«Maria Chapdelaine» et le cinéma catalogne de Gilles Carle

Yves Lever
De ma lecture du roman de Louis Hémon, il y a plus de vingt ans, je n'avais retenu que l'essentiel, cet amour très romantique entre Maria Chapdelaine et Francois Paradis, amour brisé par un destin inexorable incarné ici par une nature rebelle dont la colère extrême prend la forme de tempêtes de neige mortelles. C'est d'ailleurs ce romanesque essentiel qui relie le livre de Hémon à la grande tradition romantique des Roméo et Juliette ou Tristan et Iseult et qui en a fait un grand succès d'édition.

Quel sort Gilles Carle réserverait-il alors à un tel sujet, me demandais-je? Car voilà bien une histoire à aborder dans le sens de la nuance, de la profondeur, du raffinement des émotions, du lyrisme, alors que Carle traite d'habitude ses sujets surtout dans le sens de la largeur.


La tradition
En effet, comme nous l'avons signalé il y a déjà longtemps, Carle n'est intéressant que lorsqu'il panoramique sur des sujets sociaux vastes, avec beaucoup d'actions, beaucoup de personnages typés et de nombreuses digressions humoristiques (presque tous ses films, du Viol d'une jeune fille douce à Les Plouffe). Un film de Carle réussi, c'est une juxtaposition de saynètes développant sous des éclairages multiples, et parfois même contradictoires, quelques thèmes jamais très bien précisés. C'est ce style mosaïque, «catalogne», un peu salade, qu'on apprécie chez lui, car habituellement il choisit bien ses matériaux principaux, ses couleurs et ses «épices». Quand il s'essaie à l'intimisme, à l'introspection, au lyrisme, à l'approfondissement, au «zoom in» (La tête de Normande St-Onge, L'ange et la femme), il ne parvient pas à garder l'intérêt du spectateur. On dirait qu'il perd son talent quand il essaie de faire sérieux! Ou quand il se prend au sérieux!

Malheureusement, Maria Chapdelaine vient confirmer la tradition. Ce qui y est réussi, car le film a beaucoup de qualités, c'est le côté «saynètes» du plus grand nombre de séquences, tandis que ce qui devrait être le coeur du film, ce qui constituait l'essentiel du roman (je l'ai relu après un premier brouillon de cet article pour m'en assurer), le grand amour lyrique de Maria et François lié à l'épopée du pays, ne parvient pas à s'imposer ni à donner de l'unité à l'ensemble.

Carle, c'était son privilège de coscénariste et de réalisateur, a choisi d'«élargir» considérablement le livre par l'ajout de plusieurs éléments (des scènes complètement nouvelles comme celle du bateau au début, toutes celles du chantier avec ses anecdotes et son accident spectaculaire, des personnages supplémentaires, une importance plus grande accordée à certains rôles, un gramophone et le disque «O sole mio» pour Maria, des digressions humoristiques). Il en transforme aussi plusieurs autres: le curé est un missionnaire Oblat français au lieu d'un fils du pays, la démonomanie du jeune Télesphore est tournée à la blague, l'engagé Légaré devient un gros paresseux, on ne voit pas le père Chapdelaine «faire de la terre», les enfants prennent davantage de place. Le résultat n'est pas d'un bonheur égal.

Si certains points s'insèrent bien dans l'ensemble (la séquence du bateau, le gramophone, le compagnon de François symbolisant Hémon, la présence des Indiens, etc.), la plupart, si amusants, exotiques ou descriptifs de l'époque soient-ils (les poux, le cuisinier homosexuel au chantier, l'accident spectaculaire, la tire d'érable sur la neige au Jour de l'An – faut le faire, dans une région dépourvue d'érables! –, l'orignal au milieu des vaches, etc.) n'ajoutent rien à l'action principale et tiennent plutôt de la complaisance facile envers un public considéré comme trop crédule. Avec tous ces ajouts et changements, le film perd son unité et n'est plus qu'une vague transposition du roman de Hémon (style et contenu).

Ce qui ne veut pas dire qu'il ne soit pas une oeuvre intéressante de Gilles Carle et qu'on n'y prenne pas un certain plaisir. Le public québécois est d'ailleurs en train de lui assurer un honnête succès commercial et d'estime.


