Le combat contre les maladies infectieuses
Le premier titre de gloire de la médecine scientifique c'est son rôle dans le triomphe contre les maladies infectieuses. C'est aux XIXe siècle que l'humanité a gagné ses premières batailles dans cette guerre où, jusque là, les microbes avaient toujours eu l'avantage. Dans cette route sur la santé, ces grands moments méritaient un arrêt prolongé. Nous y retrouverons Semmelweis et Pasteur et nous ferons la connaissance de John Snow et Florence Nightingale.
SEMMELWEIS, Vienne 1846
De Budapest où il est né en 1817, Semmelweis s'expatrie à Vienne, où il suit les traces de deux de ses illustres compatriotes, Skoda et Rokitansky, en choisissant la carrière médicale. En janvier 1846, il est nommé professeur assistant d'obstétrique à l'Hospice général de Vienne. Deux maternités se font alors concurrence dans cet hôpital, celle du professeur Klin dont Semmelweis est l'assistant et celle du professeur Bartch. Chez ce dernier, ce sont des sages-femmes qui pratiquent les accouchements, tandis que chez Klin ce sont des internes, de futurs médecins.
Ces cliniques ont ceci de particulier qu'elles détiennent un taux très élevé de mortalité par fièvres puerpérales. Ce taux est le suivant: 28% en novembre 1842, 40% au mois de janvier suivant. Au même moment, le taux est de 18% dans des services équivalents à Paris, de 26% à Berlin, de 32% à Turin.
Semmelweis refuse obstinément les hypothèses officielles: les explications par les causes telluriques. Il pressent que c'est seulement en se soumettant à l'observation des faits qu'il cessera d'être complice d'une souffrance qui lui est intolérable. Mais les faits sont toujours désespérément les mêmes: des taux de mortalité oscillant entre 15 et 40%. Après quelques mois, qui parurent des millénaires à Semmelweis, une première lueur apparaîtra toutefois au fond de ces sombres statistiques: "On meurt plus chez Klin que chez Bartch, où les causes telluriques sont pourtant les mêmes". La seule différence entre ces deux maternités, note en tremblant Semmelweis, c'est que les accouchements sont faits par des sages-femmes chez Bartch et par des internes chez Klin.
Semmelweis tient un fait solide et il le sait. La mort d'un être qui lui était très cher, l'anatomiste Kolletchka, lui inspirera l'hypothèse définitive. Ce dernier disséquait fréquemment des cadavres. C'était également le cas des internes qui passaient ensuite à la salle d'accouchement! Le lien entre les fièvres puerpérales et la maladie mortelle qui avait emporté son ami Kolletchka, une septicémie causée par une plaie qui a suppuré après une dissection, s'est bien vite imposé à l'esprit de Semmelweis. "Ce sont, note ce dernier, les doigts des étudiants, souillés au cours de récentes dissections, qui vont porter les fatales particules cadavériques dans les organes génitaux des femmes enceintes et surtout au niveau du col de l'utérus". Semmelweis obtient ensuite, non sans quelque difficulté, qu'à titre d'expérience, les sages-femmes de Bartch passent chez Klin et les internes de ce dernier chez Bartch. La mortalité par puerpérale passe immédiatement à 27% chez Bartch, 18% de plus que le mois précédent.
Mais ce n'est toutefois qu'une partie de la vérité. Nous sommes encore dans l'à peu près. On connaissait, notamment parmi les femmes du peuple, les chiffres de Bartch et ceux de Klin. On expliquait la différence par la brutalité des internes et la douceur des sages-femmes. C'était une fausse piste. Le dernier voile tombera bientôt: quand Semmelweis aura été amené par de nouveaux faits à porter son hypothèse à un niveau supérieur de généralité, quand il aura compris que ce sont les mains qui communiquent le mal, le contact avec le cadavre n'étant qu'un facteur aggravant. Contre la routine, dont les effets, dans de telles circonstances, avaient un caractère si tragique, Semmelweis obtiendra ensuite que les sages-femmes aussi bien que les internes se lavent les mains dans une solution de chlorure de chaux en entrant dans les salles d'accouchement. Par cette seule mesure, il abaissera la mortalité par fièvre puerpérale à un taux comparable à ceux d'aujourd'hui: 0.23%.
