Le génie de Jane Austen
Lundi le 27 mars 2006
L'analyse la plus subtile ne réussirait pas à donner une idée exacte de l'art avec lequel miss Austen a développé les caractères si vrais de ces diverse personnages. Jamais elle ne se trahit derrière eux; elle les laisse agir et parler sans se mêler à leurs actes ou à leur conversation, abandonnant au lecteur intelligent le plaisir de les comprendre et le soin de les juger. Elle ne leur met point d'écriteau sur le front; c'est à leur allure qu'on les reconnaît. On n'a pas besoin d'être prévenu d'avance que M. Rushworth, le fiancé de miss Bertram, n'est qu'un grand garçon fort bête: il s'annonce lui même toutes les fois qu'il ouvre la bouche. Mme Grant, la bonne ménagère, peut aussi se passer:d'introduction, ainsi que M. Yates, ce jeune homme qui se croit des dispositions à l'art dramatique et qui parcourt les châteaux pour y monter des représentations de société. On peut en dire autant de M. Crawford, l'homme du monde gâté par le succès, qui met tant de gravité dans les choses frivoles, et tant de frivolité dans les choses graves, de Thomas Bertram, l'héritier du domaine, qui parle en maître lorsque son père est absent, et qui doit la plupart de ses vices au privilège du droit d'aînesse. Où miss Austen avait-elle donc vu tous les originaux des portraits qu'elle a peints, vivant comme elle le faisait au village et dans la retraite? Dans le nombre sans doute il en est qu'elle avait pu rencontrer autour d'elle, mais elle en a deviné davantage encore avec cette intuition mystérieuse qui n'appartient qu'au génie créateur. En effet, ce ne sont pas seulement les sentiments du cœur féminin qu'elle s'entend à démêler; au rebours de la plupart des romancières, elle est tout aussi à son aise quand il s'agit de représenter des hommes. De même les scènes où elle excelle ne sont pas uniquement celles qu'elle avait chaque jour sous les yeux. Mansfield Park en montre un exemple dans l'épisode qui nous fait faire connaissance avec les parents de Fanny Price. Cette fois ce n'est plus un de ces intérieurs aimables, chers à l'auteur, où la vie s'écoule sans choc, dans le calme du bien-être. Elles ne sortent pas facilement de la mémoire les pages vivantes de réalité où l'on pénètre à la suite de l'héroïne dans cette petite maison.de Portsmouth que remplit de ses bruyants ébats une horde d'enfans indisciplinés dans lesquels la jeune fille a plus de honte que de joie à reconnaître des frères et des sœurs. Des cris, des disputes sans fin, les plaintes interminables de la mère sur la difficulté d'avoir des domestiques fidèles, les propos des servantes, les rires des marmots déguenillés, et par-dessus tout la voix du père enrouée par l'usage du grog et des jurons, quel contraste! «Que le diable emporte les polissons! comme ils beuglent! C'est encore Samuel qui crie le plus fort. Ce garçon-là ferait un excellent bosseman. Holà, vous autres, si votre damné sifflet ne s'arrête pas, je vais vous tomber dessus.» Ainsi parle le marin retraité. Tout ce qu'il a trouvé à dire à sa fille, après neuf ans d'absence, c'est qu'elle est bien grandie et qu'il lui faudra sans doute un mari. En revanche il ne tarit pas sur la beauté de la corvette à bord de laquelle son fils est officier. «Avez-vous appris la nouvelle? La Grive est sortie de rade ce matin. Pardieu, vous arrivez à temps. Le capitaine Walsh croit que vous irez croiser dans l'est avec l'Éléphant. Pardieu, je le voudrais pour vous. Le vieux Schaley disait tout à l'heure que vous pourriez bien être envoyé d'abord au Texel. Mais pardieu vous avez perdu un beau spectacle ce matin. Je n'aurais pas voulu pour mille livres manquer cette occasion-là. Si jamais beauté parfaite a flotté sur l'eau, c'est bien elle. J'ai passé deux heures à la regarder cette après-midi.» Mme Price parle moins haut; mais, si sa voix est douce et traînante, ses sujets de conversation ne sont pas beaucoup plus variés. La pauvre femme, courbée par l'habitude de la gêne, a prise son parti de tout le reste et ne nourrit plus que deux ambitions en ce monde: trouver du temps dans la semaine pour raccommoder le tapis en loques de son salon et se promener sur les remparts le dimanche. Quant à l'espoir de tenir ses enfants propres ou de garder ses servantes plus de trois mois, elle y a depuis longtemps renoncé. L'auteur, avec la sobriété qui est un des traits de son talent, n'a consacré qu'un petit nombre de chapitres à la peinture de ce ménage troublé par le désordre et par le vice: ils suffisent pour compléter le roman et pour mieux marquer la leçon de morale qui s'en dégage. Car il faut bien le dire, c'est à la grande école des romanciers moralistes que miss Austen se rattache; c'est par là qu'elle a su plaire à tant d'esprits sérieux qui demandent au roman quelque chose de plus que des tableaux fidèles de mœurs. Chez elle; l'analyse psychologique n'est qu'un moyen. Si elle se donne le plaisir de disséquer ses personnages, ce n'est pas seulement pour satisfaire à une curiosité savante, mais encore pour qu'ils servent d'enseignement aux autres. Ainsi procédait Fielding malgré l'insuffisance de sa morale, malgré la grossièreté des exemples qu'il présentait aux yeux de son lecteur. La ressemblance ne s'arrête pas là. Comme à l'auteur de Tom Jones, on a reproché à miss Austen la vulgarité des caractères au milieu desquels elle semble se complaire. On a dit que le nombre des sots est déjà bien assez grand dans le monde réel sans qu ill soit encore besoin d'en peupler celui de la fiction, et qu'on ne pouvait s'intéresser dans un livre à des êtres ennuyeux qu'on éviterait dans la vie. Cette critique serait fondée, si on ne tenait compte de l'art qui relève la trivialité même en lui donnant je ne sais quoi d'agréable et de littéraire. Il y a là une question de mesure et de goût, et si miss Austen n'a pas toujours su se tenir sur la limite, c'est par excès de vérité qu'elle a failli.
Le roman, plus que tout autre genre de littérature, subit les influences de la mode. Ce qui touchait jusqu'aux larmes il y a quarante ans peut faire éclater de rire aujourd'hui, et il est probable que la génération qui suivra la nôtre, aux endroits ou nous nous sentons émus,à-son tour sourira. L'horrible n'est-pas à l'abri de ces vicissitudes du goût. Les Mystères d'Udolphe depuis longtemps ne font plus frissonner personne, et les Histoires extraordinaires d'Edgar Poë pourraient bien sembler très fades aux lecteurs du XXe siècle. Les romans de miss Austen sont au-dessus de semblables fluctuations, non que tout y soit également admirable, mais parce qu'ils présentent dans leur ensemble quelques-uns de ces caractères qui assurent la durée aux œuvres classiques. À côté des richesses souvent trop éclatantes de l'imagination contemporaine, le talent de l'auteur de Mansfield Park paraît quelquefois un peu terne. On y voudrait plus de grâce, plus d'imprévu, quelque chose d'un peu plus féminin et d'un peu moins impersonnel. Il révèle néanmoins une femme supérieure dont on peut dire, en empruntant à Balzac le mot qu'il s'appliquait à lui-même, qu'elle a porté toute une société dans sa tête.