Des éléments plaisants
Au positif, il faut d'abord signaler la direction artistique de Jocelyn Joly (décors, vêtements, objets, accessoires, etc.) et la photographie de Pierre Mignot toute en nuances d'éclairages qui confèrent beaucoup de justesse à la reconstitution de ce coin de pays quasi nordique au début de ce siècle et établissent bien les liens charnels qui unissent personnages et nature environnante. Je chicanerais volontiers sur certains détails «trop beaux» dans ce monde de misère, mais j'apprécie que Mignot ait évité les couleurs éclatantes et les trop faciles coucher de soleil de carte postale.

Puis il n'y a presque rien à redire sur le choix des comédiens et sur leur interprétation. C'est bien connu, Carle n'a jamais su diriger ses interprètes, mais il a toujours eu le mérite d'en choisir des bons qui se coulent bien dans ses personnages et de les laisser sortir ce qu'ils ont de meilleur. Les Yoland Guérard, Amulette Garneau, Claude Rich, Pierre Curzi, Donald Lautrec, etc., y vont chacun de leurs petites saynètes et généralement avec beaucoup de compétence, au point de nous étonner parfois. Même Carole Laure, qui réussit à se taire assez longtemps et à ne pas trop jouer de ses (magnifiques) grands yeux, campe mieux qu'espéré son personnage de Maria! Seul Nick Mancuso, dans le rôle de François Paradis, fait un peu trop propre, délicat et beau, pour un gars de chantiers et coureur des bois qui fréquente la dive bouteille et la couche des Indiennes depuis longtemps!

Si l'on ajoute à ce casting déjà prestigieux les Paul Berval, Jean-Pierre Masson, Guy Godin, Gilbert Comtois, Raoul Duguay, la voix de Claude Gauthier doublant Mancuso, etc., on voit bien que Carle a mis le paquet pour aller chercher les vedettes locales susceptibles de séduire le public québécois. Et ça marche, si l'on en juge par les réactions de la salle. Toutefois, il faut savoir que le public international ne le verra pas avec les mêmes yeux, ni ne s'amusera à deviner si c'est bien Yoland Guérard qui chante le «Minuit Chrétien» à la place de Paul Berval, ou si c'est celui-ci qui imite Guérard!

Certains se sentent un peu agacés par l'accent «Conservatoire Lasalle» des personnages principaux, accent que n'avaient sûrement pas les défricheurs du début du siècle. Et puis après? Personnellement, il ne me géne pas. D'ailleurs, qui peut savoir comment ceux-ci parlaient? Quitte à leur inventer un accent, aussi bien qu'il soit compréhensible par toute la francophonie!

Bien interprétées, évitant les trop longs plans (qui ralentissent le rythme), jouant sans affectation des mouvements de caméra et de la variété des plans, la plupart des saynètes sont bien réussies. L'humour de Carle y contribue aussi pour beaucoup; on l'y trouve à son meilleur dans le «O sole mio» du gramophone de Maria, dans la scène où les trois prétendants sont présents simultanément, dans la récitation des mille ave; toutefois, il vole un peu bas dans les gros plans des mains de Maria sur les trayons de vache (ce qui fait basculer l'atmosphère de la scène) ou dans sa caricature du cuisinier homosexuel.

Quelques scènes atteignent même un haut niveau d'émotion: presque toutes celles avec la mère Chapdelaine, l'image de François Paradis derrière les barreaux de l'échelle du grenier, le discours du ramancheur impuissant devant les maladies de l'intérieur, l'annonce de la mort de François (celle-là fait sortir beaucoup de kleenex...). N'eut été d'une musique trop envahissante, souvent sirupeuse à la Morricone et mal accordée à la sensibilité de l'image ou de l'action; n'eut été de transitions trop brusques et d'un montage souvent bâclé (surtout lors de la marche vers la mort de François Paradis dans la tempête de neige, ce qui en fait l'épisode le moins crédible du film), on aurait sans doute assisté à de plus nombreux morceaux de qualité.

Beaucoup d'éléments plaisants, donc, dans ce film, et on comprend son succès auprès du public québécois. Les facteurs accrocheurs (belles images, casting, séquences émouvantes, humour, un brin de spectaculaire) font oublier ou compensent en partie pour le manque d'unité de ton, d'action et de sensibilité de l'ensemble. Sur le marché international, cela ne suffira toutefois probablement pas.

Il n'y a pas si longtemps, Gilles Carle riait bien fort en pourfendant le cinéma «épocrite», disait-il, de certains de ses collègues. On dirait bien que lui aussi s'est maintenant laissé gagner à la mode du patrimoine et de la catalogne piquée. Serait-ce que l'«épocriture», ou l'«épocrisie», devienne plus payante? Mais à long terme, il n'est pas sûr que le public – et le cinéma – y trouve son compte.

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