Semmelweis venait de toucher les microbes sans les voir. Et sans en connaître le mécanisme précis, il venait de trouver la meilleure façon de prévenir l'infection: l'asepsie. "Les mains, par leurs seuls contacts, peuvent devenir infectantes", écrit-il.
L'asepsie, la plus grande découverte de l'histoire de la médecine, fut niée et tournée en dérision par les collègues de Semmelweis. La baisse du taux de mortalité fut attribuée au hasard. Semmelweis sera chassé de l'Hospice de Vienne pour avoir (maladroitement! disent ses biographes), incité ses supérieurs et ses subalternes à se laver les mains avant d'entrer dans les salles d'accouchement.
Il mourra peu après à Budapest, dans la plus complète détresse, tourné en dérision* dans sa ville natale, dont les autorités ne voulurent pas payer les draps qu'il avait commandés pour assainir les salles d'accouchement de sa clinique.
LOUIS PASTEUR, Paris de 1854 à 1885
Pasteur a-t-il été influencé par les travaux de Semmelweis? La continuité entre les découvertes de l'un et de l'autre montre tout au moins que le triomphe contre l'infection fut plus l'affaire d'un siècle que celle d'un homme, Pasteur.
Pasteur n'était pas médecin, ni même biologiste. Il avait reçu une formation de chimiste et de physicien. Sa carrière en zigzag, qui le conduit de la cristallographie à la fermentation de la bière, puis de là à la maladie du charbon et au vaccin contre la rage suscite encore aujourd'hui des débats passionnés, les uns voyant dans cette trajectoire un signe d'opportunisme, les autres la marque d'un génie qui se portait d'instinct sur les fronts où se livraient les batailles décisives.
Quand en préparant son doctorat en 1847, Pasteur avait travaillé sur les cristaux en tant que chimiste, il avait remarqué que les substances vivantes avaient des propriétés optiques bien déterminées. Appelé en 1854 à étudier la fermentation pour venir en aide aux fabricants d'alcool de son pays, il retrouva ces propriétés dans certaines substances présentes dans les produits en fermentation. À partir de ce mince indice, il fit alors l'hypothèse que ces substances étaient des êtres vivants minuscules, ébranlant ainsi la science officielle de l'époque pour laquelle il allait de soi que la fermentation était un phénomène purement et exclusivement chimique.
En 1865, Pasteur fut invité à se pencher sur la maladie du ver à soie qui menaçait une industrie encore très importante dans le sud de la France et le nord de l'Italie. Il retrouvait ses micro-organismes, mais en tant qu'agents infectieux cette fois.
Il était déjà célèbre à ce moment. La découverte du vaccin contre la rage allait bientôt l'élever au rang des demi-dieux. Du moins inspira-t-il une reconnaissance héroïque à certains de ses patients. Le paysan alsacien Joseph Meister, qu'il guérit en 1885, devint par la suite le portier de l'Institut Pasteur à Paris. En 1940, il se suicida plutôt que d'ouvrir aux envahisseurs allemands la porte de la crypte où reposait la dépouille de Pasteur.
L'idée de recourir à un vaccin après la transmission d'une bactérie ou d'un virus soulevait des problèmes complexes. On ne sut jamais vraiment si le petit paysan alsacien ne s'en serait pas sorti aussi bien sans le traitement de Pasteur.
Dans la lutte contre la maladie du charbon, le succès de Pasteur en matière de vaccination paraît plus fondé. La vaccination contre la variole, qu'on pratiquait en Chine depuis le IIe siècle apr. J.-C., avait été redécouverte par le médecin anglais Édouard Jenner en 1796. Jenner avait reçu cette réponse d'une paysanne chez qui il avait diagnostiqué une variole: "Impossible, docteur, puisque j'ai déjà eu la cowpox". La cowpox était une légère infection cutanée apparentée à la variole à ses débuts. Jenner voulut aller jusqu'aux fondements de cette connaissance empirique. Pour prévenir la variole, il eut l'idée de provoquer artificiellement une cowpox infinitésimale. A cette fin, il injectait dans la peau de ses patients volontaires une substance venue des lésions cutanées de vaches atteintes de cowpox. D'où notre mot vaccin, qui vient de vacca, vache en latin.
