d'Edmund Bertram. Ce dernier rôle est le plus pénible de tous, car, il faut l'avouer, Fanny n'est pas parfaite : contre tous les droits de l'hospitalité elle aime en secret son cousin, et son cousin aime une jeune coquette que le coeur et les principes n'ont jamais beaucoup gênée. Il faudra bien des désappointements, quelques malheurs même, pour que les choses apparaissent sous leur vrai jour aux différents membres de la famille. Lorsque le fils aîné aura pour jamais compromis sa santé dans les excès, lorsque les filles, adulées par leur tante, ignorées par leur mère, se seront enfuies l'une avant, l'autre après le mariage, lorsque miss Crawford aura bien montré à Edmund Bertram qu'elle n'épousera pas un cadet qui se destine à l'église, lorsque Mme Norris aura couronné tous ses dévouements en quittant Mansfield Park au moment de l'infortune, il ne restera, pour consoler sir Thomas et pour épouser son fils, que Fanny Price.

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