Un pays encore vert

Philippe Haeck
Transports. Sur les chevaux, il y a un Mandan, le dernier de sa tribu, ou Eurydice, la fille de Cotnoir, qui va à sa mort parce qu'Orphée est trop frileux. Les chiens sont grands, il faut les promener, l'abbé incendiaire et le monseigneur hystérique en ont peur - chiens de l'enfer. Les automobilistes transportent des politiciens ou des monseigneurs qui vont chanter la pomme aux pauvres gens, ou encore Cotnoir vers sa mort. Quant aux trains, on y transporte des chevaux sauvages ou on y fait une déclaration d'amour.

L'ancien et le nouveau, les chevaux et les autos, les chiens et les trains. Tout ça du côté de la puissance. La limousine cardinalice et les grands chiens du bishop (lui-même une grande échelle, un grand fanal). Les chevaux des prairies et le rapide Montréal-Québec. Tout ça pour dire qu'il y a du bon Dieu dans Le Ciel de Québec, il y aussi du diable qui rit sous cape, du diable dont les yeux brillent dans les dents des chiens. Ce qui est surprenant chez Ferron vient d'être en même temps un chien qui mord et une mère qui embrasse, un paysan qui jase avec Dieu et un abbé qui lit Voltaire.

À regarder tout ce monde qui circule dans Le Ciel de Québec j'en viens à la constatation que la vie est du côté des hommes d'Église (Mgr Camille, le bishop Scot, le cardinal Turquetil, le curé Rondeau, l'abbé Surprenant et des femmes d'État (Calliope, l'intellectuelle communiste, Eulalie, la femme sage de sa tribu, Mme Casgrain, la militante socialiste). Les hommes d'État et les femmes d'Église sont plutôt du côté de la morte grise.

Je pense parfois à Eurydice et j'ai peur d'être Orphée - j'aimerais mieux mettre mes pas dans ceux de François-Anacharcis. Les hommes d'Église ont des servantes, les hommes politiques paient des putains, les hommes cultivés sont trop tristes pour retenir l'amour qui passe à côté d'eux, les hommes d'aventure aiment les chevaux et rêvent à leur mère, les pères boivent l'admiration de leurs filles. Je vous laisser deviner ce qui manque.

Au Québec, tout arrive-t-il en retard? Au moment où de bons livres commencent à se fabriquer ici, qui nous seraient oeuvres de fondation, voilà qu'on claironne que l'avenir est à l'audio-visuel, à l'ordinateur-crétin, à la créativité-gadget. Vit-on plus allègrement dans une maison sans fondation. Québécois caméléons, zouaves de l'empire technologique. Qui dira que j'exagère, que je suis le dernier homme?

Je vais à Ferron comme à un père qui parle comme une mère. Ferron l'ambigu, l'inquiétant. Il n'y a fondation que par oeuvre ondoyante. Ce qui fonde une langue, un peuple, un pays, ce ne peut être que la vie qui avance. Pour qui parle il n'y a de véritable fondation que fantastique. Ferron l'interprète: celui qui sait la terre du cultivateur et la ville de l'ouvrier, leur pauvreté-misère et leur pauvreté-joie.

Le Ciel de Québec, panoplie de héros québécois, d'héroïnes québécoises, accomplit cette merveille de trouver la saveur de chaque individu peu importe son rang ou sa fonction dans la collectivité; quand la plume de Ferron touche un homme ou une femme il en sort la plupart du temps un héros ou une héroïne qu'il nous donne à rêver, à vivre, à faire nôtre. Cela est bon, d'autant plus que leur héroïsme n'est pas autre chose qu'un entêtement à vivre leur vie, ce pourquoi ils et elles n'ont pas d'autre mérite que de suivre leurs sentier (quand l'espère humaine marchait, les héros étaient des dieux volants, maintenant que l'espèce piétine l'héroïsme tient à la marche: voyez comme on marche dans Le Ciel de Québec, comme on se déplace)

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