Le vaccin de Jenner, comme celui pratiqué par les Chinois, n'était qu'un cas particulier. Pasteur eut l'intuition de la règle générale, du principe même du vaccin en étudiant le choléra des poules. Il avait injecté à des poules saines une solution contenant des bactéries du choléra. La virulence des bactéries en question s'étant atténuée par accident, les poules n'eurent aucun symptôme de la maladie. Mais quand, quelques jours plus tard, Pasteur injecta des bactéries, vraiment virulentes cette fois, aux mêmes poules, elles résistèrent à l'infection. D'autres poules qui n'avaient pas reçu la première injection devaient mourir peu après du choléra. Pasteur fit tout de suite l'hypothèse qu'au contact de doses atténuées de substances infectieuses, l'organisme apprend à se défendre contre une éventuelle attaque violente. La vaccination venait ainsi de passer du stade de l'empirisme à celui de la science. Pasteur eut ensuite l'idée d'étendre le même principe aux virus, ce qui le conduisit au vaccin contre la rage.
JOHN SNOW, Londres 1855
Pendant qu'à Vienne Semmelweiss luttait contre les fièvres puerpérales, à Londres, John Snow s'attaquait au choléra avec un sens de l'observation aussi aigu et des méthodes similaires. Cette maladie, endémique depuis la haute antiquité en Inde, fit son apparition en Europe en 1832, et cette année-là elle causa 18 400 décès à Paris seulement. Les deux tableaux qui suivent sont devenus des classiques; on les retrouve dans presque tous les manuels d'épidémiologie.
Pour bien comprendre ces tableaux, dont les Londoniens ont saisi l'importance en 1855, il faut savoir qu'à Londres à cette époque l'eau potable était distribuée par des compagnies privées qui se faisaient concurrence, chacune ayant ses fontaines. Le client choisissait.
En tant que médecin, Snow avait déjà fait des observations qui l'avaient amené à la conclusion que le choléra n'était pas causé par un phénomène tellurique ou par la conjoncture des astres, mais par un agent pathogène qui se propageait dans certaines conditions. Comme certains quartiers de Londres était moins atteints que d'autres où l'air était le même, Snow en vint à faire l'hypothèse que l'agent pathogène s'introduisait dans l'organisme par le système digestif et probablement par l'eau. La compagnie Southwark and Vauxhall puisait son eau en un point de la Tamise situé en aval de l'endroit où les égoûts étaient déversés. La compagnie Lambeth par contre puisait son eau en amont. Tout devenait clair: le choléra était causé par une eau impure. Les enquêtes subséquentes, très rigoureuses, prouvèrent que cette hypothèse était juste. Contrairement à Semmelweis et à bien des épidémiologistes contemporains, John Snow eut le bonheur de voir ses travaux pris au sérieux par les autorités et d'assister de son vivant à la victoire sur le choléra, qui disparut complètement de l'Europe et de l'Amérique en 1923. Snow est maintenant considéré comme le fondateur de l'épidémiologie moderne.
Il faut noter que Koch ne découvrira le bacille du choléra, appelé bacille virgule, qu'en 1883. Il faut noter également qu'en 1855, l'existence et la nocivité des micro-organismes n'avaient pas encore été établies par Pasteur. L'année même où Snow terminait sa recherche sur le choléra, Florence Nightingale, nous le verrons plus loin, par des mesures d'hygiène élémentaires, obtint des succès fabuleux dans les hôpitaux militaires de l'armée anglaise, à Scutari, près de Constantinople. Ce qui contribua à modifier le cours de la guerre de Crimée. La victoire contre l'infection est donc celle de tout le XIXe siècle européen, dont il faut dire d'autre part qu'il avait favorisé la contagion par un développement urbain et industriel qui plongea une grande partie de la population dans la misère.
FLORENCE NIGHTINGALE, les hôpitaux et les soins infirmiers, Scutari 1856
A cause principalement de l'impuissance de la médecine contre les maladies infectieuses, les hôpitaux - l'histoire de Semmelweis le montre très bien - furent jusqu'au début du XIXe siècle des refuges inhospitaliers plutôt que des hôpitaux au sens que nous donnons aujourd'hui à ce mot.
«Tu me réduis à l'hôpital», dit une héroïne de Molière pour invectiver son mari alcoolique. Aller à l'hôpital, surtout pour y accoucher, était le dernier des malheurs. On opérait encore à la maison au début du XXe siècle. Dans les hôpitaux, la mortalité en chirurgie pouvait atteindre le taux de 9 sur 10.
Le médecin anglais Joseph Lister, un admirateur de Pasteur, introduisit l'asepsie dans les salles de chirurgie à la fin du XIXe siècle. A la même époque, en Allemagne, on adjoignait des laboratoires aux hôpitaux et certains de ces derniers étaient rattachés à une faculté de médecine. Ce fut la naissance de l'hôpital moderne.
Ce système sera importé aux États-Unis pour donner naissance à l'hôpital John's Hopkins de Baltimore, lequel fut à l'origine d'une grande réforme qui fit passer les hôpitaux américains au premier rang dans le monde.
Plusieurs décennies auparavant une infirmière, Florence Nightingale, avait toutefois devancé ce mouvement en gagnant contre l'infection une victoire aussi importante par ses conséquences que celles de Pasteur.
C'est la guerre de Crimée qui fut l'occasion de cette victoire. En 1856, dans un grand hôpital militaire de Scutari, en banlieue de Constantinople, Florence Nightingale fit passer le taux de mortalité en moins d'un an de 42 pour cent à 22 pour mille, grâce à des soins infirmiers efficaces et intelligents, grâce aussi, il faut le dire, à une personnalité très forte qui lui permit d'en imposer aux militaires qui dirigeaient l'hôpital.
Il faut souligner ici une chose capitale: Florence Nightingale mit beaucoup de temps à ajouter foi aux idées de Pasteur sur les microbes. A Scutari, elle n'appliquait pas des théories élaborées loin des malades, dans des laboratoires. Elle était inspirée par son amour des malades blessés, son bon sens, de même que par le souvenir qu'elle conservait de ses visites des plus grands hôpitaux européens. Elle était aussi bien entendu soumise à l'esprit de son temps, qui était tourné vers la propreté, surtout en Angleterre.
Elle veillait donc à ce que le linge mis à la disposition des soldats soit nettoyé. C'est à l'air toutefois qu'elle attachait le plus d'importance. Il faut dire que l'hôpital de Scutari, sans fenêtres et sans corridors, était construit au-dessus d'un égoût ouvert. Le premier souci de Florence Nightingale fut d'y faire pénétrer l'air pur. L'architecture des hôpitaux sera à jamais marquée par cette initiative.
En 1856, le télégraphe venait d'être inventé. La guerre de Crimée fut le premier grand événement couvert en direct par les journaux. Les succès de Florence Nightingale et ses appels à l'aide firent souvent les manchettes.
Une gloire telle l'avait précédée en Angleterre qu'elle put imposer ses volontés à toute l'armée anglaise. Aucun hôpital militaire n'allait désormais être construit sans qu'elle n'en ait approuvé les plans. Par la suite, on vint du monde entier la consulter sur la façon de concevoir et d'administrer les hôpitaux, civils ou militaires.
D'autre part elle fonda en 1860, à l'hôpital Saint-Thomas de Londres, la première véritable école d'infirmières: The Nightingale training school for nurses.
«Une infirmière, disait-elle, ne devrait rien faire d'autre que soigner. Si vous voulez des femmes de ménage engagez-en. Les soins infirmiers sont une spécialité».
Soigner, elle l'avait elle-même démontré à Scutari, cela ne signifiait pas exclusivement assister le médecin détenteur du savoir scientifique, cela signifiait aussi, veiller avec bon sens et compétence sur la qualité de la vie des malades, faire en sorte que l'hôpital, par son aménité, devienne un remède. Florence Nightingale établissait ainsi la spécificité de la profession d'infirmière.*